Chocolat pur, chocolat amer

Mise en ligne: 13 juin 2012

Pour en finir avec la malédiction de Malinche, par Silvia Lucchini

Lorsque je vais chez des amis boliviens, en Bolivie, ou chez des amis d’amis, je témoigne toujours ma reconnaissance pour l’hospitalité que je reçois, pour l’amitié dont ils m’honorent, par un geste, un petit quelque chose qui vient de la Belgique. Les possibilités sont limitées ; il faut éviter ce qui est fragile, lourd, ce qui ne peut pas être partagé ou ce que la douane argentine ne laisserait pas passer, même en transit. Mon choix tombe ainsi presque toujours sur du chocolat.

Pour la première fois, depuis sept ans, mon cadeau suscite une réaction négative : on me demande si c’est bien le cacao qu’on importe à bas prix d’Amérique latine, qu’on travaille en Europe et qu’on revend cher même à ceux qui ont produit les matières de base. Oui, c’était bien cela, aucune autre réponse n’était possible.

La violence originelle

Le souvenir des violences de la colonisation est encore très présent en Bolivie, comme dans bien des pays d’Amérique latine. Des violences qui ont été perpétrées pendant des siècles, plus longtemps en tout cas que dans d’autres parties du monde colonisé, et ont causé l’une des plus grandes hécatombes de l’histoire. Septante millions, soit 90% des habitants du continent, ont été les morts estimés suite à la colonisation [1]. Les récits de l’époque regorgent de cruautés insoutenables : des êtres humains, y compris des bébés et des enfants, donnés en pâture aux chiens, pendus – les enfants aux pieds de leurs mères -, torturés, brulés, dépecées, mutilés, humiliés, rendus esclaves, affamés, privés de leurs biens ; des femmes enceintes violées et éventrées. Une honte pour l’humanité entière. Par la suite, beaucoup mourront à cause des maladies importées.

Il est étonnant que le site Katari.org, du nom de Túpac Katari, le leader d’une grande révolte indigène de la fin du XVIII siècle, ne mentionne pas, dans la partie sur l’histoire des peuples andins, les cruautés de la conquête. Ce sont surtout les violences de la colonisation successive qui sont évoquées. Les conditions extrêmement dures du travail forcé auquel les Indigènes furent contraints, dans les ateliers du textile, dans les champs et surtout dans les mines, continuèrent le massacre. On estime à huit millions le nombre de morts dans les mines d’argent de Potosí [2] Les révoltes indigènes furent écrasées dans le sang. Túpac Katari, auquel on attribue la phrase : « Aujourd’hui vous tuez un seul homme, mais demain je reviendrai et nous serons des millions » a été torturé et mis à mort par écartèlement. Les violences symboliques sont également mentionnées. Les langues et les cultures locales firent l’objet d’une éradication systématique, et furent remplacées par le castillan et la religion catholique. Au cours des trois siècles qui suivirent la conquête, une hiérarchie de pouvoir et de domination fut mise en place. Au sommet de celle-ci se trouvaient les chapetones, Espagnols nés en Espagne, puis les criollos, fils d’Espagnols nés en Amérique. Suivaient les mestizos, croisement d’Espagnols et d’indigènes, méprisés par les premiers et dominateurs des autres, puis la majorité indigène, réduite en esclavage (pongeaje). Majorité indigène qui ne se différencie plus, qui perd les identités culturelles originelles pour devenir une masse indistincte : les indios.

Au moment de l’indépendance, en 1825, les criollos prirent la place des chapetones et devinrent l’élite dirigeante. Rien ne change pour les indiens, qui restent dans une situation de servage. La mortalité infantile est extrêmement élevée, l’analphabétisme généralisé. Dans les années 50, l’esclavage des Indigènes est aboli, des écoles rurales sont ouvertes, et la propriété de la terre devient accessible. Il y a un peu plus de 50 ans seulement.

