Propos de Cristóbal Gonzales recueillis par Vincent Stevaux
Cristóbal Gonzales, 43 ans, est aujourd’hui coordinateur d’Audiovisuales educativos, AVE, une ONG qui travaille avec des enfants des rues et des enfants travailleurs de Cochabamba en Bolivie. Je l’ai rencontré il y a une dizaine d’années quand il était éducateur et j’étais alors jeune coopérant pour une ONG anglaise où je réalisais des missions de renforcement d’acteurs locaux de la société civile bolivienne. Nous sommes devenus collègues puis amis et avons partagé pendant plusieurs années le destin d’AVE. Il m’a raconté son histoire.
Cristóbal est entré à AVE quand il avait 11 ans, comme personnel de nettoyage et de messagerie, petit job souvent effectué par des enfants en Bolivie. Il est resté dans la structure pendant toutes les années qui ont suivi et est devenu assistant, puis assistant de production, puis éducateur, puis coordinateur de projet, puis coordinateur de programme avant de prendre en main la destinée de l’institution depuis 2011.Au travers d’un entretien, nous avons essayé d’identifier dans son parcours d’émancipation des moments clés et les avons analysés. Ce qui suit est un résumé de son histoire, racontée à la première personne.
« Quand j’ai commencé à travailler, à l’âge de 11 ans pour remplacer mon frère, j’ai peu à peu pris conscience de mon rôle et du pourquoi j’étais là, ce qui me semble aujourd’hui être mon premier acte important d’émancipation. Avant ça, j’étais dans une sorte d’inconscience de ce que je vivais et des conditions dans les quelles je vivais, à savoir un père dominant et violent.
Je commence alors à travailler et je me rends compte que j’ai trop de temps pour faire ce que j’avais effectivement à faire. Je n’avais encore jamais eu de temps pour moi et, peu à peu, j’ouvre les yeux sur d’autres choses, sur moi-même, sur mon propre univers et sur ma place dans la société. Cette entrée dans le monde du travail m’a libéré d’une vision unique de ce qu’étaient les rapports humains dans mon milieu familial. Quelque chose se découvre et s’impose à moi rapidement : je veux être autonome du type de relation et du monde abusif dans lequel j’ai grandi en tant qu’enfant, un monde où la domination, la violence et l’abus de pouvoir de la part de la figure paternelle étaient la norme. Toutes ces relations et la manière dont s’articule la domination prennent sens lorsque je commence à travailler. Bien sur, cette prise de conscience ne s’est pas faite d’un jour à l’autre ; mais en quelques mois, je savais clairement et comme jamais ce que je voulais faire et comment je pouvais y arriver. Il n’y avait plus de marche arrière possible.
Dans le nouveau monde qui s’offre à moi hors de ma famille, je prends alors peu à peu conscience que je ne suis pas un fainéant, un rêveur inutile, un sale gosse mal éduqué, que je peux être utile et que j’ai quelque chose à apporter ; que la violence n’est pas la seule manière d’être relié à l’autre mais qu’il existe une autre réalité avec d’autres valeurs. Le salaire ne me donnait pas de réelle autonomie puisque j’étais toujours sous le toit et donc sous le pouvoir de mon père, mais l’évasion que représentait le fait d’aller travailler me donnait un soulagement par rapport à la maison, et le sentiment de pouvoir faire quelque chose de positif et qui était utile à d’autres m’offrait des ailes et une sensation de liberté que je n’avais encore jamais expérimentée jusque là. Mon travail me laissait le temps d’être moi-même, de réfléchir sur moi-même, sur ce que je voulais faire et sur ce que moi et mes frères et sœurs vivions à la maison. La violence n’avait jusque là jamais été questionnée, remise en question, elle était là. Dans l’ONG, on me prend en compte, on fait attention à moi, à ce que je pense, à ce que je veux, à ce que je suis. J’existe en tant qu’individu libre de penser, d’avoir des opinions et des envies qui sont respectées. C’est la révélation pour moi qu’il y a autre chose et la prise de conscience que je ne veux pas continuer à vivre dans l’univers dans lequel j’ai grandi jusque là.
Un autre moment important pour moi a été franchi lorsqu’à 14 ans, j’ai décidé, contre la volonté de ma mère pour qui je devenais un peu le fils ingrat, de construire sur le terrain de mes parents ma propre chambre avec ce que j’avais gagné. Ça a été mon second grand moment d’émancipation par rapport à ma famille, du moins c’est ce que je pensais quand je l’ai construite puisque j’avais supposé que cette autonomie physique s’accompagnerait d’une plus grande autonomie tout court. J’ai dû rapidement déchanter puisque je restais malgré tout sous la domination de mon père qui continuait à me réveiller à 5h du matin pour m’envoyer travailler, laver la maison ou faire toute autre tâche qu’il estimait de mon ressort. Je n’étais pas plus libre qu’avant mais j’avais prolongé le début de sentiment d’autonomie entamé lors de mon entrée dans le monde du travail. J’étais maintenant sûr que je voulais être rapidement autonome, mais être autonome ne se faisait pas n’importe comment dans mon milieu.
