Publié en octobre 1983 dans la revue d’ITECO, ce dossier consacré à la colonisation belge au Congo, n’a pas pris une ride. Nous le republions en témoignage de ces 50 années de publications d’ITECO, par Guy de Boeck
Le XIXe siècle marque un tournant important de l’histoire coloniale européenne. A cette époque, le mot « colonie » prend le sens qui sera le sien jusqu’aux années soixante. Pendant une partie notable du siècle, le sens ancien persistera : on a surtout affaire à des « colonies de peuplement » comme aux Etats-Unis où les gens d’origine étrangère représentent très vite la majorité de la population. Dans les premières années du XIXe Siècle, les contacts entre l’Europe et l’Afrique revêtent encore surtout le visage du commerce de traite : la pacotille européenne est échangée contre des esclaves, dont la revente en Amérique permet d’y acquérir des denrées (coton, tabac, sucre, rhum, bois du Brésil) qui sont d’un bon rapport en Europe. Il s’y ajoute un fort mince commerce direct de matières premières précieuses : ivoire, or, perles ou pierres précieuses.
Avec la révolution industrielle anglaise du XVIIIe siècle pourtant, un nouveau type d’intérêt apparaît. C’est une matière première bien innocente à première vue, qui sera l’objet de ces nouveaux appétits : la gomme arabique. Elle est indispensable à la production de cotonnades imprimées par les nouveaux procédés mécaniques. Ainsi on découvrait les possibilités d’exploitation offertes par les matières premières. Parallèlement, la révolution industrielle fit apparaître que mieux vaut acheter le travail d’un travailleur « libre ».
Un production intensive de matières premières, proportionnellement aux besoins de l’industrie européenne en expansion, supposait que cette production se fasse elle aussi par des méthodes industrielles, ce qui impliquait la destruction des sociétés traditionnelles qui avaient pu survivre à l’esclavagisme, et leur remplacement par une autorité européenne qui garantirait propriété et pouvoirs aux maîtres des nouvelles exploitations productives modernes. Accessoirement, le salarié africain deviendrait ainsi un débouché pour les industries de la métropole. Et comme après tout, on habillerait ce « sauvage tout nu » et qu’on n’en ferait plus un esclave, tout cela était donc une œuvre humanitaire…
Cette inscription figure sur un fragment de marbre orné du portrait de Léopold II – alors Duc de Brabant – que l’on peut voir au Musée de Tervueren. Car la carrière coloniale de la Belgique allait tout d’abord se réduire à celle de son Roi.
On a beaucoup spéculé sur les causes de l’obsession coloniale de Léopold II. Il a été dit que ce personnage hautain et peu aimé, à l’étroit dans son rôle de Roi constitutionnel d’un petit pays très libéral, avait cherché ailleurs le rôle à la Louis XIV qui convenait à son tempérament. On a parlé aussi de son idéal humanitaire et civilisateur et de sa profonde conscience chrétienne. Il fut question de ses besoins d’argent, liés tant à une conception fort élastique de la morale sexuelle qu’à un goût tout aussi immodéré des grands travaux de prestige. Enfin, il fut peut-être le seul homme qui ait vu suffisamment loin et juste pour percevoir ce que seraient les besoins d’une Belgique en plein expansion capitaliste… en assumant la cruauté que ce dernier adjectif implique. Le vrai et le faux se mélangent sans doute et tout ceci comme partout…
La Belgique, de son côté, n’était pas le pays dépourvu de toute ambition exotique ou coloniale que l’on a souvent décrit. Sans même parler de la participation belge à l’expansion coloniale portugaise ou de la « Compagnie des Indes » à Ostende, où il y avait eu des tentatives asiatiques et sud-américaines avortées et l’on n’avait pas manqué de monde pour participer à l’absurde aventure de l’Empire mexicain [1] . Plus prosaïquement, les groupes financiers belges ne reculaient pas devant les projets lointains, comme les Tramways du Caire ou les chemins de fer chinois…. Mais on trouvait là une rentabilité immédiate. Sans doute est-ce faute de tenir compte de ce détail que Léopold II se trouva assez isolé. Et d’isolé à visionnaire, il n’y a qu’un pas, surtout dans les manuels scolaires et quand on est Roi…
Comme on est sans nouvelle du célèbre explorateur écossais, Mr. Bennett, du New York Herald, charge le reporter H.M.Stanley de le retrouver. Traversant l’Afrique de Zanzibar au Tanganyika, Stanley le retrouve en 1872 à Ujiji. Ils explorent de concert le Nord du lac et la plaine de la Ruzizi. Puis Stanley organise une autre expédition où il descend le Lualaba et arrive à l’embouchure du Congo [2]. Il y a là un vaste espace à prendre pour un amateur de colonies. Mais les places sont chères. L’embouchure du Congo appartient en principe à un empire colonial portugais assez déliquescent. Implantés au nord et à l’ouest du continent, les Français tendent à élargir leur « espace colonial » autant que possible vers l’est et le sud, se heurtant aux Anglais qui vont « du Cap au Caire », croisant tous deux les Allemands qui, avec une base à l’ouest (Kamerun) et une autre à l’est (Tanganyika) cherchent à traverser le continent. Cela fait beaucoup de monde qui se bouscule au portillon !
