Une expérience de tourisme alternatif en Bolivie, par Cecilia Díaz
Déjà dans ma lointaine jeunesse, la Bolivie était une destination de rêve pour des touristes à la recherche d’une nature exceptionnelle, de paysages montagneux et de lacs immenses et profonds, avec des cultures tellement variées que l’on pensait arriver dans un autre monde. Et c’est probablement encore cela que cherchent les milliers de touristes qui continuent à accourir dans ce pays.
La vie m’a permis d’aborder la Bolivie sous un autre angle (je travaille chez Frères des hommes comme responsable des relations avec des partenaires Sud ). C’est un pays imprévisible, c’est vrai, peuplé néanmoins d’hommes et de femmes qui se battent au quotidien, à la fois très portés vers la modernité (à certains égards, ils sont plus « modernes » que nous en Belgique), mais aussi avec une identité propre très forte, axée sur des formes d’organisation sociale traditionnelle.
Ce mélange de tradition et de modernité donne à la Bolivie une singularité remarquable. C’est le cas des différentes organisations économiques paysannes : associations, coopératives, branches économiques de syndicats agraires... Organisations de petits producteurs ruraux, elles cherchent à valoriser les atouts des habitants de la campagne au niveau économique, social et politique. Leur origine s’explique par des raisons culturelles car ce sont des organisations des communautés et aussi par des raisons historiques qui les ont renforcées, notamment grâce à la syndicalisation massive des campagnards dans les années cinquante. Ces organisations économiques paysannes ont créé des coordinations et des coupoles qui exercent une pression politique en faveur de la petite agriculture, tout en prêtant des services divers à leurs affiliés. C’est en travaillant avec ces coupoles et coordinations que j’ai pu connaître des expériences de tourisme solidaire et communautaire pratiqué par des organisations de communautés paysannes.
En 2005, quelques organisations paysannes, qui cherchaient à mettre sur pied une nouvelle forme de tourisme en Bolivie, ont créé le Réseau Tusoco, Tourisme social et communautaire, visant « l’autogestion et le développement durable à partir des capacités du peuple bolivien, et en harmonie avec nos identités et la Terre mère ». Ces cinq dernières années, le tourisme en Bolivie a connu une augmentation non négligeable en termes économiques : de 219 mille à 303 mille visiteurs étrangers et de 658 mille à 933 mille touristes nationaux. En ce qui concerne les visiteurs étrangers, les Européens sont en tête (presque 20%) suivis par les Nord-américains (15%) et les Asiatiques (14%) [Turismo de base communitaria en Bolivia, Red Tusoco, cartilla n° 1.]. Selon une recherche récente, les visiteurs veulent en premier lieu connaître, comprendre et expérimenter des cultures différentes ; ensuite, connaître des endroits de beauté naturelle.
Pour Tusoco, le tourisme est évidemment une opportunité pour le développement des communautés, à manier néanmoins avec précaution car, mal géré, il devient très destructeur pour le patrimoine culturel et historique, surtout s’il s’accompagne de pillages des sites archéologiques et historiques. Il peut également endommager le patrimoine naturel et, même, faire naître des sentiments négatifs envers les étrangers au sein de la population locale. Pour ne pas parler des risques de toutes sortes que peuvent aussi courir ces mêmes visiteurs.
Pour le réseau Tusoco, « la communauté (paysanne ou indigène) est comprise comme la symbiose du territoire avec un ensemble de personnes qui sont en relation autour d’une activité économique et productive et qui partagent une culture et un patrimoine naturel ». Dès lors, le tourisme à base communautaire est issu de la volonté des membres d’une communauté qui décident de participer activement aux activités touristiques et de partager d’une manière authentique leur patrimoine historique, culturel et naturel avec les visiteurs. L’activité touristique se développe de manière solidaire avec la distribution équitable des bénéfices, sous la modalité de l’autogestion et de l’utilisation durable des ressources et avec la promotion du développement économique local ». Une série de principes liés au tourisme solidaire et communautaire le rapprochent de l’économie sociale, telle qu’on la connaît en Belgique.
