Les médiateurs sont dans une position semblable à celle qu’ils imposent ou construisent avec leurs publics, par David Jamar et Isabelle Stengers
La rencontre « De l’individuel au collectif » organisée par ITECO en janvier 2011, que nous prolongeons ici, s’adressait à ceux pour qui ont un sens les luttes spécifiques, la question jamais réglée des productions de collectifs, et plus particulièrement à ceux qui se mettent en position de médiation.
Il ne s’agissait pas de s’adresser les uns aux autres comme ayant accumulé des succès, qu’ils soient posés comme héroïques, reposant sur la bonne volonté de quelques uns ou qu’ils soient posés comme probables, c’est-à-dire comme répondant aux objectifs premiers et préposés du dispositif. Ce genre de rencontres existe bel et bien lorsque certains pouvoirs publics réunissent des colloques à propos de ce qu’ils appellent « bonnes pratiques ». Ces « bonnes pratiques » s’ajoutent alors les unes aux autres et peuvent être adoptées ou rejetées, sans autres conséquences que celles de leur adoption, respectant le cadre du décret présent ou à venir. Elles visent à devenir ad hoc et à être présentées comme tel. Et l’on peut aisément comprendre que ça et là, certains « porteurs de projets » s’y prêtent sans trop souligner les moments d’hésitations, les tentatives de redéfinitions que l’expérience, si elle fait la différence entre succès et réussite, aura supposés. Cette forme d’échanges s’appuie en effet sur les distinctions et séparations habituelles entre des objectifs généraux de pouvoirs subsidiants, des associations en concurrence, porteuses de projets (et disposant de méthodologies qui interprètent ces objectifs généraux), et enfin des publics, plus ou moins ignorants, susceptibles de voir leur degré de citoyenneté, d’autonomie, d’émancipation, augmenter.
Quels pourraient être les modes de partage de savoirs s’appuyant non pas sur des succès prévisibles mais sur des échanges à propos d’éventuelles « réussites » ? Le contraste entre succès et réussite à été proposé par Vinciane Despret, à propos des éthologues construisant leurs rapports aux animaux étudiés. Là où le succès se borne à marquer que l’animal aura eu le comportement attendu lorsqu’il répond à l’une ou l’autre stimulation, la réussite met en jeu la construction processuelle du dispositif lui-même, orienté non plus vers une pure vérification mais vers la production possible d’un animal intéressant. Cet animal-ci, intéressant, actif, aura fait faire des choses au chercheur pendant que celui-ci en suivait le comportement et adaptait son dispositif.
Les réussites doivent pouvoir être pensées comme rares, fragiles mais possibles et d’autant plus précieuses que les histoires et récits d’échecs peuvent également être producteurs de savoirs à la condition de pouvoir, dans les deux cas, répondre d’une mise en problème.
L’on peut ici faire résonner la différence entre se heurter à des difficultés et transformation de ces difficultés en problèmes. Les « difficultés » sont inhérentes à tout qui tente une action, et peuvent se mettre à mesurer une simple distance entre objectifs préposés et réalité obtenue, mettant au besoin en question les moyens, les méthodologies de travail (à appliquer, reproduire, améliorer). A contrario, l’addition de ces difficultés peut être l’occasion de productions d’un ensemble de dénonciations relatives aux conditions infernales dans lesquelles sont effectivement mis les médiateurs, les associations subsidiées, etc. De nombreux écrits sociologiques existent bel et bien à propos de ces impossibles positions et de leurs causes systémiques : Etat social actif, subsidiarité, contrôle social sous couvert d’émancipation. N’existe alors rien entre quitter le navire ou être complice, piégé par l’emploi.
Le mérite de ce genre d’analyses est de poser a volo que précisément, la question de la réussite d’une action n’est pas affaire de simple bonne volonté. Elle a également pour effet de produire, par la bonne compréhension des « difficultés », la bonne réflexivité, le regard enfin lucide (multiplication des analyses « meta »). Mais elle ne le fait pas sans teinter ce regard lucide d’une couleur désabusée. Ce regard peut alors s’accommoder, supplément d’âme, d’une situation (corporelle) insatisfaisante comme il peut trouver refuge dans un avenir lointain, défait des présentes oppressions : routinier le jour et révolutionnaire, le soir, « Un autre monde est possible, mais pas dans ce monde-ci ».
