« La corruption est une question de culture » et neuf autres fausses vérités, par Charlotte Chatelle et Chafik Allal
Si la corruption existe depuis longtemps, la lutte contre la corruption n’est à l’agenda des grandes institutions internationales et des grands pays occidentaux que depuis les années nonante. Il semblerait que la chute du communisme ait joué un facteur déterminant : n’ayant plus d’adversaire idéologique, l’Occident s’est évertué à promouvoir l’idéologie de la démocratie et de valeurs portant la démocratie dans le monde.
Cette dimension romantique des valeurs politiques peut être nuancée par un pragmatisme économique très basique : le secteur privé états-unien a vraisemblablement joué un rôle plus qu’important pour mettre ce thème de lutte contre la corruption à l’agenda. En effet, s’estimant lésés vis-à-vis des compagnies européennes et asiatiques – surtout chinoises – par la loi contre la corruption états-unienne, datant de 1977 – Foreign Corruption Practices Act – le lobby privé états-unien a réussi à porter le thème de « lutte contre la corruption » à l’Organisation pour le commerce et le développement, OCDE.
Ceci a débouché sur une convention de lutte contre la corruption d’agents publics étrangers (entrée en vigueur de la convention et de la loi d’application entre 1999 et aujourd’hui au sein des 30 pays membres de l’OCDE et de huit pays non membres) ratifiée depuis par 38 pays. Ainsi certains pays européens où les pots-de-vin étaient jusque la déductibles fiscalement (oui, oui on a l’impression de rêver !) ont dû adapter leur législation.
L’Indice de corruption des pays exportateurs (ICPE) de Transparency International (TI) révèle que de nombreuses multinationales basées dans les pays industrialisés continuent d’avoir recours aux pots-de-vin pour remporter des contrats à l’étranger.
Alors que TI insiste sur le rôle des pays émergents, le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz rappelle que ce sont pourtant bien l’Europe et le Etats-Unis qui via les multinationales génèrent les plus grandes corruptions hors de leurs frontières .
Les données et recherches entreprises par la Banque mondiale sur la base d’enquêtes menées auprès des entreprises ont également mis en évidence l’influence des plus puissantes d’entre elles sur les institutions des Etats en utilisant souvent des moyens illicites .
Il se révèle néanmoins impossible d’obtenir un ordre d’idée des montants dépensés par les multinationales à l’étranger pour des pratiques de corruption. Il semble que l’attention des ONG et des institutions internationales soit davantage portée sur les corrompus que sur les corrupteurs. Le rapport de TI 2009 rappelle que l’ignorance de l’illégalité des pots-de-vin à l’étranger reste répandue parmi les dirigeants d’entreprises des pays exportateurs. L’indice de corruption 2008 estime que 75 % des cadres ne connaissent pas les législations relatives à la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales.
En France, Allemagne, Royaume-Uni et Etats-Unis, l’enquête montre que plus de 80 % des cadres interrogés ignorent totalement ce cadre légal. Les enquêtes effectuées dans les pays du Sud dévoilent qu’aucune économie n’est considérée comme exempte de corruption. Elles semblent toutes, même les plus influentes, exportatrices de corruption.
Il est également intéressant de noter qu’une bonne partie de l’argent issu de la corruption repose dans les paradis fiscaux et les centres financiers posant ainsi la question de la responsabilité des pays receveurs de capitaux. Le problème du secret bancaire concerne en effet de nombreux pays qui sont considérés comme exemplaires du point de vue de l’indice de corruption de TI (la Suisse et le Luxembourg par exemple) .
Finalement les plus gros montants de la corruption proviennent des pays occidentaux et y retournent une fois la transaction effectuée. Alors, qui profite de la grande corruption ?
Actuellement, la critique du rôle de l’Etat du Sud tend à se faire au regard de son niveau de corruption. Il est vrai que cette dernière représente un obstacle majeur à l’efficacité des services publics et des instruments légaux. Généralisée, elle induit l’impunité et la violation des droits humains. Corruption et mauvaise gouvernance sont donc étroitement liées. La relation de causalité qui les unit est cependant moins évidente. N’est-il pas vain de lutter contre la corruption en laissant la question de ses causes immergée ?
