Le conflit est à la base de toute
démarche cinématographique, par Chafik Allal et Julia Petri
« Peut-on rire de tout ? Et peut-on rire avec tout le monde ? » Vingt cinq ans après, la question posée par l’humoriste Pierre Desproges reste d’actualité. En tout cas, durant les séances des Jeudis du cinéma à Bruxelles, cette question est importante et ne concerne pas que le rire. Elle pourrait être reformulée, dans ce contexte-la, de la façon suivante : « Peut-on tout regarder ? Et avec tout le monde ? » Si la réponse du cœur voudrait être positive, celle apportée après réflexion est beaucoup plus nuancée et plus complexe à donner. Cette expérience des Jeudis du cinéma est, à plusieurs égards, intéressante : elle est destinée aux groupes en alphabétisation et en français langue étrangère à Bruxelles et ces groupes sont, essentiellement, composés de personnes d’origine sociale populaire et d’origine nationale mélangée et non européenne.
Et si, par excès de prudence ou relativisme, on ne voulait pas se poser les questions ci-dessus, elles s’imposeraient d’elles-mêmes. Que nous le voulions ou non, regarder plutôt tel film que tel autre, (pouvoir) apprécier plutôt celui-ci que celui-là n’est pas qu’une question de goût « personnel » ou individuel. Pas convaincus ? La projection du film Salut cousin en 2007 a été une fabuleuse occasion pour montrer qu’on ne peut pas tout regarder dans n’importe quelle circonstance. En cause, un passage où Alilo, personnage principal du film débarquant récemment du Maghreb, se retrouve avec une tête de frustré dans un peep show. Dans la salle, et en pleine projection, des participantes se sont levées et ont, ostensiblement, laissé voir leur désaccord et leur colère. Suite à ce film, elles ont même laissé entendre qu’elles ne pouvaient plus faire confiance à leur formatrice.
Bien sûr, on peut dire qu’on s’en fiche et que si elles n’aiment pas, elles n’ont qu’à rester chez elles (comme certains propos entendus au sujet de femmes voilées, par exemple). En disant cela, on se prive d’opportunités intéressantes : d’abord, de celles de construire du dialogue dialogique dans les groupes et, ainsi, de contribuer à la construction du collectif et de l’agir ensemble ; ensuite, de celles permettant de conflictualiser les situations en vue de mieux se connaître à partir des lieux d’où on parle et où on vit (dimension diatopique ou polytopique) ; et finalement, de la grande opportunité d’avoir des moments pour avancer vers les objectifs initiaux du projet – conscientisation et émancipation en partant de l’individuel, en passant par un dialogue dialogique et diatopique et en allant vers la construction de plurivers ou le collectif peut utiliser un film pour exprimer, partager ou défendre sa vision et sa perception de l’universel. Et la démocratie participative vaut le prix consistant à saisir ces opportunités.
Sans verser dans l’angélisme, il peut être compréhensible, dans certaines situations extrêmes, d’éluder le conflit et de mettre fin à des attitudes dangereuses dans un groupe. Si ça peut avoir l’effet de protéger clairement les personnes présentes, ça produit rarement de grands changements cognitifs.
L’explicitation des conflits, prônée par l’éducation populaire, facilite l’identification des alliés dans des actions collectives communes contre toutes formes d’inégalités de richesses et de pouvoir. Et, de notre point de vue, formateurs et participants aux groupes d’apprentissage (ou apprenants) sont des alliés potentiels dans des stratégies d’alliance à construire : l’utilisationde certains films peut s’avérer être un point d’entrée pour avoir prise sur un levier intéressant.
Alors, en plus d’être outil pédagogique et outil de connaissance culturelle, le cinéma outil de mise en conflit en vue d’un passage de l’individuel au collectif ? Probablement, même si cela est risqué et peut être discutable. Si nous devions étayer pour renforcer notre propos, nous proposerions au lecteur de s’attarder un peu sur la base dramaturgique du cinéma : il pourra se convaincre (si ce n’est déjà fait) que le conflit [À la suite de Yves Lavandier dans « La Dramaturgie - mécanismes du récit », nous entendons par conflit tout type de situation ou de sentiments conflictuels, provoqués par un choc, un heurt se produisant lorsque des éléments, des forces antagonistes entrent en contact et cherchent à s’évincer réciproquement.] est à la base de toute démarche cinématographique. Plus largement, le conflit est au cœur de toute œuvre dramatique. Ainsi, dans un film, un des protagonistes vit du conflit – tristesse, misère, malheurs – et, par magie, ça rejaillit sur le spectateur [Pour peu que le film soit bien fait.]. Par exemple, le personnage de McMurphy [Brillamment interprété par Jack Nicholson.] dans Vol au dessus d’un nid de coucou a beau être celui d’un manipulateur condamné pour pédophilie, on s’identifie facilement à lui pendant son internement dans l’hôpital psychiatrique.
Quand une émotion ressentie par le protagoniste – « victime » dans l’histoire du film – est également ressentie par le spectateur, une identification importante peut se créer entre les deux. Et ce phénomène d’identification émotionnelle peut avoir des conséquences très compliquées si, en plus, l’identification avec le protagoniste touche à des zones sensibles « personnelles » chez le spectateur : une femme battue regardant le film Te doy mis ojos pourrait vivre difficilement certaines scènes où Pilar, personnage principal, se fait elle-même battre par son mari violent ; un Noir, immigré en France et vivant des situations d’exploitation, pourrait être touché profondément s’il voyait un film sur l’esclavage [Malheureusement, à notre connaissance, il n’y en a pas beaucoup qui sont produits en Europe sur le sujet.].
