En Inde comme à Paris

Mise en ligne: 5 avril 2013

Karma pour les uns, état de fait pour d’autres, la soumission est le prix de la
survie. Mais dès que des gens se mettent à agir pour transformer leur réalité,
des changements sidérants se produisent, par Augustin Jaykumar Brutus

Dans cette rue d’une
mégapole indienne, une poubelle
regorge des restes d’une
noce. Un bipède y fouille pour
satisfaire sa faim. Dans la station
de métro du Louvre à Paris,
un autre bipède, toutefois un
peu moins squelettique, vomit
le vin ingurgité durant la journée
au grand dam des voyageurs.
Toute ressemblance avec
des êtres humains est fortuite.
La société les a déclassés et
leurs chances d’humanisation
sont moindres ou encore inexistantes.

Au village, cet intouchable
veille à l’éducation de son enfant
de cinq ans qui s’emploie
comme vacher. Il lui chantonne :

« On a vécu pour crever ;
jamais
nous n’avons répondu à
quiconque.
Tu te conduiras, tu iras
courbé, de la même façon,
nous te faisons confiance.
Mon gars, leurs rogatons
rancis, voilà notre bien,
faut aller à leur porte, faut
mendier pour manger
et que d’autre peut-on
faire ? » [1].

En Allemagne, un Turc se terre
dans son appartement depuis
son arrivée pour fuir les questions,
les rires et les humiliations.
Ce jour-là, il réprimande
sévèrement sa fille : « Mais où
te crois-tu pour poser des questions
pareilles ? Tu n’as pas le
droit. Attention de ne pas te
faire massacrer. On n’est pas
comme eux et on ne le sera
jamais ».

Karma pour l’un, état de fait
pour l’autre. Ils s’autocensurent,
se refusant de penser et encore
moins de remettre en cause l’ordre
établi. Pour eux, le prix de
la survie est la soumission.

Celui-ci fraîchement élu à la
tête de son village s’embrouille
face à la liste des lois auxquelles
fait référence l’administrateur
indien. Il ne sait pas si ce
dernier veut le mater ou si les
lois sont aussi complexes.

Celui-là cache son costume
crasseux sous son coupe-vent
afin de se faire recruter. C’est
sa dernière chance pour ne pas
sombrer dans le chômage. Depuis
six mois, il erre dans
Bruxelles après avoir fui sa campagne
inhospitalière.

Ce sont des êtres humains qui
se débattent pour ne pas sombrer
et pour devenir des citoyens.
Ces sous-hommes, ces
« jetables » comme on dit, risquent
bien de se multiplier dans
les pays pauvres avec l’apparition
du nouveau fléau qu’est le
libéralisme. Mais aussi dans les
pays autrefois riches où apparaissent
des sociétés à deux vitesses.

On pourrait les éliminer proprement,
indirectement, ou les
cantonner dans un lieu bien démarqué,
ou encore les laisser
errer et se tenir à l’écart, ou bien
les ignorer et les maudire. Mais
on pourrait aussi aller vers eux
en les reconnaissant comme des
êtres humains. Des êtres brisés
peut-être, mais en quête de
droits et de rêves comme nous
tous.

Cette rencontre peut déboucher
sur de l’animation quand animer
consiste à « aider les gens à
se doter d’un fond de connaissances,
de capacités d’analyse,
à agir pour transformer la réalité
qui est la leur » [2]. Et dès lors
se produisent des miracles, des
changements sidérants.

Dans ce village du Rajasthan,
une femme seule s’est battue
face à des policiers corrompus
pendant deux ans pour que le
viol de sa belle-sœur soit puni.
Dans ce bourg du Tamil Nadu,
à la suite de pétitions et de négociations,
l’association des
jeunes obtient de l’eau potable
pour les familles. Dans ce bidonville
de Calcutta, deux cents
femmes s’organisent pour se
faire écouter, se faire reconnaître
et prendre leur place dans la
société en déclarant : « Nous,
on se préoccupe des pauvres
alors que les dirigeants ne se
préoccupent que d’eux-mêmes ».

Petit à petit ces actions, doublées
de réflexion, poussent les
gens à prendre en compte tous
les aspects de leurs multiples
problèmes. Ils passent ainsi de
leur réalité vécue localement
aux réalités nationales et internationales
qui influent sur leur
quotidien.

Durant la période 1991-94, des
coalitions, de regroupements de
syndicats, d’associations,
d’ONG, mais aussi d’intellectuels,
de paysans, d’étudiants,
d’entrepreneurs, de femmes,
comme le Congres des syndicats
indiens, la Confédération
de syndicats du secteur public,
la Fédération des étudiants indiens
et l’Alliance nationale des
mouvements populaires voient
le jour. Dans leurs actions participent
entre quarante mille et
un million et demi de militants
dans les capitales des Etats indiens.

Anil Agrawal, directeur du Centre
pour la science et l’environnement
à Delhi, élu écologiste
de l’année 1995, propose la
création « d’un nouveau système
politique dans lequel on
placera au centre la responsabilité sociale, culturelle et écologique.
L’impôt écologique
mondial permettrait d’assurer
un salaire minimum mondial
qui s’élèverait à quarante milliards
de dollars par an contre
les mille milliards de dollars
qui vont chaque année à l’armement.
Il ne serait en aucun
cas un acte de charité mais bien
une obligation légale reposant
sur la nécessité pressante de
faire assumer par les riches la
totalité des coûts écologiques
de leur consommation » [3].

Mais malgré leur ampleur, ces
actions ne peuvent pas dépasser
un certain stade. C’est un
bras de fer entre eux et la libéralisation,
un combat inégal entre
David et Goliath.