La grande pauvreté

Il reste de cette domination violente la grande pauvreté de la population indigène (60% de la population, estime-t-on), pauvreté qu’on croise à tous les coins de rue des villes andines, à Sucre, La Paz, Cochabamba. Parfois, celui qui arrive pour la première fois dans ce pays est accablé par l’impression qu’il s’agit d’une terre abandonnée des dieux et des hommes, une terre de non-droit. Il est significatif que le voyage depuis l’Europe prenne plus de 30 heures et que les avions volent quand ils le veulent bien, laissant souvent à terre les passagers sans assistance. Et le déplacement par voie terrestre est parfois rendu très dangereux par l’état des routes, dont la malheureusement célèbre carretera de la muerte, qui va de La Paz au Yungas.

Pendant plus de 150 ans, les matières premières sont restées dans les mains de la minorité criolla ou mestiza, qui les a destinées à l’exportation. Ainsi, la Bolivie est le deuxième pays producteur de gaz en Amérique latine, après le Venezuela, mais il fait froid dans les Andes. Il n’y a pas de chauffage dans les maisons d’El Alto (ville pauvre d’un million d’habitants qui s’est développée dans les hauteurs de La Paz) à 4100 mètres ; il n’y a pas non plus de chauffage dans les maisons de Potosí (4200 mètres) et d’Oruro (3800 mètres). Aujourd’hui, la nationalisation des hydrocarbures est en cours, mais il fait toujours froid dans les Andes.

Je reviens à mon malheureux cadeau. Les fèves de cacao, qui en sont la matière première, sont originaires du Mexique, où elles s’appelaient cacahualt, et d’Amérique centrale. Les Aztèques en faisaient une boisson amère (xocoatl) qu’ils consommaient lors de rituels religieux. L’idée de mélanger cette boisson avec du sucre et du lait vint aux conquérants, qui en commencèrent l’importation en Espagne. D’autres aliments prirent le même chemin ; parmi ceux-ci, la tomate, le maïs, la pomme de terre, les haricots sont devenus des produits de base dans d’autres pays et même pour cuisiner des plats devenus nationaux, comme les bonnes frites belges, ou la sauce tomate des spaghettis. Le chocolat aussi est consommé massivement en Europe, mais, contrairement aux autres aliments, la fève de cacao ne pousse que dans des zones équatoriales : il lui faut une température élevée, pas moins de 20°, et beaucoup de pluie.

La demande de consommation en Europe a été telle que le cacaoyer a été implanté dans d’autres zones à climat équatorial, en Afrique de l’Ouest essentiellement et en Indonésie. L’Afrique de l’Ouest est aujourd’hui le principal producteur (avec presque 70% de la production mondiale), suivi par l’Indonésie (13%), la contribution latino-américaine n’étant réduite qu’à 7%, au Brésil et en Equateur. La Bolivie figure dans les 10% des pays « autres », même si elle est en train d’augmenter sa production [3].

Les mignonnettes Côtes d’Or que j’avais offertes utilisent des fèves de cacao qui proviennent du Ghana. Mes hôtes ne le savaient pas, et moi non plus. Qu’elles soient de provenance africaine ou latino-américaine, les fèves de cacao sont de toute façon l’objet d’un commerce inéquitable, qui produit un « cacao au goût amer », comme on l’écrit un peu partout. Dans une page web d’Oxfam, on peut lire : « Dans la production de cacao en Afrique de l’Ouest, plus de 100 mille enfant sont obligés de travailler dans les pires conditions, allant jusqu’à des situations d’esclavage. Plus de 10 mille d’entre eux sont victimes du commerce des enfants ! Une grand part du chocolat vendu dans les rayons des magasins est le fruit de cette exploitation ».

Quand on se promène dans les rues de Sucre, on est frappé par l’explosion, en quatre ans, du nombre de chocolateries. Aujourd’hui, cinq usines, trois à Sucre et deux à La Paz [4], transforment les fèves de cacao provenant du département amazonien du Beni et produisent localement du chocolat.