La mentalité de l’époque était à la ferveur scientifique. Aussi Léopold II parut-il céder à la mode du temps quand il organisa en 1876 la Conférence internationale de géographie dont sortit l’AIA. Cette Association internationale pour l’exploration et la civilisation de l’Afrique, présidée par Léopold II, devait, sous un prétexte scientifico-humanitaire, créer des postes permanents en Afrique Centrale. Il y a des comités de l’AIA un peu partout, mais le comité belge est le plus actif et dispose de fonds importants.
Son personnel sera d’ailleurs très international : Stanley, l’Allemand von Wissmann, et un peu plus tard, un nombre important de Scandinaves [3]. Léopold II opère un premier glissement vers son objectif en créant le Comité d’études du haut Congo, puis l’AIC (Association internationale du Congo) qu’il dirige seul en se servant comme paravent de l’AIA, reconnue par les puissances européennes.
En 1884, les USA assimilent le drapeau de l’AIC à celui d’un Etat. Par contre, le Français Brazza risque de couper la route de Léopold II. Bismarck, par contre, aimerait mieux voir le Congo entre les mains d’un « outsider » qu’entre celles d’un grand concurrent.
A la conférence de Berlin de 1885, les Européens se partagent environ les deux tiers de l’Afrique. Léopold II est reconnu comme souverain de l’Etat Indépendant du Congo (EIC). Il se voit cependant imposer des conditions : le commerce de l’EIC devait rester libre et le territoire (dont la délimitation demeurait fort vague) devait effectivement être occupé et mis en valeur. Les Européens devaient y jouir de la liberté d’installation. De plus, il fallait en extirper l’esclavage, ce qui mena à des résultats curieux, vu la propension de Stanley à s’entendre avec les esclavagistes [4].
Les Chambres belges, résignées, autorisent le Roi à devenir le souverain de l’EIC, mais uniquement à titre d’aventure personnelle, la Belgique déclinant toute charge et toute responsabilité.
Les financiers belges de l’époque, ne craignaient pas les aventures exotiques, mais le Congo apparaissait comme peu rentable. De 1876 à 1885, Léopold II y dépensa environ 10 millions, soit les deux tiers de l’héritage paternel. Et ses recettes étaient quasi nulles. En 1886, les recettes de l’EIC atteignaient 74.261 francs.
Devant ce genre de bilan, il ne faut guère s’étonner si en 1983 encore, la Société Générale, ni la Banque de Bruxelles ne possèdent le moindre titre congolais classé dans leur portefeuille. Le Roi ne pouvait compter que sur quelques banquiers privés, aux moyens bien plus limités : Nagelmackers, Philippson, Casel et surtout Léon Lambert [5].
Cette limitation de moyens va avoir des conséquences tragiques : car il faudra recouvrir à des méthodes brutales de mise en valeur : la « Raubwirtschaft » ou économie de pillage. On s’empare par tous les moyens de tout ce qui peut avoir un valeur. On exigera bientôt des indigènes la production la plus élevée possible de caoutchouc, au prix des pires pressions, mutilations corporelles comprises. Nous aurons à y revenir.
En 1887, toujours en quête de moyens, Léopold II fonde la Compagnie du Congo pour le commerce et l’industrie [6] dont il est le principal actionnaire et dont Albert Thys, son ancien officier d’ordonnance, est le Président.