En d’autres termes, faut-il voir la corruption comme une cause ou un symptôme d’une crise de l’Etat ? Pendant que le projecteur est braqué sur les pratiques de corruption et la lutte contre ce fléau, d’autres maux évoluent en toute liberté. La responsabilité des politiques d’ajustement structurel dans l’amplification de la corruption et le développement de réseaux mafieux dans certains Etats africains est ainsi rarement mentionnée. Il est cependant évident qu’une réduction des effectifs de la fonction publique engendre une difficulté d’accès aux institutions bureaucratiques pour les citoyens. En ajoutant le paramètre des fonctionnaires peu ou pas payés, le risque de développement de la corruption devient prépondérant. La réponse à la question de la corruption comme cause ou symptôme ne serait pas sans incidences sur les programmes ou projets de coopération en faveur de la bonne gouvernance.
Si la corruption diffère géographiquement de par sa nature et son ampleur, elle ne se réduit pas à une pratique culturelle. On ne corrompt pas uniquement « parce que c’est la coutume ». La corruption est à l’image d’un contexte plus large qui intègre les paramètres historiques, économiques et sociaux de l’Etat ou la région en question. Penser que la corruption est une question de culture, c’est penser qu’en Occident il n’existe pas de pratiques corruptives généralisées et qu’en Afrique la lutte pour plus de transparence passe par l’imposition de normes contrôlables depuis l’étranger (l’Occident de préférence puisque la corruption n’y est pas une coutume !) ou « l’évolution » de cette culture vers plus de cohérence avec les contraintes de l’économie !
La compréhension du phénomène passe par la complexification du regard qu’on lui porte. Au sein de l’Union européenne, des disparités existent quant au traitement de la corruption. La législation relativement stricte en matière de corruption nationale se relâche étonnamment lorsque ces mêmes transactions s’opèrent à l’étranger. Récemment la plupart des pays européens ont supprimé les avantages fiscaux suivant ainsi une recommandation de l’OCDE datant de 1996. Ces avantages prévoyaient la possibilité de déduire les pots-de-vin pour « paiement de commission » !
Actuellement l’offre de pots-de-vin n’est, dans la plupart des Etats de l’UE, plus favorisée mais elle n’est pas non plus considérée comme répréhensible. Il est toujours permis de payer des « commissions » mais il n’y a plus d’avantage fiscal associé. Alors, notre culture serait-elle schizophrène ?
Rabattre la corruption sur la culture mène à une impasse. La rationalité liée au contexte socio-économique intervient également dans les relations corruptives. La lutte contre la corruption est partout relativisée par la crainte d’entrave au business par exemple.
Une hypothèse implicite contenue dans l’introduction de la thématique de lutte contre la corruption et dans le paradigme de « bonne gouvernance » est que la démocratie serait le système politique le meilleur (rien de nouveau) et qu’il serait le plus efficace (le seul ?) pour diminuer le degré de corruption dans un pays. Mais cette hypothèse est loin d’être vérifiée : en Afrique, certains pays non nécessairement démocratiques (le Rwanda, la Tunisie, par exemple) ont un faible degré de corruption. Les Emirats Arabes du Golfe sont aussi un exemple de pays non fortement démocratiques mais avec de faibles degrés de corruption.
A contrario, dans des pays comme l’Argentine ou la Bolivie, démocratiques, le niveau de corruption est élevé. La relation entre démocratie et corruption n’est pas établie ; et c’est encore pire si on ajoute la question du développement. En effet le triangle démocratie-corruption-développement n’a pas été profondément étudié pour le moment et ce n’est pas aisé de déceler dans quel sens vont les corrélations. Faut-il voir la corruption comme un symptôme de ce qui ne va pas bien par ailleurs, ou bien la cause de tous les maux ?
On entend souvent dire qu’un fort taux de corruption affecte la croissance d’un pays ; si la corrélation inverse entre niveau de corruption et taux de croissance d’un pays est clairement établie, il n’y pas de lien de causalité qui ait été prouvée. Est-ce un faible taux de croissance qui implique un haut niveau de corruption ou bien est-ce un haut niveau de corruption qui engendre un faible taux de croissance ?
La réponse n’est pas facile. Le contre-exemple de la Corée du Sud, où la corruption a même été utilisée pour stimuler la croissance, entre le début des années soixante et la fin des années quatre-vingt vient compliquer la réflexion. Dans certains cas, il se pourrait même que la corruption vienne doper la croissance (même s’il reste très difficile de faire des études pour confirmer cela, vu la nature « opaque » des chiffres relatifs à la corruption).