Parmi ces cinq entreprises de production, seule El Ceibo, à El Alto, avance une certification « commerce équitable » à partir de cacao déclaré bio. Née en 1977 avec l’aide de la coopération allemande, elle est gérée par 49 coopératives de cultivateurs du Haut Beni et exporte 70% de sa production. Pour les producteurs, le prix du cacao n’augmente que légèrement, passant de 50 euros le quintal à 56 euros, mais le revenu est stable et les excédents sont répartis entre tous les membres en fin de saison.

Si le chocolat devient accessible à une partie de la population bolivienne, il n’est pas certain que les entreprises qui le produisent localement aient mis en place des conditions de production équitables. Il fait toujours pauvre dans les plantations.

Tout autre sujet : le nombre de femmes qui élèvent seules des enfants est frappant, en Bolivie. On fait remonter l’absence d’hommes dans le foyer à la perpétuation de la violence perpétrée sur les femmes par les colonisateurs [5]. La Malinche est une figure emblématique : réduite d’abord en esclavage par les siens et vendue aux conquérants, « distribuée » par Cortés à l’un de ses hommes, « reprise » par Cortés, dont elle aura un premier enfant, « cédée » à un autre compagnon de ce dernier, dont elle aura une fille, elle « disparaît » enfin sans laisser de traces.

La Malinche n’est pas seulement la représentation de la femme indigène abandonnée avec ses huachos (bâtards) par l’Espagnol colonisateur. Elle signifie aussi la trahison :

« Le deuxième personnage essentiel dans cette conquête de l’information est une femme, que les Indiens appellent Malintzin et les Espagnols, doña Marina, sans qu’on sache lequel de ces deux noms est une déformation de l’autre ; la forme la plus fréquemment donnée à ce nom est la Malinche. Elle est offerte en cadeau aux Espagnols, au cours de l’une des premières rencontres. Sa langue maternelle est le nahuatl, la langue des Aztèques ; mais elle est vendue comme esclave chez les Mayas, et possède aussi leur langue. Il y a donc au début une chaîne assez longue : Cortés parle à Aguilar, qui traduit ce qu’il dit à Malinche, qui à son tour s’adresse à l’interlocuteur aztèque. Ses dons pour les langues sont évidents, et peu de temps après elle apprend l’espagnol, ce qui augmente encore son utilité. On peut imaginer qu’elle garde une certaine rancune envers son peuple d’origine, ou envers certains de ses représentants ; toujours est-il qu’elle choisit résolument le camp des conquistadores. En effet, elle ne se contente pas de traduire ; il est évident qu’elle adopte aussi les valeurs des Espagnols, et contribue de toutes ses forces à la réalisation de leurs objectifs. D’un côté, elle opère une sorte de conversion culturelle, interprétant pour Cortés non seulement les mots mais aussi les comportements ; de l’autre, elle sait prendre l’initiative quand il le faut, et adresser à Moctezuma des paroles appropriées (notamment dans la scène de son arrestation), sans que Cortès les ait prononcées auparavant ». [6]

Maldición de Malinche est le titre d’une chanson d’Amparo Ochoa. Selon l’interprétation courante, c’est l’adhésion des indiens (de la Malinche) aux valeurs des conquérants qui a permis la conquête des Amériques ; c’est aussi la participation des métisses dans le rapport de domination qui a rendu possible la colonisation ; c’est par conséquent cette adhésion aux valeurs venues d’ailleurs qu’il faut briser pour une décolonisation définitive.

La décolonisation

La nouvelle Constitution bolivienne de 2009 annonce le changement vers un état décolonisé. La dénomination même du pays change. La République de Bolivie devient l’Etat plurinational de Bolivie. « Plurinational » dans le sens où l’on reconnaît l’existence à égale dignité des 36 nations indigènes qui composent la population, dont les plus importantes sont l’aymara, la quechua et la guaraní. La constitution officialise également les 36 langues, à côté du castillan, ce qui fait de la Bolivie un pays unique du point de vue sociolinguistique.