La CCCI, à travers sa filiale CFC (Compagnie de Chemins de fer du Congo) construisit de 1890 à 1898 le chemin de fer Matadi-Léopoldville. Son capital est de 25 millions, dont 10 sont souscrits par l’Etat belge. Celui-ci doit bientôt porter sa participation à 15 millions, puis donner son aval à un emprunt obligatoire de 10 millions. En 1890, Léopold II a entièrement dépensé les 15 millions de francs laissés par son père, et est de plus endetté jusqu’au cou. Et le capital ne suit pas. On ne sait toujours rien du sous-sol du Congo.
Quand en 1889, A. J. Wauters publie un premier livre sur l’EIC, il n’y est même pas question des ressources minières. Le commerce concerne : caoutchouc, copal, ivoire, noix et huile de palme, bois, noix de kola et arachides[7]. Tout cela ne met pas les banques en appétit.
En 1890, Léopold II autorise le premier ministre Beernaert à faire savoir qu’il lègue le Congo à la Belgique. De plus, il servira de garantie pour un prêt de 25 millions (cinq aussitôt et dix annuités de 2 millions). Si en 1900 le Congo n’est pas en mesure de rembourser, la Belgique annexera le Congo, et la dette sera réputée éteinte par confusion [8].
L’acte de Berlin prévoyait la liberté du commerce et de l’occupation – par les Blancs – des terres « inoccupées » n’excédant pas dix ha. La souveraineté de l’EIC est établie pour le fait que l’AIA, l’AIC, le CEHC, etc… signent en abondance des actes de « cession » et de « soumission » avec les chefs coutumiers. Que la terre, dans la mentalité bantoue, ne soit pas plus vendable que l’air ou le soleil, fut généreusement « passée au bleu ».
D’autre part, les populations d’Afrique Noire pratiquent le plus souvent une agriculture itinérante car leurs cultures sur brûlis épuisent assez vite le sol, d’où la nécessité d’émigrer périodiquement vers de nouvelles jachères.
Il faut, pour pratiquer ce mode de vie, une superficie assez conséquente même pour des groupes humains relativement petits. Ceci réserva des surprises aux Congolais quand en 1889, un décret fit des « terres vacantes » le domaine de l’Etat. En 1891, ce domaine divisé en « domaine privé de l’Etat » et « domaine privé de la Couronne » fur fermé au commerce privé, L’EIC se réservant désormais le monopole de l’achat de l’ivoire et du caoutchouc : les indigènes ne pouvaient donc plus vendre sans commettre un délit le moindre gramme de ces matières. Il leur était également impossible de rien acheter, puisqu’ils ne disposaient d’aucune valeur d’échange.
Parqués dans des espaces de plus en plus restreints, les Congolais doivent de plus subir toutes sortes de réquisitions en nourriture qui diminuent encore leurs réserves, prester des travaux obligatoires et acquitter l’impôt. Celui-ci est payé en nature (caoutchouc), c’est-à-dire en travail forcé, sous peine de châtiments inhumains et le plus souvent aveugles : le Chef paie pour le village où l’on frappe au hasard parmi la population. L’EIC qui devait combattre l’esclavage le rétablissait à son profit, sur une plus grande échelle et d’une façon plus méthodique.
La CCCI, Albert Thys et les « Compagnies de la rue de Brederode »[9] apprécient peu cette mainmise étatique. Ils sont en position de force lorsqu’on apprend que la BSAC de Cecil Rhodes [10] jette un regard de convoitise sur le Katanga. Léopold II n’a en effet guère eu le temps ni les moyens d’occuper effectivement le Sud-Est de son empire. Il faut le faire, et vite. Pour obtenir l’aide de Thys et consorts, le Roi promet que le Kasai sera ouvert au commerce libre. Les expéditions prévues au Katanga (Delcommune,Bia-Francqui-Cornet) seront co-organisées par l’EIC et la Compagnie du Katanga, filiale de la CCCI créée en 1891 avec une participation anglaise qui recevra la pleine propriété d’un tiers de la région concédée. Cela n’ira pas tout seul : la partie intéressante du Katanga , qui jouxte les domaines de Cecil Rhodes, est entre les mains du roi Yeke M’Siri du Garenganze [11] qui a fort bien compris ce qui l’attend. Il sera abattu lors d’une altercation avec un officier belge. Quoiqu’il en soit, ces expéditions stabilisent les frontières Sud-Est de l’EIC, soumettent la région et découvrent que sans aucun doute il y a là un véritable pactole minier [12].
