Se mobiliser pour plus de justice, c’est associer les combats humanitaire et politique, par Xavier Guigue
On peut envisager les débuts de l’humanitaire, dans sa conception moderne, avec l’action d’Henri Dunant, créateur de la Croix Rouge. Pour mener à bien les actions humanitaires -soigner les blessés, protéger les prisonniers quel que soit leur camp- sur les champs de bataille, la neutralité s’imposait. Point de départ nécessairement apolitique, l’humanitaire ne pouvait se mêler, s’emmêler de politique pour avoir accès aux blessés.
Paradoxalement la deuxième génération d’humanitaires est issue d’une fronde de médecins œuvrant pour la Croix rouge au Biafra qui n’acceptaient pas de soigner en silence, sans dénoncer les crimes se déroulant sous leurs yeux. C’était le point de naissance des mouvements d’urgence sans frontières. L’humanitaire déborde alors les champs de bataille pour s’appliquer à toutes les situations dites d’urgence et de catastrophe.
La limite est souvent floue entre le court et le moyen terme, puis entre le moyen et le long terme, le mot évolue avec les médias et les acteurs de l’humanitaire eux mêmes pour inclure petit à petit le champ de la solidarité internationale. Des slogans comme « l’urgence, c’est le développement » ou bien l’existence d’un salon de l’humanitaire qui regroupe des ONG d’urgence, celle traitant des questions de développement économique ou des droits humains sont le signe d’un élargissement du concept.
Dans le même temps, les actions sociales ou caritatives de proximités se trouvent aussi caractérisé par cette même notion. On a ainsi souligné l’action humanitaire de l’Abbé Pierre pour célébrer son engagement auprès des plus démunis.
L’humanitaire d’urgence colle avec l’esprit de la fin du 20ème siècle. Agir, agir vite, agir sous les caméras, soigner, sauver car le résultat est là, visible, palpable, rassurant. Personne ne viendra critiquer le geste et le geste est gratifiant.
A l’opposé, la politique a mauvaise presse, elle est salissante. Le collectif frise avec le collectivisme et le compromis avec la compromission. Il est compliqué, fabrique de rapports de force, créateur d’insatisfaction...
Dans cette représentation simpliste, il y a divorce entre humanitaire et politique, mais ce n’est pas toujours aussi tranché. Des exemples : Le tsunami de décembre 2005 est une catastrophe. Personne n’est directement responsable et de nombreux touristes sont touchés ; les images sont nombreuses. Les médias sont là, les images choquent et la situation est objectivement dramatique. Impossible d’être insensible. L’urgence de l’aide est une évidence.
Mais plusieurs interrogations ont accompagné l’engagement humanitaire : très vite la question du long terme est apparue. En même temps l’afflux d’argent pour les opérations d’urgence devenait disproportionné par rapport à leur coût, d’où le cri d’arrêt de MSF. Un peu plus tard, ce sont les tensions politiques et le non-respect des droits qui ont été révélés ainsi que des manipulations de l’aide pour favoriser le déplacement des populations dans certaines zones.
Quelques mois plus tard, la terre tremble au Pakistan. La catastrophe est aussi naturelle mais la situation géopolitique est complexe. Les images sont manquantes et avec elles les réactions. L’humanitaire d’urgence bute alors contre les considérations géopolitiques.
Le silence est encore plus pressant dans les situations de conflit armé où les intérêts et les raisons (ou déraisons) d’Etat pour intervenir sont absents. C’est par exemple le cas du Darfour. La situation n’a rien de naturelle, elle est politique. Les responsabilités existent. Les jeux d’alliance ou de mésalliance interviennent et les victimes portent les cicatrices de combats politiques, cicatrices qui ne sont jamais aussi « pures » que les blessures d’un typhon ou d’une éruption volcanique...
Pire encore, quand le financement de l’humanitaire est au service d’enjeux et de stratégies politiques calculés. C’était par exemple le cas de l’Afghanistan après l’invasion soviétique. A cette époque, le HCR a perçu 1 milliard de dollars pour les 500 mille réfugiés afghans allant au Pakistan, alors allié des Etats-unis et seulement 300 millions de dollars pour les trois millions fuyant en Iran, déjà bête noire de la diplomatie nord-américaine.