Dans les nombreux textes qui définissent les nouveaux objectifs, on remarque que la décolonisation suit deux mouvements. Sur l’axe vertical, comme le dirait Amin Maalouf [7], celui de l’historicité, elle se définit par la récupération du nuestro ancestral ; sur l’axe horizontal, de la contemporanéité spatiale, le nuestro est tout ce qui n’est pas européen ou occidental.

Le terme « européen » est utilisé pour catégoriser ce qui vient du dehors. Peu importe que les Européens s’y reconnaissent ou pas. On m’a souvent dit, en Bolivie, « vous les Européens », soit pour me demander des informations soit pour critiquer des comportements. C’est quoi être Européen ? En Europe, nous nous le demandons depuis un certain temps. Dévasté par des guerres pendant des siècles, cet ensemble de pays a lui-même du mal à se donner une unité qui aille au-delà du projet économique mis en place après la deuxième guerre mondiale, et dont le but annoncé était « plus jamais de guerre entre nous ». Entre un Grec et un Suédois, qu’y a t-il de commun ? En quoi se ressemblent un Hongrois et un Portugais ? L’idéal identitaire commun que l’Europe se donne pour l’instant porte sur le fonctionnement cohérent et pacifique d’un ensemble très hétérogène. A quoi correspond l’identité européenne attribuée de l’extérieur ?

En revanche, l’« Occident » semble pouvoir être beaucoup mieux cerné. Au cours de l’histoire, des éléments ont configuré une conception particulière de l’homme et de la société : le monothéisme, l’écriture alphabétique, un corps de loi écrites, un calendrier basé sur la révolution de la terre autour du soleil. Par des sédiments successifs, l’« Occident » s’est construit autour du « positivisme », autrement dit d’un rapport avec la nature qui l’objective, l’analyse et la soumet par des pratiques expérimentales, d’« individualités libres », au-delà des communauté d’appartenance, d’une accumulation de la transmission écrite, et de citoyens entendus comme « sujets de droit ».

Il est aussi probable que le berceau de l’Occident ait été la Méditerranée, où les civilisations grecque, romaine (qui est à l’origine du mot « occident » et qui le donnera d’ailleurs à l’un de ses fractionnements) et judéo-chrétienne, elles-mêmes au confluent de civilisations plus anciennes ou contemporaines (notamment d’Afrique et du Proche Orient), ont façonné cette conception particulière de l’homme et de la société que l’on appelle occidentale, qui s’est ensuite développée dans différentes parties du continent européen par secousses et tournants, par heurts et malheurs, dont certains ont été très violents. Il est vrai aussi qu’au moment de la conquête de l’Amérique, c’était en effet d’Europe que la pensée occidentale a débarqué dans ce continent. Aujourd’hui, il semble difficile d’en voir d’autres frontières qui ne soient celles d’une conception du monde.

Et il est vrai que le modèle occidental est aujourd’hui dominant, en Europe et dans la plupart des pays du monde, qui l’acceptent ou le contestent :

« Ce qui est certain, et capital, c’est qu’un jour une civilisation déterminée a pris les rênes de l’attelage planétaire dans ses mains. Sa science est devenue la science, sa médecine est devenue la médecine, sa philosophie est devenue la philosophie, et ce mouvement de concentration et de « standardisation » ne s’est plus arrêté, bien au contraire, il ne fait que s’accélérer, se répandant dans tous les domaines et dans tous les continents à la fois ». [8].