La plus grande discrétion est requise des explorateurs[13]. L’Etat et la Compagnie mettent leurs parts en commun dans le CSK (Comité spécial du Katanga), organisme mixte chargé de gérer et d’exploiter la plus riche province du Congo (1900). On s’entend pour l’évacuation du minerai avec… Cecil Rhodes qui est prêt désormais à voir dans le CSK un excellent client pour son chemin de fer du cap. Ce sont d’ailleurs des ennuis financiers de l’homme d’affaire britannique qui vont retarder la mise en valeur du Katanga.
Néanmoins, il semble bien que le Congo soit sur le point de rapporter…Mais pendant que des choses si intéressantes se passaient au Katanga, l’EIC se trouva impliqué dans une suite d’opérations militaires. La plus connue est la « campagne arabe » où se situe l’épisode, passé en image d’Epinal, de Lippens et De Bruyne.
A la conférence antiesclavagiste de Bruxelles en 1890, Léopold II se voit incité à relancer la lutte contre l’esclavage, qui n’était plus le fait que des populations arabisées de l’Est Africain. Certains milieux chrétiens, autour du cardinal Lavigerie, fondateur des Pères Blancs, qu’animait le souci de mettre fin à l’esclavagisme et de faire obstacle à l’Islam, n’appréciaient aucunement la façon dont l’EIC semblait s’accommoder de la situation. Bon prétexte pour servir contre les « arabisés » qui contrôlaient des régions étendues et se montraient des partenaires peu commodes dans les transactions commerciales.
Entre 1890 et 1894, cette guerre très dure devait faire environ 70.000 morts parmi les populations congolaises. Le fait que celles-ci aient été loin de prendre unanimement le parti de leurs « libérateurs » montre d’ailleurs que le rôle « bienfaisant » de Léopold II n’était pas évident. Mais s’il y eut une guerre dans le Manyema et la région des Grands Lacs contre une présence islamique qui faisait figure de colonisation concurrente, l’occupation du reste du Congo ne fut pas une promenade : elle revêtit tous les aspects d’une conquête. Et le pays à peine occupé, les révoltes ne manqueront pas, auxquelles répondit une agression sanglante (voir encadrés). Mais serait-ce après tout une bonne affaire ?
En 1894, les profits et les pertes de l’EIC s’équilibrent à peu près pour la première fois (11 millions environ de part et d’autre). En 1895, Léopold II évite de justesse la confiscation par la Belgique et bientôt la balance devient positive. En 1903, le Congo exporte pour 54 millions et n’importe que par 20 millions. La Société Générale, puis le groupe Empain commencent à s’y intéresser. Désormais Léopold II va y faire son beurre, surtout grâce au caoutchouc de l’ABIR (Anglo-Belgian-Indian Rubber Cy). Il peut non seulement récupérer sa mise de fonds, mais aussi disposer de larges bénéfices. L’usage qu’il en fait est loin de faire l’unanimité, surtout parmi les agents de l’EIC qui n’en profitent guère alors qu0ils manquent de toute infrastructure digne de ce nom. Léopold II réinvestit une partie de ces bénéfices en Europe (il fut, par exemple, un actionnaire important de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits). Certaines jeunes personnes d’assez mince vertu mais de grande expérience en furent également bénéficiaires. Surtout, il mena une politique de grands travaux, dont beaucoup de prestige : Musée colonial de Tervueren, agrandissement et serres du château de Laeken, restauration de celui de Ciergnon, arcades du Cinquantenaire et urbanisme grandiose à Bruxelles… Et n’oublions pas ce chef-d’œuvre que le monde nous envie : le golf de Klemskerke.
Mais en s’adonnant à la promotion des bains de mer, tant à Ostende qu’à la Côte Azul, le Roi-Souverain commença à donner prise à un soupçon. Que cherchait-il à laver dans tant d’eau ?
Au début du XXe siècle, des voix commencent à s’élever, en Belgique et ailleurs, contre les exactions léopoldiennes à l’égard des autochtones congolais. Le nombre élevé de morts du CFC inspire d’abord quelques inquiétudes. Dans son ouvrage déjà cité, A. J. Wauters avoue 900 morts pour les neuf premiers kilomètres de voie : un homme tous les dix mètres ! On devra faire venir des ouvriers de Dakar, de Zanzibar et même des Barbades et du Kwantung (Chine).