D’ailleurs, d’autres formes d’expression peuvent produire le même type d’effets [Par exemple, au sujet de certains passages de la bande dessinée Tintin au Congo, des Congolais en Belgique peuvent vivre une identification émotionnelle doublée d’une identification personnelle, source potentielle de souffrances identitaires pénibles, liées à la perpétuation des rapports de domination. A un point tel qu’un comptable congolais à Bruxelles a déposé plainte contre X et contre la société Moulinsart, en charge de l’exploitation commerciale de l’oeuvre d’Hergé.]. On peut se dire que la situation, décrite plus haut, et vécue durant la projection de Salut cousin est du même ordre. La réaction des femmes est, peut-être, une réaction à la perpétuation des mêmes mécanismes de domination dans lesquels le dominant est toujours dominant et le dominé est au mieux moqué, au pire humilié. La foi radicale en une démocratie participative pousse à reconnaître l’intérêt d’une réaction telle que celle initiée par le groupe d’apprenantes : elles ont l’impression qu’on se moque d’elles à travers le personnage de Alilo.
En conséquence de cette réaction, un groupe de travail en « Cinéma et interculturel »[ Groupe de travail initié par Lire et Ecrire Bruxelles et animé par ITECO entre 2008 et 2010.] a été mis en place pour comprendre ce qui s’est passé. Deux questions importantes se posent immédiatement au groupe de travail : qu’est-ce qu’on peut faire d’une telle mise en conflit ? Et comment s’en sortir, dans les groupes d’apprentissage, pour « préparer » les conflits à venir de telle façon à ce qu’ils servent ?
Cinéma et zones sensibles
L’explicitation du conflit a été l’occasion d’approfondir la compréhension d’aspects liés à des zones sensibles quand nous regardons des films : si les « autres », dans le cas présent des apprenants, ont des zones sensibles (ré)activées en regardant certains films, ça vaudrait le coup de nous poser la question de nos propres zones sensibles et de leur (ré)activation éventuelle. La première réaction de plusieurs membres du groupe de travail a été de les circonscrire à la violence explicite et au sexe (et encore... seulement au sens de la pornographie).
Nous avons dû puiser dans un large éventail de films pour que tout le monde soit convaincu que d’autres zones sensibles sont (ré)activables dans certaines situations : ainsi, la projection de Nuit et brouillard d’Alain Resnais et l’horreur des camps nazis qui y est montrée a été l’occasion de toucher une zone sensible importante liée à la mémoire de la Shoah et à la difficulté de certains de regarder explicitement les images de l’horreur du nazisme ; une autre expérience, différemment intéressante, a été vécue lors de la projection d’extraits de Salo, ou les 120 jours de Sodome, de Pier Paolo Pasolini. C’était l’occasion, pour nous, de nous rendre compte que la projection d’un simple extrait sur le pouvoir et l’humiliation pouvait provoquer des réactions émotionnelles extrêmement fortes et une répulsion quasi physique. Un travail parallèle – entrepris avec un autre groupe de formateurs sur L’esquive d’Abdellatif Kechiche – a été l’occasion de noter les (ré)activations de certaines autres zones sensibles allant jusqu’au rejet du film, par les formateurs, pour des raisons liées à la « qualité » de la langue dans les dialogues. Si ces exemples sont cités, c’est surtout à titre d’expériences de détection de zones sensibles « inattendues » par des formateurs. On peut continuer à décrire des extraits pouvant produire des situations-problèmes, mais ça aurait un intérêt limité, vu que c’est plus la démarche pédagogique interculturelle qui nous paraît intéressante, chaque lecteur se l’appropriant en fonction de son propre contexte.
Une fois que nous en savions un peu plus sur nos zones sensibles par rapport aux images de films, il devenait intéressant de mieux connaître les zones sensibles des apprenants. Il nous paraissait évident que la première approximation serait grossière et ne servirait qu’à délimiter le champ des risques possibles. Par exemple, on peut imaginer que si un groupe est constitué de personnes « religieuses », il pourrait s’avérer difficile de tenir des discours critiques sur les religions ; ce qui, pour le groupe de travail, ne signifie pas renoncer à en tenir. Au contraire, si la programmation d’un film est justifiée par un choix pédagogique et politique, notre démarche consiste à expliciter le conflit de la façon la moins frontale possible : préparer ensemble le film est l’occasion d’identifier ce que les formateurs voient comme des nœuds potentiels dans les groupes. Le choix des nœuds se fait en groupe de travail à partir de la connaissance qu’on a des groupes en formation.
De proche en proche, en partant d’une situation de problématisation amenée par une personne, nous arrivons d’abord à être touchés, réfléchir et travailler sur ces situations dans le groupe de travail [Constitué essentiellement de formateurs, de personnes s’occupant de pédagogie chez Lire et Ecrire et de personnes d’ITECO.], puis avec un groupe de formateurs plus large qui lui-même travaille avec les groupes en apprentissage[La démarche est décrite plus longuement sur Cinéma, outil interculturel sur ITECO.be et a été publiée dans la revue Dialogue n° 133 « Géographies : Comprendre et agir sur le monde » juillet 2009.].
Les activités pédagogiques ont été finalisées ; la préparation dans les groupes a déjà été effectuée ; il est temps de nous trouver une bonne place au milieu de la salle pour la séance de projection. Ca commence. Ah mais je reconnais la voix, c’est Pierre Desproges : « Françaises, Français, Belges, Belges ... ». Mais, franchement, peut-on rire de tout ?