Toujours situé dans un contexte donné, faire de l’humanitaire n’est pas neutre. Que ce soit en agissant uniquement auprès de ceux qui en ont le plus besoin, que l’humanitaire soit instrumentalisé ou au service d’une politique, les choix ou les non-choix ont un sens et une portée que l’on examinera plus tard.
Mais l’humanitaire peut aussi avoir un autre visage. Certains ont construit l’engagement humanitaire autour de valeurs politiques et collectives associant urgence et projet de société où la justice a du sens. Peu importe les parcours : il s’agit parfois d’une démarche politique qui s’enrichit par le questionnement de ce que nous pouvons faire aujourd’hui ou, à l’inverse, d’une envie d’aller plus loin après avoir pansé des plaies. Les exemples sont nombreux : la mobilisation pour Solidarnosc, dans la Pologne des années septante et quatre-vingt, associant aide concrète et espoir de trouver une autre voie entre soviétisme et capitalisme, le soutien des luttes au Nicaragua, l’aide matérielle et politique contre l’apartheid en Afrique du Sud et aujourd’hui en Palestine... On trouve en commun à travers ces pratiques, même si leur succès est rare, une démarche collective qui associe urgence, moyen terme et long terme comme par exemple l’accueil de réfugiés, le soutien des initiatives culturelles ou des mouvement de droits humains, des actions de plaidoyer et d’interpellation des politiques...
Dans ce large panel de l’action humanitaire, il y a des logiques entre humanitaire et politique qui s’affichent ou restent implicites, que l’on peut synthétiser de la manière qui suit :
Il y a ceux ce qui disent ne pas faire de politique :
Les mouvements caritatifs qui viennent en aide aux plus démunis posent (sans le vouloir ?) l’acte politique suivant : ne pas toucher aux causes politiques.
Les urgentistes qui dénoncent le politique : soit l’acte politique vise à rejeter la responsabilité sur « le potentat local » et à fermer les yeux sur les injustices du libéralisme ou du capitalisme, soit l’acte politique est très pragmatique et se limite à la condamnation de ceux qui empêchent l’ONG d’agir.
Les neutralistes qui choisissent comme acte politique de ne rien faire qui puisse nuire à leur mandat.
Les apolitiques au sens strict qui font de fait de la politique mais refusent tout soutien ou implication des partis politiques.
Il y a les humanitaires d’urgence qui s’affichent dans le champ politique dans la limite de leur mandat ou les acteurs qui s’inscrivent dans le long terme et qui analysent et agissent vis à vis des responsables :
Ce sont les ONG qui développement des activités d’urgence dans le domaine de la santé par exemple en même temps qu’elles engagent un combat contre les politiques timides contre le sida ou qu’elles défendent l’accès aux médicaments.
Ce sont les associations qui aident concrètement à l’accès au logement en même temps qu’elles revendiquent cet accès auprès des politiques.
Ce sont par exemple les ONG de développement qui coopèrent à des projets de développement socioéconomique, font du plaidoyer, des actions de sensibilisation et d’éducation.
Il y a les acteurs de la société civile qui ne se réclament pas de l’humanitaire et qui inscrivent leur action dans le champ politique :
Ce sont par exemple les mouvements des sans papiers, les mobilisations antiracistes, les mouvements de défense des droits humains, les mouvements sociopolitiques remettant en cause l’arbitraire des marchés et du capital.
Ce sont les collectifs qui regroupent les acteurs qui ont une démarche globale comme les mouvements altermondialistes.
La privatisation marchande de la solidarité fait partie de la logique de l’accroissement des espaces créateurs de profits : stigmatisant l’incapacité des politiques, les marchands du temple obtiennent la réduction du domaine d’intervention du politique, que certains politiques s’empressent d’accepter.
Le champ de l’activité humaine, où le profit est le moteur, s’élargit encore pour le bénéfice de quelques uns : ainsi face à une crise humanitaire, le collectif qui n’a plus les moyens d’agir, laisse de plus en plus le privé occuper l’espace, les activités étant cependant payées par la collectivité.
Et quand la collectivité n’a pas les moyens de faire de l’humanitaire ou de payer des privés faisant de l’humanitaire, et que la cause est « monnayable », visible, alors il est possible de se donner une image de générosité en dégageant, qui un euro, qui un vaccin pour le pauvre du Sud, sur le produit de marque vendu au Nord... (c’est la fonction des fondations dont le « plus bel exemple » est la fondation Bill Gates...). Mais au fait d’où vient cet argent ? Pourquoi de tels bénéfices sont possibles ? Et où est le contrôle de la collectivité quand chacun choisi ses pauvres pour son image de marque ?