Mais les protestations les plus véhémentes s’élevèrent à propos du caoutchouc. C’est un anglais, Edmund E. Morel qui trouva la célèbre formule « Red-Rubber » égal le « caoutchouc rouge ». On attribua ces protestations anglaises à un intérêt britannique croissant pour les ressources congolaises, aussi se trouva-t-il des gens, surtout au Parti Catholique pour prendre le contrepied de ces accusations et vanter le caractère éducatif (!) du système existant en EIC.
« Voulez-vous permettre au Nègre de se vautrer dans l’indolence ou la paresse ? » (de Smet de Naeyer, Premier Ministre) « Les races congolaises étant sujettes à une paresse physique qui semble incurable, il convient de leur enseigner l’importance et les avantages du travail » (Charles Woeste, l’un des leaders du Parti Catholique).
En 1903, Le Foreign Office publia le rapport du consul britannique à Boma, Roger Casement[15], et formula une protestation officielle. Léopold II, « douloureusement atteint par ses calomnies », désigna une commission d’enquête de trois magistrats chevronnés : un Belge, un Suisse et un Italien. Cette composition aurait dû être favorable au Roi, car l’Italien travaillait pour l’EIC.
La Commission quitta Anvers le 15 Septembre 1904. Elle séjourna quatre mois et demi au Congo et entendit plus de quatre cents témoins, dont un nombre impressionnant de chefs coutumiers chargés, suivant la coutume, de petits fagots de bâtonnets. Un par grief formulé par leurs administrés. En 1905, elle publiait un rapport qui confirmait dans ses grandes lignes le rapport Casement (voir encadrés).
La colonisation léopoldienne semble bien avoir coûté au Congo la moitié de sa population. Casement avait estimé qu’il avait dû y avoir trois millions de morts jusqu’en 1903. Une chiffre situé entre cinq et huit millions paraît désormais plus raisonnable !
« Le Palais Royal de la Belgique est encore ce qu’il a été pendant ces 14 dernières années : le trou d’une bête féroce, massacrant, assassinant, et affamant chaque année un demi-million d’indigènes de l’Etat du Congo pour de l’argent » écrivait à l’époque Mark Twain. Et les diatribes de ce genre ne manquaient pas, ce qui ne faisait guère plaisir aux Belges ! Au fait, puisque l’affaire semblait après tout rentable, n’y avait-il pas lieu de la reprendre ? Bien entendu, « dans l’intérêt même des Congolais » !
Voilà encore un sujet à propos duquel l’histoire officielle cultive volontiers le sublime et les grands sentiments. La réalité se plaça sous le signe du sordide. Quelques personnes en avaient certes assez de voir rejaillir sur la Belgique les éclaboussures des affaires du Roi. Le sentiment dominant était cependant moins au patriotisme qu’aux bonnes affaires. Et Léopold II fuit loin d’adopter l’attitude objective qu’on lui prête volontiers. Incapable de rembourser ses dettes en 1900, il essaya encore de jeter du lest. La haute finance belge se montrant désormais intéressée par le Congo, il créa en 1906 avec la Société générale, l’Union minière du Haut Katanga, le BCK (chemins de fer) et la Forminière (Mines du Kasaï). Mais il est trop tard : les groupes financiers veulent désormais l’entièreté du gâteau. Léopold II s’efforça alors de subordonner la reprise à des clauses exorbitantes, réservant le revenu d’un sixième du territoire congolais à une fondation en faveur de la Maison Royale (dite d’abord de la Couronne, puis de Niederfulbach). Les occasions de ressentir quelque frémissement d’exaltation politique, littéraire ou moral, furent également fort réduites lors du débat sur la reprise au Parlement en 1907. L’approbation fut le fait avant tout de la majorité catholique, les libéraux et le POB votant contre ou s’abstenant. La discussion porta surtout sur le fait de savoir si le Congo allait rapporter à la Belgique ou lui coûter. Louis de Brouckère, qui faisait figure de leader « anti-colonial » fit des comptes d’épicier et ne prononça pas un mot qui rappelait le discours de Jaurès lors de l’intervention au Maroc, pourtant quasiment contemporaine.