C’est ainsi que lors d’un voyage récent en Bolivie, j’ai décidé de tester un petit circuit proposé par le réseau. Et cela parce que, d’une part, nous recevons de nombreuses demandes de soutien à des initiatives touristiques locales ; et d’autre part, des proches de notre association en Belgique nous demandent des conseils pour leurs voyages en Bolivie. Pour deux jours de tourisme solidaire et communautaire, j’avais deux choix possibles : soit réaliser une visite du côté de l’Altiplano ; soit parcourir un circuit près de Cochabamba, ville où je me trouvais pour mon travail. J’ai choisi le deuxième car les hauts plateaux sont très froids en hiver.
L’offre touristique choisie consiste d’une visite du parc national Carrasco, à 20 kilomètres de Villa Tunari, et d’un tour dans le parc Machia. Le tout organisé par l’association locale Kawsay wasi, qui veut dire Maison de la vie en quechua. « La forêt est la maison de nos communautés, c’est pour cela que nous avons pris la décision de la protéger », explique le dépliant de l’association. Je prends contact avec Tusoco qui se coordonne immédiatement avec les guides de Kawsay Wasi. Une fois le contrat d’engagement de services signé, la première étape consiste à prendre un surubi -nom d’un poisson de torrent-, une voiture à sept places qui accélère à couper le souffle par la route mal entretenue qui lie Cochabamba à Santa Cruz de la Sierra. A côté de ma place, s’installe une famille bolivienne de la région composée d’un couple et de deux enfants de huit et cinq ans.
L’aventure commence mal : sur la route on croise un camion renversé et on se retrouve dans un embouteillage qui énerve le chauffeur. En sortant de Cochabamba, des mannequins de taille humaine pendent attachés à des poteaux situés le long de la route, en signe de justice populaire qui sera effectuée si on attrape des voleurs. Y pendent aussi des mannequins-enfants, pour signifier qu’il n’y aura aucune pitié envers les jeunes voleurs, tellement la population semble exaspérée par les délinquants.
La famille est très sympathique. Elle m’explique tout cela en partageant son pain avec moi pour ne pas avoir faim sur la route. L’homme me demande si je ne veux pas l’engager, afin de pouvoir partir « en Espagne ». La dame me raconte que trois de ses sœurs s’y trouvent : « Des vieilles personnes s’occupent là-bas les Boliviens », dit-elle avec la syntaxe particulière des indigènes de la région (De los viejitos cuidan allá, los bolivianos). Cette émigration est en train de vider les communautés de la zone ; je me souviens des raisons de Tusoco pour développer le tourisme communautaire : il faut offrir aux jeunes des opportunités de rester dans leurs communautés, car dans cette région les seules possibilités de gagner sa vie sont de produire de la feuille de coca ou d’émigrer.
Un jeune guide m’attend à l’arrêt des surubis ; la famille ne me quitte que lorsqu’elle est sûre de me mettre en bonnes mains. Le jeune a déjà tout prévu : la posada (un logement simple), l’endroit où je peux manger, le programme complet des deux jours qu’il m’expose dès mon arrivée. Ce sera un circuit « nature », avec des explications sur l’organisation sociale. En s’informant de mon parcours, les guides ont pensé que je n’avais pas besoin d’aller visiter les champs de feuille de coca, ni de discuter avec les producteurs, puisque cela fait partie de mon travail. Ils ont, en effet, préparé le circuit en fonction de ce qui peut m’intéresser. C’est aussi cela le principe de ce genre de tourisme.
Sur place, je constate que les guides –j’en en connu quatre des huit de l’équipe- sont tous de jeunes des communautés qui ont été formés pendant trois ans par Tusoco et les organisations de base, avec le soutien de la coopération internationale. Pour ma visite, un des jeunes est le responsable de toute l’organisation, y compris des transports, du logement, de la nourriture et des explications. Un autre m’accompagne dans le parcours du parc, ce qu’il fait très consciencieusement en révélant une très bonne connaissance de terrain. « Je suis né ici », dit-il en me montrant une maison, « mais maintenant j’ai ma nouvelle famille ici », en signalant une autre maison quelques mètres plus loin.
Juste avant de commencer l’expédition dans le parc, il faut traverser le fleuve. Le guide prend une poulie attachée à un fil de fer. Il pousse avec ses mains afin de faire avancer les cordes qui le tiennent assis au-dessus du fleuve. Je dois avouer que je suis très inquiète à la perspective de traverser le fleuve avec des cordes. Mais le guide revient avec un petit chariot qu’il propulse de la même manière. « Avant, on n’avait pas de chariot, et certains touristes s’évanouissaient. On a fait un investissement important pour donner plus de confort et de sécurité ». Je remercie silencieusement ce choix judicieux pour nous, les visiteurs.