En tant que représentant d’une culture qui a subi l’occidentalisation, Amin Maalouf souligne le sentiment d’humiliation qu’elle génère chez tous les peuples qui ont bien dû s’y soumettre pour continuer à exister :

« Il leur a fallu reconnaître que leur savoir-faire était dépassé, que tout ce qu’ils produisaient ne valait rien comparé à ce que produisait l’Occident, que leur attachement à leur médecine traditionnelle relevait de la superstition, que leur valeur militaire n’était plus qu’une réminiscence, que leurs grands hommes qu’ils avaient appris à vénérer, les grands poètes, les savants, les soldats, les saints, les voyageurs, ne comptaient pour rien aux yeux du reste du monde, que leur religion était suspectée de barbarie, que leur langue n’était plus étudiée que par une poignée de spécialistes alors qu’eux-mêmes se devaient d’étudier les langues des autres s’ils voulaient survivre et travailler et garder un contact avec le reste de l’humanité... Lorsqu’ils parlent avec un Occidental, c’est toujours dans sa langue à lui, presque jamais dans la leur […] Oui, à chaque pas dans la vie, on rencontre une déception, une désillusion, une humiliation. Comment ne pas en avoir la personnalité meurtrie ? Comment ne pas sentir son identité menacée ? Comment ne pas avoir le sentiment de vivre dans un monde qui appartient aux autres, qui obéit à des règles édictées par les autres, un monde où l’on est soi-même comme un orphelin, un étranger, un intrus, ou un paria ? » [9].

Le futur comme passé reconstruit

L’Occidental est présenté dans des textes qui ont suivi la nouvelle Constitution de 2009 comme marqué par le paradigme individuel extrême, basé sur l’accumulation du capital et la déprédation de la nature. La cosmovision sous-jacente serait l’anthropocentrisme chrétien, que l’on appelle « sacré » : l’homme est le roi de la création ; il peut donc considérer la nature comme une suite d’ « objets » de domination ; l’homme est le fils d’un seul dieu ; il existe donc une vérité unique ; l’homme est le fils d’un dieu homme, et la femme n’est qu’une côte dérivée ; elle ne peut avoir qu’une place soumise [10]

Le nuestro est le retour à l’origine, d’avant la colonisation. Il s’agit de « volver a ser lo que fuimos, de recuperar nuestra identitad cultural de herencia ancestral, basée sur une cosmogonie communautaire qu’on considère aussi comme « sacrée » : « Les nations aymara et quechua pensent que tout vient de deux sources : Pachakama ou Pachatata (le père univers, l’énergie ou la force cosmique) et Pachamama (la mère terre, l’énergie ou la force tellurique), qui génèrent toutes les formes d’existence. Si nous ne reconstituons pas l’équilibre du sacré (Chacha warmi, homme-femme), la spiritualité de notre quotidienneté, nous n’aurons pas de fait beaucoup changé, nous n’aurons pas la possibilité de réaliser un changement réel dans la vie pratique » [11]. L’individuel ne disparaît pas mais émergerait à l’intérieur de la communauté.

Le processus de changement se base donc sur un autre paradigme, « l’un des plus anciens », différent de l’occidental : « le paradigme communautaire de la culture de la vie pour vivre bien ».

Le modèle du « Vivre bien », suma qamaña (aymara) o sumak kawsay (quechua), comme objectif politique fixé par la nouvelle Constitution de 2009 signifie : arriver à des accords par consensus, respecter et accepter les différences, vivre en complémentarité et en équilibre avec la nature, défendre l’identité, savoir communiquer, savoir manger, savoir boire, savoir danser, savoir travailler, récupérer l’agriculture et protéger les semences, récupérer les ressources par la nationalisation en vue de leur exploitation équilibrée, instaurer la réciprocité et la souveraineté dans les communautés, ne pas voler, ne pas mentir, respecter les femmes et les anciens. Mais le plus important, et qui caractérise spécifiquement cette vision du monde, est qu’il faut donner priorité à la nature et à la vie plus qu’à l’humain, aux droits cosmiques plus qu’aux droits humains, Il s’agit de revenir au « Vivre bien de l’Abya Laya » (nom donné à l’Amérique par les nations indigènes). « Vivre bien » n’est pas « vivre mieux », parce quand on arrive à vivre mieux, quelqu’un d’autre vit moins bien.