Ce fut l’une des nombreuses occasions que la gauche belge manqua pour défendre sa dignité. Et l’on finit par reprendre le Congo.
En 1908, la Société Générale introduisait dans son portefeuille une rubrique « Congo Belge ». En 1909, elle participe avec les autres banques belges à la fondation de la Banque du Congo Belge. Et de préciser, cette même année, dans son rapport annuel : « Les changements qui vont être apportés au régime économique de la colonie belge, suivant les mesures d’application soumises à notre législature, sont envisagés favorablement par la direction de la société… ».
Le règne des grandes sociétés va commencer.
Les campagnes de répression commencées sous l’EIC se poursuivront comme si rien n’était arrivé. D’ailleurs, était-il arrivé quelque chose ? Le commerce de pillage décrut en faveur de l’exploitation minière. Et là ou comme au Katanga, le pays était insuffisamment peuplé par rapport à la main-d’œuvre nécessaire, on prit désormais un certain soin paternaliste de l’ouvrier. Le « caoutchouc rouge » avait fait tant de bruit que l’on abandonna sa récolte. Mais la rémunération ridicule offerte aux coupeurs de noix de palmes par Lever devait amener en 1931 la révolte des Pende du Kwilu. Et il y eut la répression des Kibanguistes en 1921, des grévistes d’Elisabethville en 1941, des Kitawalistes de Lumumba, les massacres de Bakanga, l’établissement d’un régime qui n’est encore et toujours que le relais de ces mêmes intérêts sordides.
La reprise du Congo par la Belgique en 1908 concernait la souveraineté de l’Etat et la possession des biens de l’EIC. Léopold II continua à détenir son portefeuille des valeurs, et nous avons vu qu’il était un actionnaire important des diverses sociétés. Ces valeurs quelque peu tachées de sang forment encore une part importante de la fortune de la famille royale.
Admirons, comme chef-d’œuvre de comique involontaire, cette déclaration d’A. J. Wauters, un ferme partisan de l’annexion. « L’histoire de l’humanité marquera d’une pierre blanche la journée du 20 août qui consacra l’annexion. Grâce au Parlement belge, 15 millions de Noirs venaient de passer de l’Etat du Congo sous la protection de la Belgique. Au pouvoir absolu vont succéder pour eux l’appui et le contrôle tutélaire d’un Etat constitutionnel ».
Encadrés
...et ne furent soumis qu’en 1912. En 1895, les Yaka se révoltent, la Force publique de Luluabourg se mutine, puis c’est l’insurrection des Bana Kanyoka du Sud-Kasai.
En 1896, Léopold II désire participer à la guerre contre les Mahdistes (une secte messianique musulmane) qui, au Soudan, ont pris Khartoum, ont tué le général anglais Gordon, cependant qu’on est sans nouvelles d’Emin Pacha. Les soldats congolais, enrôlés au moment de la « campagne arabe », sont fatigués et ne voient pas trop ce qu’on veut leur faire faire sur le Nil blanc. Organisation et ravitaillement laissent fort à désirer. Surtout dans l’une des colonnes, l’encadrement de l’aveu même des militaires coloniaux[14] se montre brutal et raciste. Les carnets que l’on possède, par exemple, de l’officier Verhellen, sont un ramassis sinistre d’insultes et de condamnations à mort. Aussi, environ 6 mille soldats se rebellent-ils en février 1897. Du fait de l’appartenance ethnique de beaucoup des révoltés, dont certains leaders, on a appelé cet événement « révolte de Batetela ».
Les dernières révoltés ne se rendront qu’en 1908. Entretemps, on connaitra une autre mutinerie de la Force publique à Boma en 1900 et une révolte des Bashi du Kivu qui dura de 1900 à 1916. Les Yaka se soulèvent en 1902, les Budja de 1903 à 1905 et les Bua en 1903 et 1904. Les Yaka reviennent à la charge en 1906 et Kasongo Njembo, un chef Luba, déclenche en 1907 une insurrection qui durera jusqu’en 1917. La répression fut à la mesure des ambitions de Léopold II : féroce. En 1918, un an après l’échec de la révolte de Kasongo Njembo, le Rapport annuel sur le Congo Belge note page 14 que dans la région concernée « les natifs prennent la fuite à l’arrivée de l’Européen, parce que le souvenir de l’opération de police qui a amené l’arrestation de Kasongo Njembo n’a pas encore disparu ».