Tout autre est le souci, qui semblait nous réunir, de transformation des difficultés en problèmes. Cette opération suppose une attention toute particulière aux dispositifs spécifiques mis en place, aux agencements dans lesquels ils s’insèrent, puisqu’il s’agit de tenter un diagnostic, c’est-à-dire une prise au sérieux, des difficultés rencontrées : les déployer moins dans ce qu’elles représentent en toute généralité que dans ce qu’elles impliquent dans l’action. De tels savoirs peuvent alors se faire cartographiques, explorent les territoires spécifiques des actions, identifient les modes par lesquels ont été traitées les difficultés en question, les nouvelles formes de passages inventées ici et dont le récit peut éventuellement servir à de nouvelles problématisations.
Contrairement à l’ajout des difficultés, se raconter des mises en problèmes exige d’en passer par des histoires très spécifiques, des modes où il n’est pas garanti a priori que les problèmes d’un cas rencontrent ceux d’un autre cas, puisqu’ils ne sont pas déjà lissés par une distance à réduire par rapport à des objectifs communs. On parlera ici plutôt de récits-recettes que de récits-théories. Les recettes en effet s’échangent entre ceux qui ne cherchent pas de modèles mais pour qui une recette pourra donner une idée. On n’obéit pas à une recette, on ne l’applique pas, on ne cesse de la réinventer en relation avec la situation, ses contrastes, ses ressources. Une recette traduit donc l’exigence du refus de tout passage à la généralité, elle implique bien plutôt l’apprentissage des situations et la mise en expérience des échecs – transformer une difficulté en problème n’est pas une procédure automatique mais une réussite non généralisable – cela se répète sur le mode du « ici », « à nouveau », sans perspective de reproductibilité.
Les recettes, parce qu’elles posent la question d’une réussite, impliquent la possibilité d’un raté. Comment, par exemple, lorsqu’il s’agit d’un public en échec scolaire, fabriquer le problème de cet échec ? Les méthodes « pédagogiques » visant aux objectifs, savoirs, connaissances, déjà constitués, ont comme caractéristique de laisser intact un mode de circulation des savoirs séparant les détenteurs (pouvoirs publics), ceux qui les exercent (les médiateurs) et les destinataires (en situation d’échec). Mettre en problème, dans ce cas, ce serait par exemple supposer que les destinataires savent quelque chose de ce qui les a mis en échec, sont à leur manière des « experts » de la manière dont se produit l’échec scolaire. Mais on comprendra qu’entre cette supposition et une production effective de déplacement quant à la question des savoirs, faisant des personnes mises en échec des participants à une construction de savoirs sur la pédagogie scolaire, il ne suffit pas de bonne volonté ou de déclaration d’intention. Il y faut la création de dispositifs producteurs de mise à égalité, où la question de l’échec devient capable de réunir ceux qu’elle engage, et de telles créations ont besoin de récits, d’échanges d’expériences, et surtout pas de consignes.
Modifier les rapports aux publics dits « cibles », moins comme des cibles réceptacles que comme capables de pensées, capables de participer d’une situation produisant des savoirs en tous les cas, non définis en fonction de tous les manques qui les caractériseraient (et justifieraient une action ad hoc), de tous les processus d’affaiblissements dont ils ont été effectivement « victimes » : cette proposition, un sociologue peut y être particulièrement sensible. Car son champ disciplinaire se plaît à définir les « manques » lorsqu’il étudie les populations dites dominées et analyse le rôle « intenable » des travailleurs sociaux, allant parfois jusqu’à conditionner l’intérêt d’une enquête à la découverte des formes multiples de ce qui renvoie au même, à la domination.. Cette opération laisse intacts les rapports entre le sociologue et les populations étudiées et, montre par là, le plus souvent à l’Etat qui le paie, son utilité sociale désintéressée.
Elle est de plus sans risque car la situation même de l’enquête, son acceptabilité par ceux qu’elle concerne, les désignent comme susceptibles de confirmer cette étiquette sur le mode de la redondance (et cela même, voire surtout, s’ils la contestent). En revanche l’adresse à des personnes en tant que capables de pensées, capables de participer à une situation productrice de savoir met en risque. Dans ce cas la réussite est aussi rare et importante qu’elle l’est dans les sciences expérimentales, et peut, comme c’est le cas dans ces sciences, être porteuse de conséquences, ouvrant à de nouveaux possibles.