Pour cela, il faut réinstaurer ou renforcer les ayllu. Déjà à l’époque des Incas, les ayllu étaient des communautés de base qui fragmentaient et géraient localement des immenses territoires, et fonctionnaient selon un esprit égalitaire et démocratique mettant les terres en commun. Indiqué comme un modèle de développement économique, l’ayllu possède les caractéristiques suivantes [12] :

  • Ayni : aide mutuelle permanente dans la communauté et réciprocité, même différée.
  • Tampu : mise en commun de produits ou aliments.
  • Tumpa : prise de responsabilité dans la transparence.
  • Muyt’a : tournante dans les responsabilités.
  • Khuskha : redistribution selon les nécessités.
  • Wajt’a : cérémonies collectives.

Même si l’idéal est en soi très attrayant, on ne peut qu’être frappé par le fait que le modèle de développement proposé est celui qu’on imagine calqué sur un passé d’il y a 500 ans. Je dis bien « qu’on imagine », parce que ce passé est, comme tous les passés, une reconstruction.

L’histoire précolombienne n’a pas été pacifique. La Bolivie andine correspond au Kollasuyu, territoire de l’empire Inca. Les Quechuas et les Aymaras, collas d’aujourd’hui, sont considérés en partie comme les héritiers des Incas, qui furent un peuple conquérant. Au prix de guerres sanglantes et d’alliances, leur empire couvrait l’Equateur, le Pérou, la Bolivie andine, le nord du Chili. Le quechua devint la lingua franca de l’empire et fut imposée à tous, comme le castillan le fut ensuite par les conquérants espagnols. Et la société inca était loin de l’idéal de partage entre ses membres : le Sapa Inca, le fils du Soleil, centralisait le pouvoir grâce à la croyance d’une origine divine, et était entouré d’une cour de nobles de naissance. En dehors de l’empire, se trouvaient les serfs et les prisonniers de guerre ; les femmes étaient offertes aux dignitaires, les jeunes filles étaient aussi, avec les enfants, « matière première » des sacrifices humains.

Quant à des civilisations encore plus anciennes, dont les Aymaras se réclament en particulier, la Wari, qui précéda la civilisation inca entre 700 et 1200, fonda son économie sur l’exploitation des territoires annexés (ouest de la Bolivie, nord du Chili et Pérou) ; et la Tiwanaku, née autour du lac Titicaca avant le premier millénaire a.-C. et disparue au XII siècle, conquit les territoires qui correspondent aujourd’hui à une bonne partie de la Bolivie et au nord du Chili.

Comme tous les autres, les empires précolombiens ont été construits par des guerres, avec leur lot de sang, de prédation territoriale et humaine, et de violence. L’aztèque Malinche, avant de trahir son peuple, avait été trahie par lui, qui l’avait vendue comme esclave aux Mayas...

Le passé présenté comme un lieu originaire où le loup mangeait non pas l’agneau mais avec l’agneau a une valeur de mythe. Dans la langue aymara, les métaphores pour signifier le temps ne sont pas celles de l’espace et du déplacement (on « vient » du passé et on « va » vers le futur), mais celles de la vue : on « voit » le passé, qui est donc devant nous, et non derrière nous, et on ne voit pas le futur, qui est donc derrière nous. L’a-venir ne serait donc qu’un passé projeté vers un futur, que certains m’ont dit pouvoir ressembler au monde des Na’vis, sur la planète de Pandora, que nous avons tous connu par le film Avatar.