« Les expéditions qui ont pour objet la soumission des indigènes ou l’apaisement des leurs révoltes constituent en réalité de faits de guerre que nous n’avons pas à apprécier ». « C’est l’emploi abusif d’expéditions militaires ayant le caractère d’opérations de guerre que nous croyons devoir signaler. Elles se sont fréquemment produites à l’occasion de la perception des impôts et de la répression des infractions » (p. 212). « Il arrive que les indigènes s’enfuient à l’approche de la troupe sans offrir aucune résistance. La tactique généralement suivie consiste alors dans l’occupation du village ou des plantations avoisinantes. Pressés par la faim, les indigènes rentrent soit isolement, soit par petits groupes. On les arrête, on s’efforce de mettre la main sur le chef et les notables… ». « Mais il arrive que les indigènes tardent à reparaître. Une des mesures généralement employées dans ce cas, est l’envoi de patrouilles qui battent la brousse avec mission de ramener les indigènes qu’ils rencontrent…. C’est au cours de telles patrouilles que sont commis la plupart des meurtres reprochés aux soldats de l’Etat » (p. 284). « Les expéditions punitives » dont le but est d’infliger un châtiment exemplaire à un village ou à des groupements d’indigènes dont quelques uns, demeurés inconnus, se seraient rendus coupables d’un crime ou d’un atteinte grave à l’autorité de l’Etat (…) ont parfois été très meurtrières… » « Lorsque l’ordre de punir vient d’un autorité suprême, il est bien difficile que l’expédition ne dégénère pas en massacres accompagnés de pillage et d’incendie. L’action militaire, ainsi comprise, dépasse toujours le but, le châtiment étant en disproportion flagrante avec la faute. Elle comprend dans une même répression les innocents et les coupables » (pp. 215-216). « La plupart des critiques se rattachent à l’impôt en travail… » (p. 157). « L’emploi répété de la force s’il donne aisément des avantages immédiats, finit toujours par faire le vide autour des postes. Les populations émigrent, disparaissent ou se révoltent. La résistance physique des individus est étonnamment faible. Ils ne supportent pas un genre de vie qui le fait sortir des leurs habitudes séculaires » (p. 200). Le rapport insiste encore sur les abus des réquisitions et du travail forcé (pp. 163 à 169), des impôts en vivres, corvées, portages (pp. 174 à 178 et 184 à 188), les abus commis à l’occasion de la récolte du caoutchouc (pp. 188 à 194), les traitements humiliants, abus de fouet et rapts de femmes (pp. 192 à 194), les meurtres commis par les « capita » (surveillants indigènes au service des Compagnies). « L’un d’eux (un chef de la région de Baringa) accusait, pour son village, un total de 120 meurtres commis durant les dernières années… En l’espace de sept mois, 142 sentinelles (« capita ») de la Société (l’ABIR) avaient été tués ou blessés… dans bien des cas…. A titre de représailles… (p. 199). Les expéditions en tous genres et le contact avec de nouvelles maladies ont considérablement accru la mortalité (pp. 236 à 239). Les Missions, de leur côté, se procurent une main-d’œuvre à bon marché en déclarant « orphelins » des enfants qui ne le sont pas, ce qui, aux termes du décret du 4 mars 1892, leur en défère la tutelle. Ces enfants sont soumis au travail forcé, et les tentatives d’évasion punies de la mise aux fers et de la chicotte. (p. 247).
Ils nous est revenu qu’il vient d’éclore dans le cervelle des bons petits blancs de Belgique, l’idée bizarre de civiliser les « bons nègres ». Cette pensée est certainement l’indice d’excellents sentiments qu’on ne saurait trop louer. Cependant, nous vous conseillerions, en bons nègres que nous sommes, de vous ressouvenir que charité bien ordonnée commence par soi-même.
Il ne reste sans doute chez vous plus aucune misère à soulager. Personne n’a faim ni froid. Tout le monde a du travail. La traite des paysans est abolie et vos ruraux des Flandres et d’ailleurs, bétail humain, sont soustraits au joug des curés, moines, carmes, petits frères et autres légumes nauséabonds. Les femmes nées sans fortune, ne doivent plus forcément se catiniser pour subsister. Chez vous, sans doute, plus de landes incultes et de cerveaux en friche.
