Propos Nunu Salufa Aminata recueillis par Cecilia Díaz
Je m’appelle Nunu Salufa Aminata, je viens de la République démocratique du Congo, un pays qui se situe au centre de l’Afrique. Je suis née à Kibombo, un territoire de l’ancien Kivu, à la veille de l’indépendance du Congo. Dans cette période, mon père était quelqu’un qui avait une vie très aisée. Ma mère, comme toute femme s’étant mariée avec un riche, n’a même pas pensé à travailler et vivait aux dépens de mon père.
Au début des années soixante il a eu lieu la sécession du Katanga. Le Congo s’est divisé et le Katanga s’est proclamé indépendant. Ensuite, ce fut la mort de Lumumba, quand je n’avais que trois ans. Il y a aussi eu l’avènement de Mulélé et la rébellion muléliste. A cette époque, mon père était membre d’un parti politique nationaliste, qu’on appelait le PNP.
Je garde un mauvais souvenir de cette rébellion, étant donné que mon père y a été tué. Il était polygame et notre famille comptait neuf garçons et cinq filles. Comme nos mamans n’ont pas été à l’école, elles n’ont pas pensé à y envoyer les enfants. Pendant cette période, nous avions des amis qui allaient à l’école, ce qui nous avait donné envie de les suivre. Ma grande sœur était celle qui prenait soin de nous quand les mamans n’étaient pas là. J’avais alors six ans, et ma grande sœur un an de plus. Un jour, elle m’a dit qu’elle voulait aller à l’école avec ses amis et moi je l’ai suivie, pendant que les autres enfants sont restés avec notre grand-mère, à qui on n’a rien dit. Quand on est arrivées à l’école, on a directement douté de mon âge et on m’a demandé comment est-ce que j’étais arrivée là. J’ai dit que je voulais étudier. Quand nous sommes rentrées à la maison, notre maman ne comprenait pas. Elle nous demandait où est-ce qu’on était et si on était en train de jouer. On a dit qu’on revenait de l’école. On a reçu des papiers de l’école demandant aux parents de nous acheter un cahier et de payer les frais scolaires. A cette période, l’école n’était en théorie pas payante, mais on demandait tout de même une petite contribution. Voilà comment on s’est lancées dans la vie scolaire. Mais ce n’était pas facile dans ce contexte, car on ne voyait pas l’importance de l’éducation de la femme. Mais comme l’initiative venait de nous-mêmes, notre maman nous encourageait. Nous ne sommes pas arrivées pour la rentrée en septembre, c’était déjà le mois de décembre et nos amis avaient terminé le premier trimestre. Nous avons commencé au deuxième trimestre et avons tout réussi. Nous sommes donc passées en deuxième année. A partir de la deuxième, j’ai commencé à être première de classe, tout comme ma sœur, c’est pourquoi notre mère a commencé à prendre notre éducation au sérieux et on a pu continuer. Mais avant de rentrer en cinquième primaire, notre mère est morte d’une crise cardiaque. A ce moment, la charge est revenue aux membres de la famille maternelle, étant donné que, depuis le décès de notre père, sa famille ne s’en était pas occupée.
Nous avons grandi dans ces conditions-là, qui étaient difficiles au départ. Étant donné que nous avions perdu nos deux parents, nous manquions souvent d’affection. Bien que nos tantes et oncles prenaient soin de nous, ce n’était pas suffisant, et on sentait toujours que quelque chose nous manquait. Nous avons choisi dès notre bas âge d’être autonomes, parce qu’on voyait qu’on était vraiment une charge pour les autres. On vendait toutes sortes de petites choses pour gagner un peu d’argent afin d’avoir tout ce qu’il faut pour les études et pour nous-mêmes, comme par exemple les vêtements. En effet, même si la famille n’était pas aussi pauvre, c’était une grande famille où il y avait plusieurs enfants, et on ne pouvait donc pas bien s’occuper de nous.
Voilà comment nous avons terminé l’école primaire. Ensuite, nous sommes passées à l’école secondaire. La situation devenait de plus en plus difficile, même pour l’ensemble du pays. A cette époque-là, c’est Mobutu qui était le président de la République du Zaïre. C’était un dictateur et la richesse appartenait à une minorité. Cette minorité-là, c’était souvent des gens qui étaient autour de lui, et qui étaient beaucoup plus riches. Nous, on vivait dans des mauvaises conditions. Mais, malgré ça, on était déterminées à continuer nos études. Surtout moi, je me disais que je voulais devenir un jour quelqu’un et tout le monde se moquait de moi. Je pensais qu’avec la bénédiction de Dieu, je deviendrais quelqu’un, je pourrais même arriver en Europe. Je me disais que tout dépend de la volonté, de la détermination qu’on a. J’ai terminé mes études secondaires et j’ai eu mon diplôme d’humanités en pédagogie.