Il est assez intéressant, du point de vue des sociologues, que lorsque leur démarche s’est adressée à des scientifiques, ceux-ci se sont sentis insultés (guerre des sciences). Il serait trop simple de lier ce sentir à la position dominante de ces scientifiques. Comme l’a proposé Bruno Latour, on peut y voir tout aussi bien la felix culpa de la sociologie, la « faute heureuse » par où elle pourrait apprendre les obligations de son métier – s’adresser à ceux qu’elle étudie en tant qu’ils sont capables de lui apprendre quelque chose et non en tant que leur seul rôle serait de confirmer une hypothèse générale les englobant a priori. Corrélativement un des possibles qu’une réussite rend envisageable est que ceux qui participeraient à une production de savoir les concernant deviennent eux aussi capables de discerner le présupposé du « manque » qui structure la manière dont s’adressent à eux ceux qui « leur veulent du bien », ou travaillent pour le bien de la société (qui, comme on le sait, est censé être conditionné par le savoir des sociologues).
« Respect » : cette exigence, nombre de médiateurs sociaux y ont eu affaire. Il émane le plus souvent de migrants, d’enfants de migrants issus d’anciennes colonies. Ce n’est pas anodin et ce serait sans doute une occasion manquée que d’attribuer à cette exigence, la marque d’une demande de reconnaissance enfin attribuée. Les soulèvements anticoloniaux n’ont pas produit des énoncés réclamant piteusement une forme de reconnaissance, à l’état d’égal humain par exemple. Ils n’ont pas plus réclamé que le colonisateur puisse se mettre à la place du colonisé, ce qui, du reste, il tentait déjà, en image du moins, de faire – les rapports entre anthropologie et colonisation n’ont plus à être démontrés. Une somme de ces énoncés faisaient bien saisir à quel point ce « se mettre à la place de » pouvait charrier et amplifier de nouvelles formes de vampirisation de ce qu’ils pourraient devenir (voir toute l’histoire de l’aide au développement). Il est ainsi possible de lire le discours de Lumumba au roi Baudouin comme trace de ces énoncés puisqu’il s’agissait peut-être autant de manifester la production de frontières littéralement violées que de faire porter le poids de la culpabilité sur le colonisateur – et certes, il y a bien contentieux.
« Respect » dispose de deux faces quasi opposées : lorsqu’une enseignante, un médiateur, se voit accuser d’avoir manqué de respect ou lorsqu’il célèbre une situation telle que le mot « respect » peut être énoncé. Partons de la célébration avant de saisir l’accusation en manques. Si bien sûr, un artiste réalise une prouesse particulière, remarquable justement parce qu’il déplace le point où l’on aurait pu l’attendre, si Michael Jackson - et le fait de sa réussite commerciale peut amplifier le qualificatif - parvient à transformer la chaîne MTV de chaîne rock ou country blanche en chaîne devenue dépendante de musiques noires américaines (funk, RnB, soul, rap, etc.), son art particulier pour ce faire peut être affublé de « respect ».
Quoique le terme puisse s’adresser à un individu pour toute son œuvre, il s’agirait avant tout d’une forme célébration d’un « agencement » réussi, d’une manière telle qu’il puisse être signé de respect : depuis une situation, avec ses ingrédients, tout impurs qu’ils soient, quelqu’un (ou une entité), par son art - qu’il pousse, sans le détruire, à l’une de ses limites - fait prendre à la situation un tour heureusement inattendu. « Respect » ne signe pas particulièrement en effet des actes héroïques, ou de bonnes intentions sans considération des effets produits. Dire le « Respect » s’éloigne aussi d’une simple reconnaissance d’existence ou de talent d’autrui ; il ne s’agit pas d’une récompense pour un quelconque bon comportement puisque signer une situation de cet ordre affecte tout autant celui qui l’énonce que ce à quoi il s’adresse. De même, aucun contrat comportemental ne vient le garantir. Dans l’énoncé, c’est d’une joie possible qu’il s’agit : triste est le monde où s’appauvrissent les situations qui en seraient dignes.
Ce qui se dit de l’affirmation peut ensuite s’inverser en ce qui concerne la négation. « Manque de respect » circule tout autant entre, par exemple, un enseignant et un adolescent qui le signalerait. Envers l’accusation de ce manque, toute dénégation « mais non, je te respecte » ne s’avère pas seulement inefficace, mais prolonge plus encore le manque en question, tant il s’agit alors de ne pas tenir compte de l’événement de ce manque. Si à un adolescent qui a dit un mensonge, un adulte dit « tu es un menteur », passant d’un acte à une identité, il ne suffit pas de dire, voie toute tracée à une forme pédagogique, « je t’explique ce que j’ai voulu dire, tu as mal compris. » comme s’il s’agissait d’une erreur de communication. Ni non plus de tenter une réparation en « se mettant à la place » de celui qui accuse un « manque de respect », de « comprendre » sa susceptibilité. Seul, éventuellement, un réel apprentissage, annoncé comme tel et qui engage l’adulte, pourra fabriquer un nouvel agencement, digne de « respect ».