La pression familiale vous poussait à être un bon fils, à respecter vos parents et à faire ce qu’ils voulaient, ce qu’ils projetaient sur vous, ce que j’aurai fait malgré tout et jusqu’au bout puisque le contrat tacite qui me liait à mes parents m’imposait de terminer mes études secondaires et je savais que l’orgueil de mon père ne serait comblé qu’avec mon départ pour le service militaire. J’en ai surtout retiré un sentiment de liberté, d’être libéré de ce que je devais à mes parents. J’étais maintenant libre de commencer ma vie à moi. Même si cela peut paraître contradictoire, le fait de faire ce qu’on attendait de moi m’a libéré par la suite de devoir continuer à le faire et m’a permis, à partir de ce moment, de choisir plus librement, notamment l’organisation de mon mariage : je n’ai invité que ceux que je désirais vraiment voir ce jour là où au lieu de laisser la coutume m’imposer d’inviter toute ma famille éloignée. Ce fut très difficile de résister mais j’ai tenu bon, en partie parce que j’estimais avoir fait ma part du marché et que je pouvais maintenant imposer plus mes vues, même si cela passait souvent pour des caprices.
Depuis mon entrée sur le marché du travail, et mis à part quelques mois de travail plus informel, je me suis dédié au travail social et j’ai toujours eu cette envie d’offrir à d’autres qui étaient dans les mêmes conditions que moi les mêmes chances que celles que j’avais reçues chez AVE. La réciprocité est quelque chose d’important dans notre culture et j’ai senti très tôt que faire acte de réciprocité faisait partie intégrante de ce que j’estimais être mon rôle social. Au-delà de l’évidence de poursuivre le travail chez AVE de par la possibilité qui existait, c’est surtout cette volonté de réciprocité qui explique mon parcours professionnel et mon engagement social.
L’émancipation pour moi n’aurait pas de sens si je ne la voyais que du coté individuel ; elle n’a pris véritablement son sens parce que j’ai intégré la réciprocité dans ma manière de vivre, en fonction du cadre qui a été le mien. Je me devais d’assumer ce que j’estimais être mon rôle social et mon vécu. Je ne l’assume pas dans sa dimension familiale, mais avec des gens qui me sont étrangers, dont le vécu et le parcours me sont plus familiers, ce qui peut paraître curieux dans notre culture ou la famille est souvent le premier lieu de réciprocité. Je ne conçois pas l’émancipation comme un procédé individuel mais bien comme un procédé collectif qui traverse les groupes familiaux et communautaires.
Quand j’y pense, chez AVE, la plupart des gens qui y travaillent ou y ont travaillé ont un passé d’enfant travailleur ou possèdent cette faculté d’empathie qui les rend proches et leur permet d’accéder à cette réalité.
Au niveau plus personnel, petit, j’étais très nerveux et je préférais fuir les gens. J’étais un ours mal léché très insécurisé, introverti et renfermé. J’étais le reflet que ma famille me renvoyait depuis ma naissance, à savoir un gamin de basse extraction et sans beaucoup d’avenir. Cela ne m’a pas aidé à découvrir qui je pouvais devenir ou être. Un des éléments qui m’a beaucoup aidé à prendre conscience de mon potentiel et à le réaliser a été ma rencontre avec la littérature. Chez AVE, je commence très tôt et secrètement à écrire, ce que je continue à faire encore aujourd’hui. L’écriture me permet alors de formuler beaucoup de choses que je n’ose pas, ne peux pas ou ne veux pas dire. A travers ce procédé, j’arrive à me projeter, à m’organiser et à me connaître mieux. Je pense que ça m’a aidé à dépasser bien des limitations qui étaient les miennes, à me structurer et à organiser mes pensées. J’ai parfois encore aujourd’hui des difficultés à interagir avec les gens via le discours mais l’écriture me permet de mieux aborder ces difficultés.
Mon intégration dans l’équipe de travail d’AVE m’a également aidé à me développer et à faire de moi ce que je suis aujourd’hui. AVE était selon ma perception un espace plus égalitaire, horizontal, où le respect des autres faisais partie des relations humaines, comme la violence en faisait partie chez moi. J’ai choisi le monde d’AVE plutôt que celui de ma famille. Au début, je portais le courrier et faisait quelques livraisons mais surtout je nettoyais les bureaux. Cette responsabilité était très facile à assumer et si elle me laissait beaucoup de temps libre, ce n’est que lorsque je suis devenu assistant des éducateurs que j’ai pris mon envol. J’étais alors chargé de préparer et d’installer le matériel nécessaire au travail des éducateurs qui allaient projeter les films et autres diapositives afin de provoquer des débats sur des sujets sensibles. A partir de ce moment-là, je me suis senti légitimé pour exprimer mon point de vue. Chez moi, j’étais le gaffeur maladroit qui n’était capable de rien de bon et, dans le travail, on me confiait plus de responsabilités !
Une anecdote est révélatrice de mon état d’esprit d’alors. Un matin, par maladresse, je fais tomber un projecteur dont la lampe se casse. Une image s’impose à moi, celle de la même situation à la maison, où j’aurais certainement pris une bonne trempe et me serais fait traiter de tous les noms. Ici, on ne m’a pas pointé du doigt, on ne m’a pas fait sentir mal ou maltraité, on ne m’a pas jugé mais on a mis cet incident sur le compte de mon inexpérience. Cela faisait partie de mon apprentissage. J’avais ici le droit à l’erreur sans que ça ne me remette en question comme personne et je me suis senti à partir de là bien mieux. »
Une fois l’entretien presque terminé, je lui pose cette ultime question : « Te sens-tu émancipé aujourd’hui ? ». Cristóbal me répond du tac au tac « De qui ? De quoi ? ». Puis poursuit. « Je me sens libre de mes parents et de leur monde relationnel violent et abusif, mais je ne me sens pas libéré de l’injustice que je ressens parce qu’elle se reproduit sans cesse. On ne termine jamais de se sentir libre mais on ne termine jamais de se sentir prisonnier de l’injustice. Maintenant, je la vis mieux qu’avant et je me sens bien avec moi-même ».