Au début, je ne voulais pas être pédagogue parce que je n’aimais pas les caprices des enfants. Je voulais faire la médecine. Malheureusement pour moi, quand je fréquentais les milieux hospitaliers, j’avais peur de deux choses : le sang et les plaies. Et on me disait qu’un médecin ne peut avoir peur de ces deux choses-là. J’aimais aussi l’anglais et, à la fin de mes études secondaires, je parlais très bien cette langue. Je voulais l’étudier à l’université et je m’y suis donc inscrite. A ce moment, le mari de ma tante maternelle m’a demandé à quoi cela pouvait bien me servir. A l’époque, je me disais que je voulais travailler dans l’ambassade, et qu’on y aurait peut-être besoin d’un interprète. Au Congo, tout le monde parlait français et, comme je commençais à parler l’anglais, je pouvais traduire les textes du français à l’anglais. Ça me faisait plaisir, mais j’ai changé d’avis et, entre temps, je me suis demandé qu’est-ce que je pouvais bien faire. J’ai regardé dans mon parcours scolaire et j’ai constaté que j’étais forte en mathématiques, en physique, donc à tout ce qui a trait au calcul. C’est pourquoi j’ai choisi les sciences commerciales et financières et j’ai fini ces études-là.
Après, il fallait avoir du travail. Ce n’était malheureusement pas facile pour une femme d’être embauchée. Il fallait peut-être devenir la maîtresse d’un responsable d’une entreprise, ou avoir beaucoup plus de connaissances. J’étais une fille qui était plus ou moins ferme dans ses décisions et je me disais que je ne voulais pas vendre mon corps pour avoir du travail. J’ai réfléchi sur une activité que je pouvais mener, une vente de poisson salé et puis de pétrole (pas du gasoil, mais ce que nous mettons dans les lampes en Afrique). On était en périphérie de la ville et le marché était loin. Pour s’approvisionner au marché, il fallait au moins prendre deux bus. Mes études de comptabilité m’ont beaucoup aidée à faire le calcul de rentabilité de l’activité, en incluant directement les frais de transport. J’essayais donc d’être la plus économe possible. Comme j’étais encore très jeune - j’avais environ 24 ans - je me disais que je pouvais courir facilement, et qu’il fallait marcher pour m’approvisionner.
Cette activité a très bien marché. Comme certaines personnes me connaissaient, ils se disaient « si cette fille fait ses petits commerces, c’est parce qu’elle n’a rien à faire ; si elle arrivait à avoir du travail, elle travaillerait bien ». J’étais tentée de travailler, si bien qu’en 1986, on m’a engagée en tant que secrétaire de direction. Comme je faisais ce travail correctement, j’ai eu au bout d’une année une promotion : j’ai été établie dans le service de comptabilité, en tant que chef comptable. C’est à ce moment-là que j’ai pris la décision de me marier. Mon homme était alors étudiant en linguistique française. Après le mariage, je suis restée dans la province du Kasaï occidental, et lui a jugé bon d’aller à Bukavu pour rejoindre sa famille et chercher du travail.
Quand je suis restée là, j’ai continué longtemps dans mon activité du petit commerce. Ce n’était pas facile pour moi car les conditions de travail étaient difficiles pour la femme : je n’avais pas droit au logement et mon mari n’était plus là. Je me disais que je devais gérer le salaire que je commençais à recevoir. Heureusement que cette petite activité m’aidait à payer mon loyer et à faire face à d’autres dépenses. Au bout d’une année, j’avais déjà un bébé, ce qui était encore une charge pour moi. C’était devenu vraiment compliqué. Après, j’ai été obligée de rejoindre mon mari à Bukavu. Arrivée à Bukavu, je n’avais pas de travail. Même cette petite activité-là, je ne pouvais pas vraiment la faire dans ce contexte que je ne connaissais pas. Il fallait aussi avoir assez de temps pour comprendre le contexte et analyser les besoins de la population afin d’arriver à entreprendre une action.