Plus généralement, faire reposer une situation de type pédagogique sur la « pure expression » des élèves, des publics, etc. constitue l’une des positions les moins risquées et les moins dignes de respect car le médiateur fait mine de se retirer de la situation, fait reposer l’éventuel succès sur les seuls exprimants qui savent bien que la « liberté de s’exprimer » a pour corrélat l’absence de conséquences – sauf le savoir que le médiateur tirera éventuellement pour lui-même « sur » ces expressions. Que le médiateur soit ainsi susceptible de nier pour lui-même, toute possibilité d’engagement, c’est-à-dire aussi d’éventuels échecs, signe l’agencement – c’est bien à un « manque » qu’il s’adresse, non à la capacité des participants d’élaborer un savoir pertinent pour tous, y compris pour lui-même.
A propos de situations aux conséquences extrêmes, celles qui mettent aux prises un tortionnaire et une victime, Françoise Sironi est parvenue à produire des situations de soin qui ne laissent pas la victime dans une pure expression de la souffrance ou recherche psychanalytique des significations ignorées de sa souffrance (le bourreau-le père ?) Si le bourreau a eu un effet, ce n’est pas tant qu’il est parvenu à faire parler le supplicié, mais qu’il est parvenu à délier ce dernier de ses forces, de ses attachements, de ses propres cultures, bref à le « désituer », et à produire ainsi un torturé ressemblant avant tout, d’où qu’il vienne, à un autre torturé. Le bourreau lui-même, pour le devenir, aura fait l’objet d’un tel processus sous sa forme la plus achevée ; il aura subi une « infraction psychique » faisant entrer en soi un autre que soi, un autre qui s’est mis littéralement à sa place en en occupant toutes les positions et l’a ainsi déconstruit mais, qui à la différence de ce qui arrive au supplicié, l’a reconstruit sous une forme ad hoc. Pour Sironi, la thérapie ne doit pas passer par l’affectif mais par l’analyse de ce qu’a fait, ou voulu faire le bourreau. Elle nécessite que la thérapeute s’allie directement au patient (supplicié) plutôt que de se mettre à la place de, ou d’exiger une pure expression : il s’agit de ne pas reproduire une situation ressemblant à la situation tortionnaire.
Pas de retrait thérapeuthique ici échangeant un silence contre l’expression des malades tout en machinant les voies d’une guérison conforme, applaudissant les bons passages et regrettant secrètement les longues errances. S’allie, c’est-à-dire, dresse et propose, avec lui la cartographie des diverses manipulations du tortionnaire alors bel et bien présent comme troisième personnage (ennemi commun), situationnel, dans la thérapie. C’est bien d’apprentissage qu’il s’agit alors puisque les éléments d’abord insensés, d’abord posés comme ayant eu pour seul but de faire souffrir, cessent de renvoyer purement et simplement aux modes d’interprétations individuels du torturé. En faire sortir le bourreau, le prendre comme un problème implique de saisir, de construire sa théorie : par où est-il passé, comment s’y est-il pris pour tenter de détruire ce qu’il a parfois effectivement détruit. Ces histoires, ces technologies misent bel et bien sur les forces des torturés, en tant que capables de produire des savoirs que rien ne pourrait créer, de l’extérieur, sans leur expérience de la torture et du dispositif thérapeutique. Savoirs spécifiques mais savoirs éventuellement cumulables à propos d’autres situations de tortures puisque l’alliance implique que la thérapeute fasse intervenir ce que d’autres patients qu’elle a eu en charge lui ont appris.
Faire alliance avec ceux qui sont usuellement définis par leur « manque » n’a rien à voir avec leur donner raison, pas plus qu’avec « se mettre à leur place ». Les alliances se font toujours entre hétérogènes, et si elles produisent des agencements auxquels « respect » peut être associé, c’est dans la mesure où elles passent par la « force » des hétérogènes. C’est pourquoi une alliance se crée : il s’agit d’un événement et non d’une affaire de bonne volonté ou de compréhension.