Sur un registre différent mais tout aussi pernicieux, l’action humanitaire est soumise à son instrumentalisation politique. On l’a vu en Afghanistan, au Darfour. Dans le meilleur des cas les Etats usent et abusent des ONG ou des associations à vocation sociale, et dans le pire des cas ils les soumettent à leur visée politique, engagement écrit à l’appui, c’est particulièrement le cas quand l’activité d’une ONG est placée sous contrôle militaire.
Dans ce contexte, la marge de manœuvre est étroite. Une voie est possible qui défini ce minimum exigé que devrait être l’humanitaire pour aller vers une complémentarité entre humanitaire et politique
Comme on l’a vu, si l’humanitaire c’est venir en aide à ceux qui en ont le plus besoin, alors cela ne répond pas aux causes des injustices. C’est ne pas se poser de questions, souvent valorisant car cela « marche » presque à tous les coups et que c’est considéré et entendu comme don, générosité, philanthropie.
Pourtant si l’on définit l’aide humanitaire comme le minimum exigé, on sort alors de cette vue faussée : l’humanitaire, c’est ce qui se devrait d’être apporté aux victimes, ce n’est alors qu’obligation. Obligation comme il existe l’obligation d’assistance à personne en danger [1]. Ce qui fait dire à ceux qui s’y engagent qu’ils n’ont « fait que leur devoir ». Obligation aujourd’hui sans contrainte, simple obligation morale d’assistance à personnes ou population en danger. Obligation qui devrait inviter à plus de modestie, tant elle est encore dans bien des cas à peine respectée.
A partir de là, l’aide humanitaire d’urgence n’a de sens que si elle s’inscrit dans un combat politique à long terme (donc aussi à court et moyen terme). Cette démarche n’est possible que si dans le même temps nous faisons le deuil de la société parfaite. Faire ou espérer la révolution pour demain amène à faire l’impasse sur l’obligation humanitaire. Par contre se mobiliser pour un peu plus de justice comme nous invite Miguel Benasayag dans Utopie et liberté, c’est associer les deux combats : l’humanitaire et le politique.
C’est possible à condition de savoir où l’on veut aller et quels sont les objectifs ? Est-ce combattre la pauvreté ou les injustices ? Veut-on, pour reprendre les propos de Victor Hugo, les pauvres secourus ou la misère supprimée ? Veut-on pour seul horizon une société qui se construit avec pour moteur le capitalisme et le laisser faire du marché ?
C’est possible à condition de mesurer les conséquences de ses choix : Quelles sont les conséquences des moyens choisis, en regard des objectifs à long terme ? C’est possible à condition de construire des complémentarités entre les approches dont les résultats peuvent être à court terme (l’aide d’urgence), à moyen terme (la solidarité entre mouvements de la société civile, les actions juridiques, la mobilisation pour les droits humains), à plus long terme (le combat politique autour de choix de société).
C’est possible à condition de considérer comme premiers acteurs de l’humanitaire les populations concernées par le problème auquel elles font face. C’est possible à condition d’avoir une démarche collective qui nécessite alliance et construction de juste compromis et qui place la notion de juste à l’épreuve du « nous tous » [2].
Intervention auprès des membres de la Fédération des Maisons médicales du Bruxelles, mars 2007.
[1] Petit rappel historique qui fait la différence entre le concept d’assistance à peuple en danger et ce qui existe aujourd’hui avec les risques que l’on connaît du dénommé droit d’ingérence : « Il existe dans notre droit pénal un délit grave, celui de non-assistance à personne en danger. Lorsqu’on est témoin d’une agression dans la rue, on ne peut pas impunément laisser le plus faible seul face au plus fort, tourner le dos et suivre son chemin. En droit international, la non-assistance aux peuples en danger n’est pas encore un délit. Mais c’est une faute morale et politique qui a déjà coûté trop de morts et trop de douleurs à trop de peuples abandonnés, où qu’ils se trouvent sur la carte pour que nous acceptions, à notre tour, de la combattre. » Discours prononcé par François Mitterrand, Président de la République française, devant le monument de la Révolution à Mexico, 20 octobre 1981.
[2] Cfr. « Les intelligences citoyennes », Majo Hansotte.