J’étais toujours à l’écoute de la radio pour savoir s’il y avait un besoin quelque part et que je puisse demander l’embauche. Heureusement, j’ai croisé un cousin qui m’a parlé de Solidarité paysanne, une organisation qui voulait recruter du personnel. Il s’agit de la première ONG au Kivu dans les années quatre-vingt, quand il y a eu l’avènement des mouvements associatifs. Je me disais que ce ne serait pas facile parce que je ne connaissais pas ces gens-là, mais mon cousin m’a conseillé de tenter. J’ai eu le courage d’aller me présenter. Quand je suis arrivée là-bas, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a bien guidée. J’ai donc rédigé et déposé ma demande d’emploi. Ils m’ont dit qu’il y avait beaucoup de demandes, et qu’ils feraient donc une sélection. Heureusement pour moi, j’ai été sélectionnée. Je suis allée faire une première interview. Je ne connaissais pas du tout l’organisation, mais comme j’avais besoin de travail, je me suis présentée. Pendant l’interview, on m’a demandé : « vous êtes mariée et vous avez un enfant ; au cours de ce travail, vous serez amenée à vous rendre dans les villages, rencontrer les paysans, réfléchir avec ces gens, seriez-vous capable de le faire ? ». J’ai dit oui, parce que j’ai eu une enfance difficile. Je sentais que le dialogue m’avait manqué, car ce n’était pas facile d’échanger avec les parents qui ont leurs enfants. Et moi je voulais partager des choses avec les gens, ça me faisait plaisir dès le départ, sans pour autant savoir ce que je serais amenée à faire.
J’ai été à nouveau sélectionnée et on m’a encore appelée pour une deuxième interview. Là, on m’a demandé si mon mari accepterait que l’on m’envoie dans une autre province. J’ai dit que je savais que, d’après la tradition au Congo, la femme devait suivre son mari. D’ailleurs, si j’avais laissé mon travail, c’était pour rejoindre mon mari à Bukavu. Mais avant de répondre à cette question, il fallait que je rentre pour discuter un peu avec mon mari. Il était tellement souple que, quand je lui ai dit ça, il m’a dit : « si tu as un bon travail, je pourrais aller avec toi, là où on va t’affecter ». Pour moi, c’était capital. Je me suis dit qu’il m’avait comprise. J’ai donc dit que mon mari était d’accord et que, s’ils voulaient vérifier, il pouvait venir témoigner. On m’a dit que je devais encore revenir pour une nouvelle sélection. J’ai commencé à m’inquiéter et je me suis dit : « c’est toujours la même chose, c’est du théâtre : on embête les gens, on les appelle et finalement, on ne va pas les embaucher ».
A côté de ça, j’ai rencontré ma belle-sœur, la femme de mon cousin, qui me disait : « on vient d’engager quelqu’un qui n’a pas fait d’interview, qui n’a même pas fait le test, pourquoi est-ce qu’on est en train de t’embêter ? ». J’étais découragée, et je me suis dit que je ne viendrais plus. Au bout d’un certain temps, j’ai reçu une lettre qui me demandait d’aller présenter le test. Je me suis dit « ah, cette histoire reprend encore ! », mais j’y suis tout de même allée. Quand je suis arrivée, on n’a pas directement présenté le test, c’était encore une autre interview. C’était toujours pareil, on demandait presque la même chose. J’étais embêtée, mais je me suis dit que j’arriverais jusqu’au bout. Quand j’ai vu la partie théorique du test et les questions sur la comptabilité, je me suis dit que je pouvais y répondre sans problème. J’ai attendu les résultats pendant plus ou moins un mois et là, ça me décourageait. J’avais déjà une autre option : il y avait une femme qui était responsable de la division de la femme et de la famille, qui connaissait mon mari et qui m’avait cherché du travail. Parce qu’à cette époque-là, le PNUD avait implanté un projet de teinturerie dans la province du Sud-Kivu. Ce projet était basé à Bukavu, et la dame avait besoin de quelqu’un ayant une maîtrise en comptabilité. Elle m’a donc choisie. Ça tombait bien et je me disais que, même si je n’avais pas eu de réponse à Solidarité paysanne, je venais d’avoir du travail. Le même jour, j’ai vu quelqu’un qui vient déposer le courrier chez moi. C’étaient les résultats du test de Solidarité paysanne. La lettre datait de très longtemps, de plus d’un mois. Je me suis demandé où s’était trouvée la lettre pendant tout ce temps. Il y a donc eu des magouilles : celui qui devait m’apporter la lettre connaissait aussi un des candidats qu’il voulait faire passer avant moi.