En fait, cela va même plus loin : une forte corruption n’implique pas non plus un niveau d’investissements étrangers bas. S’il a été prouvé que c’est vrai que les investissements diminuent s’il y a plus de corruption dans le cas de pays faiblement corrompus, ce n’est plus le cas du tout dans le cas de pays fortement corrompus.
Ce lieu commun est peut-être moins répandu que les autres et il est peut-être plus le fait de personnes ayant des visions essentiellement culturalistes. En fait l’assertion est évidemment totalement fausse : de nombreuses études ont montré à différents moments et dans différents contextes que ceux qui tirent profit de la corruption sont essentiellement des groupes ayant déjà une position haute dans leur société du point de vue des richesses et du pouvoir. S’il arrive à quelques-uns des groupes dominés de s’en sortir grâce à la corruption, cela reste rare et limité.
La corruption a été assez rapidement appropriée par les institutions économiques internationales, le FMI et la Banque mondiale, qui en ont fait un point d’entrée intéressant pour affaiblir le rôle de l’Etat dans les pays du Sud. Les analyses du début des années nonante convergent toutes pour dire que, s’il y a corruption, elle est le fait d’agents de l’Etat, souvent aussi incompétents que corrompus.
L’application des réformes du consensus de Washington, préconisées alors par FMI et Banque Mondiale, affaiblirait automatiquement le rôle de l’Etat et donc lutterait de fait contre la corruption avec une vision simpliste : « si on diminue le nombre d’agents publics et de fonctionnaires, on diminue le nombre d’occasions de corruption, et donc on diminue la corruption ».
Ainsi, la lutte contre la corruption est vite instrumentalisée dans une vision néo-libérale hégémonique à l’époque. C’est ainsi qu’un nouveau paradigme émerge dans la coopération au développement : la bonne gouvernance, dont un des piliers est la lutte contre la corruption.
Si, a priori, personne n’est contre le renforcement de ce pilier, la façon de mener cette lutte contre la corruption ne fait vraiment pas l’unanimité. Il est maintenant admis que de tels programmes de lutte contre la corruption donnent des résultats très mitigés : d’ailleurs la Banque mondiale elle-même reconnaît que dans un pays très corrompu la création d’une agence de lutte contre la corruption et la sensibilisation des agents publics ne changent pas grand-chose. En fait, on considère que la probabilité de réussite des programmes de lutte contre la corruption est inversement proportionnelle au degré de corruption dans le pays : en gros les programmes réussissent dans des pays faiblement corrompus. CQFD et retour à la case départ (ou pas loin).
Créée en 1993, Transparency International est considérée comme un des leaders de la lutte contre la corruption. Elle rencontre dès sa création l’approche purement économique de la corruption défendue par le FMI. Très active, cette ONG concentre toutefois ses efforts sur le secteur privé ou institutionnel. Elle s’intéresse particulièrement à la grande corruption et aux instruments légaux pour la réguler au détriment de la prévention des pratiques par la sensibilisation de la population en général . (Voir « Transparency chez les autres », p. 20-23 du présent numéro).
Certains auteurs soutiennent que la corruption est nécessaire pour deux raisons. La première est qu’elle joue le rôle d’une prime par tâche qui incite l’agent à travailler plus. La deuxième est qu’elle permet aux entrepreneurs de contourner une administration rigide. Dans les pays où les salaires sont bas et les biens et services vendus à une valeur sous-estimée, la corruption permettrait de restaurer le mécanisme des prix et d’améliorer l’allocation des ressources. Dans le contexte des pays du Sud, la corruption permettrait donc d’accroître l’efficacité économique.
Cette argumentation a cependant été largement démentie . Les enquêtes montrent que la corruption renforce les inégalités et réduit l’accès aux biens et services publics. Elle crée donc en général un climat économique défavorable à la majorité de la population.
Le présent recueil d’idées reçues doit beaucoup à l’article dont la plupart des idées sont extraites ; toutes les références complètes pour les idées reprises ici sont données dans cet article : Lutte contre la corruption et coopération au développement : synthèse, enjeux et perspectives, Département fédéral des affaires étrangères de la Confédération suisse.