Le refus de ce qui vient d’ailleurs

L’éducation est mentionnée comme l’un des moteurs principaux du changement vers le « vivre bien » [13]. L’opposition avec l’éducation colonisatrice est avancée ici aussi. Les institutions catholiques mises en place par les européens ont inculqué la religion, l’espagnol et la pensée rationnelle cartésienne, qui continueraient aujourd’hui encore leur action colonisatrice dans les écoles boliviennes. Les universités aussi seraient en train de continuer à former des professionnels pour le « marché capitaliste déprédateur », par exemple des avocats, des économistes et des médecins.

Or, selon la nouvelle conception des choses, dans une vraie décolonisation il ne s’agit pas seulement d’introduire dans le curriculum des contenus indigènes sans remettre en question la structure et la logique individuelle anthropocentrique. La vraie décolonisation préconisée passerait par contre par l’élaboration de nuestra théorie basée sur les processus psychologiques naturels d’apprentissage. L’objectif pédagogique est décrit de la manière suivante :

  • Une pédagogie communautaire qui se projette hors de la classe.
  • Une éducation communautaire, en relation avec la cosmovision et le « vivre bien » ; éducation continue, circulaire (l’enfant aussi enseigne au maître) et cyclique (tous assument tous les rôles de manière tournante) et où l’évaluation est collective, parce que l’éducation est une responsabilité de tous.
  • Une méthodologie d’enseignement « naturelle », sans « objectivation » cartésienne de la nature ; le positivisme est proscrit.
  • Une éducation interculturelle bilingue (en espagnol et dans l’une des langues indigènes), pour permettre la connaissance de la culture occidentale et la valorisation des cultures indigènes par la pratique communautaire [14].
  • Une éducation productive, en relation avec le contexte et avec la vie, autrement dit avec l’action communautaire.
  • Le développement des capacités naturelles de chacun.

Le contrôle des institutions de formation des enseignants du niveau primaire et secondaire devient de plus en plus fort et trois universités indigènes ont été récemment créées.

La croisée des chemins

Bien sûr, on ne peut que comprendre le désir de restaurer une dignité piétinée ; on ne peut que le partager sans réserves, intellectuellement et émotivement. Bien sûr, on ne peut qu’adhérer à ce souhait de « vivre bien », en harmonie avec les autres et la nature, sans dominations, sans violence, sans déprédation. Cependant...

D’abord, le monde semble se dichotomiser, en Bolivie. D’un côté, nous, les nôtres, le nôtre, imaginés comme les éléments cosmiques d’un paradis terrestre perdu qui doit être récupéré. De l’autre, eux, les Occidentaux, et les Européens en particuliers, vus de manière indifférenciée comme porteurs du mal, un mal qui ne vient que du dehors. Or, cette conception est potentiellement « meurtrière », pour reprendre l’expression Amin Maalouf, comme peut l’être l’affirmation d’une identité unique et d’une seule appartenance à laquelle tous sont contraints. Elle méconnait que la diversité des appartenances traverse tous, tant les peuples originaires, dont les jeunes sont habillés en jeans et tee-shirt et font usage de gsm perfectionnés et d’internet, que les mestizos ou les europeos. On marche sur le fil du rasoir :

« Si nos contemporains ne sont pas encouragés à assumer leurs appartenances multiples, s’ils ne peuvent concilier leur besoin d’identité avec une ouverture franche et décomplexée aux cultures différentes, s’ils se sentent contraints de choisir entre la négation de soi-même et la négation de l’autre, nous serons en train de former des légions de fous sanguinaires, des légions d’égarés ». [15].

Ensuite, les « droits cosmiques » sont proclamés au détriment des « droits humains », considérés comme venant de l’Occident. Pour moi, les « droits humains » sont une conquête pour et de toute l’humanité, même si des contingences historiques ont initialement promu leur défense dans une partie du monde. Parmi ces droits humains, je mets aussi l’accès au savoir, à tout le savoir que l’humanité a produit, qui ne me semble pas pouvoir faire fi de l’apprentissage de l’écrit, jamais mentionné dans les textes pédagogiques décolonisateurs. L’écrit n’existait pas à proprement parler dans les civilisations inca et tiwanaku (mais bien chez les Mayas et les Aztèques). A côté des écoles publiques décolonisatrices, sont en train de se multiplier des écoles privées qui, elles, forment une élite à des connaissances « occidentales » poussées.