Quand j’ai ouvert la lettre, j’ai vu que c’était une invitation pour que je fasse encore une interview avec le chef du personnel. Quand j’aurais terminé avec le chef du personnel, j’en ferais encore une autre avec le secrétaire général qui était monsieur Pierre Lumbi (par après ministre au gouvernement de Kabila, puis son conseiller politique). Etant donné la lenteur de la procédure, je me suis demandé si cela valait la peine de continuer ou s’il fallait accepter le travail que j’avais déjà eu. Je me suis dit que je n’allais pas prendre seule la décision. J’ai essayé d’en discuter un peu avec mon mari, qui m’a dit qu’il fallait aller jusqu’au bout. J’étais encore obligée d’aller à Solidarité paysanne. J’ai rencontré le chef du personnel. C’était une femme, elle m’a posé des questions. J’ai répondu comme d’habitude, et puis elle m’a demandé d’aller voir le directeur administratif. Je suis allée le voir et, après, on m’a dit d’aller voir le secrétaire général. Quand je suis arrivée au secrétariat, on m’a dit que je pourrais seulement le voir à partir de 15h. J’étais obligée, et j’avais un bébé. Je me promenais partout avec mon bébé et me demandais qu’est-ce que je pouvais bien faire en attendant. Comme j’habitais loin, je n’avais pas le temps de rentrer chez moi. Mon cousin habitait non loin du bureau, j’ai donc laissé mon bébé auprès de son épouse. A 15h, le secrétaire est venu. Il m’a posé des questions auxquelles je ne m’attendais pas, par exemple : « Avez-vous eu des souffrances dans votre vie ? Comment les avez-vous surmontées ? ». J’ai parlé de mon parcours, de toutes les difficultés que j’ai eues et de comment je les ai contournées. J’ai dit que je ne cherchais généralement pas les solutions à mes problèmes auprès des autres, et que j’avais toujours essayé, dans la mesure du possible, de les trouver par moi-même. Par exemple, quand je n’avais pas de travail, j’avais réfléchi à une activité qui me permettrait de gagner un peu d’argent. De même, quand j’étais encore jeune et que je revenais de l’école, j’avais une petite activité de vente de patates d’arachide. Tout cela était très important pour eux et correspondait au profil que l’on recherchait, et j’avais répondu ce qu’ils voulaient sans le savoir. Il m’a donc dit : « voilà la personne qu’on voulait, on l’a trouvée ».
J’ai donc été engagée à Solidarité paysanne en tant que secrétaire exécutive. Dans une autre province, il y avait Zita Kavungirwa qui disait que mon expertise l’intéressait et qu’elle voulait donc travailler avec moi, même si elle ne me connaissait pas. C’est comme ça que je suis devenue son assistante. Je travaillais au service de la comptabilité et j’assignais aussi le rôle du secrétariat. Au bout d’un certain temps, je m’intéressais à ce que faisaient les animatrices sur le terrain. J’ai commencé à échanger avec elles et ça m’avait passionné. Je voulais rencontrer un jour ces gens si pauvres, ayant tant de problèmes, et contribuer à la recherche de certaines solutions. J’en ai parlé à Mama Zita, qui m’a averti que c’était très compliqué. Je lui ai dit que j’en étais capable, ayant été directrice financière s’occupant de trois fédérations. Il y a eu la fédération de la province du Maniema où on voulait me nommer en tant que secrétaire exécutive, la fédération du Nord-Kivu, et celle du Sud-Kivu. Moi je travaillais au niveau de la coordination, et j’avais des missions de suivi chaque année.
Pendant mes missions, j’en profitais pour réunir les animateurs et secrétaires exécutifs et essayer de suivre un peu leurs activités. Et là, je me mettais à réfléchir avec eux sur leurs problèmes. Tout le monde m’appréciait et me demandait si j’avais déjà travaillé dans le secteur. Je leur répondais que c’était la première fois, mais que j’avais beaucoup apprécié de solidariser avec ces personnes, de discuter avec elles sur leurs problèmes, et d’essayer de les orienter pour avoir des bonnes solutions. A ce moment-là, en plus de mon métier de comptable, je commençais à faire les animations. La première fois, on m’a envoyée dans ma province, là où je devais être secrétaire exécutive. Là, il n’y avait pas d’animatrices. Je me rendais dans les villages et je rencontrais pas mal de gens. Ce que je faisais surtout, c’était l’analyse des différents microprojets : ceux qui cadraient avec les cantines, l’assainissement, l’aspect agricole. On réfléchissait surtout aux différents besoins et à leur priorisation suivant les contextes bien déterminés. Curieusement, je suis tombée une fois sur un village où les femmes voulaient une maternité, alors qu’il y en avait déjà une à un kilomètre, et une autre à deux kilomètres. Je trouvais donc que ce projet n’avait pas de sens, puisqu’il n’y aurait pas beaucoup de gens qui s’y intéresseraient. Le problème que je voyais dans cette localité était l’assainissement, parce que l’eau était très sale, les gens tombaient malades. J’essayais de montrer à ces femmes qu’il fallait prioriser d’autres besoins. Je n’allais pas imposer mon choix à ces femmes, il fallait que cela vienne d’elles. En fait, c’étaient les hommes qui voulaient cette maternité et qui avaient donné l’idée à leurs femmes. Mais, au bout d’un certain temps, elles ont compris : le grand problème n’était pas la maternité, mais l’assainissement, avoir de l’eau potable.