Enfin, pour couper court à une énumération fastidieuse, puisque vous voulez civiliser les autres, il va de soi que chez vous les sauvageries de St-Génois, de St-Nicolas et autres lieux, sont de la pure légende, et qu’avant de vous apitoyer sur les petits jaunes ou les petits noirs, vous avez pensé aux petits blancs, qui s’atrophient dans vos usines et vos mines.
Bamboula
Notes
[1] Faisant irruption dans une cérémonie religieuse pour y briser les fétiches, le Père George de Gheel (Adrien Willems) se fit solidement rosser et en mourut le 8 décembre 1652. On vit plus tard un « signe de la Providence » du fait que ce « premier martyr du Congo » ait été un Belge. Une question moins souvent évoquée, reste pendante : comment Adrien Willems aurait-il réagi si son confrère, le sorcier local, était venu tout casser pendant sa messe ?
[2] Stanley a sans doute fait semblant de croire que le Lualaba pourrait, plus au Nord, devenir le Nil. La source du premier se situe en effet à une altitude plus basse que le bief le plus méridional connu à l’époque du second. Ce fait découlait entre autres des observations de l’expédition Cameron, qui se situ entre l’expédition Livingstone et celle du Luluaba. Il est difficile de croire que Stanley n’en ait pas eu connaissance.
[3] Surtout parmi les officiers de la Force Publique de l’EIC, comme Sjeström ou Adlerstrale.
[4] Lors de sa première descente du fleuve , Stanley fut accompagné sur un part notable du chemin par le célèbre négrier Tippo-Tip. Cette compagnie inquiétante pourrait expliquer l’hostilité qu’il a rencontrée sur son chemin.
[5] A l’époque, un établissement modeste. C’est le succès des entreprises coloniales qui en fera un établissement de premier plan.
[6] Fusionnée plus tard avec la Banque d’Outremer, elle-même absorbée en 1928 par la SGB.
[7] A. J. Wauters : « L’Etat indépendant du Congo », Bruxelles, Falk & Fils, 1889. On y trouve encore un discret « appel du pied » à l’investisseur, p. 399 : « La loi congolaise ne requiert pas, comme la loi belge, qu’il y ait u moins sept associés, que le capital soit intégralement souscrit et que chaque action soit libérée, jusqu’à concurrence d’une certaine quotité ; elle ne dit rien de la responsabilité des fondateurs, administrateurs et commissaires ; enfin, il n’est pas nécessaire légalement qu’un inventaire soit dressé chaque année, ou que le bilan et le compte de profits et pertes soient publiés au « Bulletin Officiel ». On n’est pas plus généreux !
[8] L’annexion se produira bien, mais la Belgique n’acceptera jamais la confusion des finances.
[9] Les compagnies privées du groupe Thys avaient leur siège dans cette rue. Il en reste le bâtiment où l’on vaccine…. les coopérants.
[10] Notre dossier « Zimbabwe ».
[11] Au départ, chef de brigands, il doit à ses qualités militaires, utiles dans une période troublée, d’établir son pouvoir au détriment de son beau-père Pongo et de son rival Katanga. Le royaume vivait surtout des prélèvements sur les caravanes d’ivoire, de cuivre…
[12] Dès 1893, René Cornet, le géologue de l’expédition, estimait avoir affaire à des gisements de cuivre de plusieurs dizaines de millions de tonnes. Les ressources en or, étain ou diamant demeurent à cette époque inconnues. Quant aux matériaux radio-actifs, ils constituent à peine une curiosité.
[13] René Cornet : « Katanga » : Le Katanga avant les belges et l’expédition Bia-Francqui.
[14] On trouvera entre autre le témoignage du Colonel-médecin Meyers dans : Léo Lejeune.
[15] Casement était Irlandais et nationaliste. Il fut pendu durant l’insurrection des « Pâques sanglantes » de Dublin, pour haute trahison. On prit prétexte de l’aide que les Allemands apportèrent à cette révolte pour faire de son rapport gênant un document inspiré par la Friedrichsstrasse.
[16] Les citations qui suivent sont extraites du Rapport de la Commission d’Enquête ; tel qu’il a paru dans le « Bulletin Officiel de l’Etat Independent du Congo », n° 9-10, septembre-octobre 1905. Les membres de la Commission étaient Edmond Janssens (B), Giacomo Nisco (I + EIC) et E. de Schumacher (CH).