Pour réussir, ils sont contraints
de chercher des alliés, des appuis
extérieurs en dehors de leur
village, état, pays.Ils se tournent
vers les pays qui sont dans
les mêmes situations économiques
pour partager leurs expériences,
coopérer et imaginer
des actions concertées. Mais
aussi vers les pays riches là où
sont concentrés outre les richesses
financières et technologiques
de la planète, le pouvoir de
décision des instances internationales.

Les militants indiens un peu
plus exigeants dérangent, provoquent,
bouleversent les idées
reçues par leurs analyses et leurs
déclarations. Ils réagissent ainsi
par souci de respect vis-à-vis
des autres, souci d’honnêteté,
de rigueur intellectuelle et de
cohérence.

L’heure n’est plus à la rigolade,
aux rêveurs, aux naïfs, aux égoïstes,
aux généreux. Elle n’est
pas plus à ceux qui optent pour
la fuite en avant, pour les formations
sur le terrain au profit
des populations traquées, pour
un tourisme social, pour la consommation
des thèses de développement
et de solidarité.

On a affaire à un monstre invisible,
puissant, violent, rapide,
intelligent pouvant prévoir des
scénarios et des réactions, pouvant
acheter et s’allier avec toutes
les forces y compris celles
de l’intégrisme et du terrorisme.

Etudier ce monstre revient à
mieux définir les responsabilités
des uns et des autres, à imaginer
la problématique d’un
développement équilibré et
équitable pour tous les pays de
la planète. Cela entraînera à
changer de valeurs et d’attitudes
individuelles et collectives,
car on ne peut comme le pensait
Einstein « résoudre des problèmes
en appliquant les moyens
qui les ont engendrés ». Il faudra
alors poser un acte, acte
d’éthique et de foi vis-à-vis de
soi-même, acte politique vis-à-vis
des personnes que l’on souhaite
défendre et de la société
toute entière.

Ce passage à l’acte nécessite
une préparation intérieure, permettant
à chacun de trouver ou
retrouver des repères sur la base
de ses propres capacités, peurs
et limites. En d’autres termes, il
s’agit d’une quête de sens.

Aux Etats-Unis, pays du libéralisme
par excellence, une enquête
révélait, déjà en 1991,
que 61% des personnes interrogées estimaient qu’elles ne trouvaient
pas le temps de profiter de
la vie. Domínguez et Robin écrivaient
 : « Nous souffrons d’une
mobilité montante et d’une noblesse
descendante ». Abondance
ou pauvreté sont deux extrêmes
qui engendrent l’un comme
l’autre le malaise des sociétés.

Aujourd’hui, on s’interroge sur
la signification de la liberté et du
pouvoir apportés par l’argent :
« Quand en a-t-on assez ? Comment
mettre fin à une consommation
effrénée ? ».

Par-delà les mers et les temps, ces
préoccupations ne se recoupent-elles
pas avec certaines des préoccupations
asiatiques ? Gandhi
pensait qu’« il y a assez sur la
planète pour les besoins de tous,
non pour la convoitise de chacun
 », et le Tao te king chinois
disait que « celui qui sait qu’il a
assez est riche ».

Au lieu de nous pousser dans le
repli et dans les sectes, cette quête
de sens devrait nous ramener à
l’intérêt commun et à la société.
Ainsi l’assurance et la conviction
de chaque personne garantiront
la force de tout regroupement.

Nous en sommes encore à nous
préparer, mais il y a déjà des gens
en marche, ils sont beaucoup plus
que l’on nous fait croire. Ils résistent,
luttent et construisent.

Au Chili, Luis Razeto met l’accent
sur le facteur « c » pour coopération,
communauté, collaboration
 : base de l’économie populaire
qui occupe 20 à 25% de la
force de travail.

Les systèmes d’échange locaux
permettent un échange de services,
de compétences et de savoir-faire
entre les personnes. Les plus
optimistes pensent ainsi reconquérir
un partie de leur pouvoir
aux banques, aux supermarchés,
au ministère des finances et même
au système économique mondial !

En parlant de la gestion africaine,
F.R. Mahieu définit trois priorités
 : la communauté d’abord, puis
la subsistance et enfin le profit.
Triodos, une banque alternative,
accorde ses crédits au développement
social, culturel et
environnemental.

Les Mélanésiennes nous ont
ouvert les yeux sur les valeurs
plus associées à la féminité : préoccupations
holistiques d’interdépendance,
d’écoute, de respect,
de partage, de coordination, de
réalisation commune, de partenariat.

« Tout ce que vous voulez que les
hommes fassent pour vous, faites-
le vous-même pour eux »…
Ce principe issu des Evangiles
(Mathieu 7.12), se retrouve dans
plus de huit religions au monde et
est formulé autrement dans les
courants humanistes.

Croire en l’avenir c’est d’abord
croire en l’homme, la femme,
ceux que l’on croise au quotidien.
Construire l’avenir, c’est réaliser
les rêves des autres, de ceux qui
rêvent de toit, d’école, de mil, de
dignité, de paix.

Ceux qui nous ont devancés
comptent sur leur « improbable
espérance » —selon l’expression
d’Edgard Morin— et leur créativité.
Leurs actes renferment les
semences d’avenir et ils écrivent
d’une encre invisible l’histoire
du monde, l’histoire des peuples.

Cette histoire s’écrira-t-elle sans
nous ?

Publié dans Antipodes n° 139, décembre 1997.

[1Extraits du poème « Je grandissais »,
Inde, le journal d’un intouchable,
Madhau Kondvilker, ACIAD L’Harmattan,
Paris

[2Extraits de Jeux et enjeux de l’autopromotion.
Vers d’autres formes de
coopération au développement
, Kwan
Kaï Hong, PUF, Paris et Cahiers de
l’IUED, Genève

[3Les réalités de l’écologie, n°60,
janvier 1995