Et supposer une « force » de la part des publics ou des usagers ne renvoie ni à un « fait » ni à une « fiction » mais à ce que requiert l’événement de la réussite. Il ne s’agit pas bien entendu d’une « force cachée », qui ne demanderait qu’à se révéler. Les jeunes en échec scolaire, ou qui vont de maison d’accueil à IPPJ « savent » bien des choses, ils sont bel et bien des usagers des institutions, qui savent les usages et savent faire usage – même si cet usage apparaît comme contre-productif. Mais c’est seulement relativement à l’alliance que ces savoirs peuvent, le cas échéant, devenir « forces », y compris à leur propres yeux, et cela seulement dans la mesure où l’alliance est effective et non pas de l’ordre du « comme si » à vocation thérapeutique.
On pourrait prolonger de manière abusive l’exemple des techniques qui « désituent » leurs victimes, qui les détache de ce qui fait leur force, nombre d’associations ont bel et bien l’expérience d’injonctions à des mécanismes de subventionnement, de formes d’évaluation dont la caractéristique, outre les mises en concurrences entre associations qu’ils produisent de fait, consiste à démembrer leurs modes d’actions : séparer les objectifs des méthodes, obliger à de périlleux exercices de double langage, ne pas avoir le temps, avec les pouvoirs subsidiants de reformuler le problème, se conformer à des objectifs qui ne semblent plus appartenir au groupe associé, alternative entre désirs de groupe et maintien de l’emploi.
Ces processus de démembrements existent bel et bien mais la situation de torture se caractérise par une théorie, une vision claire et relativement unifiée du tortionnaire organisant la multiplicité des technologies à l’œuvre sur le supplicié. Qui plus est, le supplicié n’est pas en position de poser la question de sa sortie éventuelle. Et ce n’est qu’une fois sorti, que le soin peut opérer. L’abus consiste à donner cette force aux pouvoirs publics, de faire comme s’ils étaient organisés de manière unitaire et intentionnelle quant au supplice, qu’éventuellement, ils produisent.
A la différence des tortionnaires, en effet, on peut à propos de ces fonctionnements de démembrement, donner une valeur opératoire à la question « peut-être qu’ils ne savent pas ? », ce qui peut ouvrir une voie fissurant l’opposition entre défaite et dénonciations désabusées, passant par la production de savoirs spécifiques de cartographies précises de ces fonctionnements (il s’agissait d’une des tentatives des ateliers d’ITECO).
L’apprentissage de ce que là, ils nous ont fait – lorsque la situation est dite échec – ou l’apprentissage technique que ces entrelacs entre ces différents « ils » sans doute moins monolithiques que ce que laissent croire les formes de dénonciations, peut ouvrir à des formes de « cultures » : se demander à quoi et en quoi précisément « on ne nous y reprendra plus », poser les conditions d’alliances, de partages de savoirs avec ceux qui, régulièrement, font face aux mêmes injonctions. La question de l’éventuelle désertion ne se pose plus alors en termes de pureté morale droite, digne et silencieuse, bref « sans histoires » fuyant un monde nécessairement pétri de contradictions, mais plus techniquement autour d’une évaluation pratique – en s’étant donné la chance de faire des « histoires » - de ce qu’il n’y aurait finalement plus moyen ici, de fabriquer. On y gagne alors au moins des éléments cartographiques liés à nos échecs.
Dans ce cadre, s’il s’agit d’éducation permanente, ce sont plutôt les services étatiques et administratifs qui pourraient alors, non pas être rééduqués, mais être construits et pensés comme ne disposant bien sûr pas encore – et pour cause, ils exigent des constructions locales – de ces savoirs. Instaurer un tel rapport ne se décrète pas mais dépend des cartographies effectivement construites.
Voici que les médiateurs sont, à certains égards, mais à partir de situations différentes, dans une position semblable que celle qu’ils, selon les cas, imposent ou co-construisent avec leurs publics ou usagers. Il faut remarquer qu’en cas de co-construction, leur rôle devient actif, à la fois comme groupe, comme association et en association avec les « publics » puisque de tels médiateurs se caractérisent par des expériences accumulées de construction cartographique, à initier au cas par cas. La pratique n’est pas liquidée comme c’est le cas lorsque s’impose le rôle démembré d’intermédiaires ouvrant la voie à toutes les analyses sociologiques mettant en évidence leur position intenable. Ce n’est donc pas tant de bonnes intentions qu’il s’agit, lorsqu’il s’agit d’échanger des savoirs spécifiques ainsi constitués, mais d’une nécessité pratique, apte à penser en même temps, sous l’angle des circulations de savoirs, les rapports aux pouvoirs subsidiant et les rapports aux usagers.