Enfin, on ne voit pas encore comment la diversité interne va être gérée. L’Etat bolivien s’est fixé un objectif extraordinairement moderne et ambitieux, celui de faire cohabiter en son sein, de manière pacifique, féconde et surtout équitable 36 nations et 37 langues et cultures. L’histoire des peuples amazoniens n’est pas la même que celle des peuples andins, et les conflits sont nombreux entre les collas et ceux qu’on appelle les cambas (amazoniens). D’autant que le gaz se trouve en Amazonie, ainsi que les plantations de coca. Dès lors, on peut imaginer que le fait de rejeter le mal hors des frontières, de l’attribuer à l’autre européen ou occidental, soit une manière de préserver l’unité interne par un discours nationaliste. On a déjà vu cela dans l’histoire. Le problème est que la diversité existe bel et bien, comme elle existe dans les autres parties du monde, et est toujours prête à ressurgir de manière plus ou moins violente.

En Bolivie, l’occasion historique se présente pour que la diversité interne devienne une richesse extraordinaire. L’accès à la gestion de l’Etat par la majorité indigène fait que les conditions sont aujourd’hui en place pour que l’on parvienne à des modèles de cohabitation innovants, du point de vue culturel et socioéconomique, modèles qui pourraient être proposés aussi à l’ensemble de l’humanité, à condition que l’on évite les replis identitaires.

Trouver une manière de traiter la diversité culturelle interne, de la gérer, est urgent et concerne tous, dans le monde entier. L’Occident, en ce sens, peut être intéressant pour les lumières et les ombres qu’il jette sur cette question. S’approprier les lumières, les travailler, les adapter, rejeter les ombres, pour en faire finalement une proposition nouvelle à partager avec le reste du monde, serait-ce possible ? Toute proportion gardée, un peu comme le vin... La vigne fut importée en Bolivie par les missionnaires ; dans la région de Tarija, on produit aujourd’hui le vin des « cepas de altura », qui peut faire rougir de honte la plupart des vins européens...

Il me reste aussi une question : que pourrais-je apporter comme cadeau « belge », la prochaine fois ?

[1Chiffre donné dans Tzvetan Todorov, La conquête de l’Amérique. Paris, Seuil, 1982.

[2Chiffre donné dans Rudel, C, La Bolivie. Paris, Karthala, 2010

[4Para ti, Taboada et Solur à Sucre, Rainforest et El Ceibo à La Paz.

[5Sonia Montecinos, Madres y huachos. Alegorías del mestizaje chileno. Santiago de Chile, Cuarto Propio, 1991

[6Todorov, 1982, p. 106.

[7Amin Maalouf, Les identités meurtrières Le livre de poche, 2001

[8Maalouf, op.cit, pp. 81-82.

[9Maalouf, op. cit, pp. 86-87.

[10Huanancuni F., Buen vivir, vivir bien. Filosofía, políticas, estrategias y experiencias regionales andinas, Coordinadora andina de organizaciones indígenas, 2010.

[11Huanancuni, op. cit, p. 16.

[12Huanancuni, op. cit., pp. 38-39

[13Huanancuni, op. cit.

[14« En la educación occidental, el proceso educativo se disgrega ; teoría por un lado y práctica por otro (si es que alguna vez se llega a practicar lo aprendido). En la educación comunitaria el proceso es uno solo, se enseña y se aprende a la vez, porque las condiciones para el maestro son diferentes de las condiciones para el niño, que al participar en la ceremonia o en la actividad de grupo, está viviendo ese pensar-haciendo y aprender-haciendo ». (Huanancuni, op. cit., p. 45)

[15Maalouf, op. cit., p. 44