Le guide me fait connaître une variété impressionnante de fougères, d’arbustes et d’arbres, tel que le palo santo (ou arbre diable, selon le point de vue où on se place [Ainsi appelé car l’arbre est creux à l’intérieur et abrite un type de fourmis très agressives. Avant, on attachait les malfaiteurs à l’arbre. On imagine bien les conséquences. Une fourmi m’attaque, le guide me dit qu’une ou quelques morsures sont tout à fait bénéfiques pour la santé !]), l’arbre de l’amour qui tue (parasite destructeur), l’arbre de l’amour véritable (parasite de collaboration), des palmiers de variétés très différentes. Dans une caverne, on est entouré de chauves-souris fort moches, chacune avec sa spécificité. Dans une autre caverne se trouvent des rapaces nocturnes qui, en hiver, migrent vers le Venezuela. Du point de vue de la flore et de la faune, le circuit est très intéressant. On m’explique néanmoins que la plupart des visiteurs ne veulent que faire un petit tour et se prendre en photos avec les chauves-souris ou en face d’un arbre « sans fin ».
Les guides reçoivent environ trois mille visiteurs par an, la plupart des nationaux, y compris quelques écoles. Ils ont conçu des affiches pédagogiques afin d’expliquer ce que les étudiants verront sur place. L’association est en train de construire un refuge, sorte d’auberge où les visiteurs pourront rester pendant la nuit, pour continuer la visite le lendemain. Car il reste encore à voir les rares oiseaux gallitos (« petits coqs ») et, avec un peu de chance, les grenouilles transparentes. On mange ce qu’un des guides a préparé : le surubi (cette fois, il s’agit du vrai poisson amazonien), patate douce, riz, une limonade avec du citron et du basilic, et des fruits : oranges, mandarines, citrons verts, bananes. « Nous devons savoir cuisiner, bien-sûr, apprendre à pratiquer les premiers soins en cas de maladie ou d’accident, reconnaître les morsures et les piqûres, et en plus expliquer notre réalité ».
On discute beaucoup sur les évènements du Tipnis, liés à l’autoroute que le gouvernement veut imposer dans une zone de réserve indigène. Les guides sont indignés. « Nous mêmes nous sommes des colonisateurs, disent-ils, c’est-à-dire des descendants des indigènes du Haut plateau andin, venus ici pour produire de la feuille de coca, nos parents et grands-parents ont repoussé les indigènes yurakarés vers la forêt la plus profonde, sans le vouloir. Et cela a aussi fortement contribué à la destruction de l’environnement. Nous ne voulons plus détruire l’environnement ; parce que nous connaissons cette réserve du Tipnis qui est une merveille ».
Tout se déroule comme prévu, sauf la pluie qui tombe à verse. Les guides m’assurent que ce n’est pas la période, que la pluie finira par s’arrêter, qu’on peut marcher malgré l’eau. La dame de la posada où je loge me dit, par contre, qu’ici il pleut toujours ; « sinon, comment peut-on expliquer l’immense végétation ? ».
Bien sûr, on peut faire le circuit sans avoir recours à des guides locaux, sauf pour certains parcs où il est obligatoire d’entrer accompagné. Le faire seule m’aurait coûté environ 50 euros moins cher, mais j’aurais dû me procurer moi-même des informations sur les sites visités, les moyens pour y arriver, les prix demandés (très variables, selon la tête du visiteur), et plusieurs autres données à prendre en compte lorsqu’on arrive dans des endroits méconnus.
Ce qui est plus difficile à se procurer en visitant tous ces endroits sans guide, ce sont les explications sur le milieu naturel et social, ainsi que les discussions sur le contexte politique et culturel qu’on peut avoir avec des personnes locales qui s’organisent pour développer des activités favorables à leurs communautés. En Bolivie il y a des centaines d’agences touristiques qui proposent des circuits intéressants. Certes, elles contribuent toutes à l’économie locale et nationale. Mais si on veut en savoir davantage sur les organisations sociales, avoir un bon service et être sûr que son séjour touristique respecte les principes de l’économie sociale, je ne peux que conseiller de prendre contact avec Tusoco [Frères des hommes Belgique ne finance aucune activité de Tusoco, notre avis est désintéressé.] pour organiser au moins une partie de sa visite en Bolivie.