Je me suis focalisée sur le thème de la femme dans le milieu rural. Ce qui m’avait beaucoup touchée, c’était le fait de voir des femmes qui transportaient des sacs sales, pouvant peser cinquante, soixante, voire même cent kilos, pour avoir à manger. Par ailleurs, la région n’étant pas plate, elles devaient franchir des collines. C’était aussi dans un contexte où les fonctionnaires de l’Etat ne touchaient plus de salaire et, s’ils le pouvaient, c’était de manière irrégulière et cela n’avait même pas la valeur de cinq euros par mois. Il y avait beaucoup de chômage. Tous les jeunes qui terminaient leurs études n’arrivaient plus à avoir du travail.
C’était à partir de 1992 jusqu’en 1995, une période extrêmement difficile. Ensuite, il y a eu des mouvements d’insécurité dans la région des Grands Lacs, surtout au Rwanda et au Burundi. En 1994 déjà, lors de la mort du président du Rwanda Juvénal Habyarimana, l’armée rwandaise est entrée au Congo avec toutes les conséquences possibles. A cette période, il y avait aussi l’Opération turquoise, les Français étaient venus aider les Hutus, pour pouvoir traverser les régions congolaises. Mais ces Hutus-là sont rentrés au Congo avec les armes, personne ne les avait désarmés. Le Congo est un état très hospitalier : nous avons accueilli tous ces gens dans nos maisons, dans les écoles, et on prenait aussi soin de tout le monde, malgré la pauvreté. On se disait que c’étaient des personnes qui souffraient comme nous. Je me rappelle bien, je revenais d’une mission de coordination à Kasongo, dans un territoire du Maniema. Je pleurais quand je voyais les femmes transporter des enfants, matelas, casseroles, allant dans un monde inconnu. Tout ça parce qu’il y avait la guerre au Rwanda. La vie était très difficile.
Nous qui étions dans les ONG, nous pouvions au moins respirer, pas comme les autres qui n’avaient pas de travail, qui étaient inquiets, c’était compliqué. Toute cette misère nous amenait à nous poser des questions sur notre lendemain. La femme dans la ville de Bukavu était encore asphyxiée par cette population qui s’est installée dans notre pays, et plus particulièrement dans cette ville. La vie était devenue de plus en plus difficile, et nous nous sommes demandé ce que l’on pouvait faire pour la femme de Bukavu. C’était juste une interrogation. Ça commençait par là, et ensuite, nous nous posions la question de comment assurer le développement à 100, 200, 300 ou même mille kilomètres, parce que nous nous déplacions aussi vers d’autres provinces, sans pour autant connaître le contexte, la situation de la femme à ces endroits. C’était une question difficile.
A l’époque, j’avais l’habitude de travailler tout le temps avec ma collègue Mama Zita. On était comme des sœurs, on réfléchissait toujours ensemble et on parlait de sujets qui pouvaient faire avancer le monde. Mais on n’avait pas vraiment la force de changer beaucoup de choses parce que, pour y arriver, cela demande une plus grande solidarité à niveau mondial. Deux personnes ne peuvent pas le faire, il faut aussi avoir d’autres complices ailleurs. Nous avons réfléchi sur la question de la femme en ville, et nous pensions apporter une solution très rapide, alors que cela ne marche pas comme ça. En effet, il fallait d’abord connaître la problématique. On devait cerner les problèmes et, pour y arriver, il fallait faire une recherche.
En 1995, c’était le 30ème anniversaire de Frères des hommes. Ma collègue a été invitée et a parlé de notre vécu. Notre partenaire du nord nous a dit que ce que nous avions fait jusque là était une bonne chose. Nous, on n’avait pas l’habitude d’écrire, tout restait dans notre tête. Là, on nous a dit qu’il fallait tout écrire. En 1995-96, nous avons réalisé cette recherche. Ce n’était pas dans l’idée d’arriver directement à la création d’une association. On était curieuses de la situation de la femme dans la ville de Bukavu, sans pour autant avoir l’idée de créer directement une organisation. Mais ce sont ces femmes-là que l’on interrogeait qui nous ont amenées à réfléchir sur cette création. A chaque fois qu’on les rencontrait, elles nous demandaient qui on était, et nous répondions que nous étions des femmes s’occupant du développement d’autres femmes. Ces femmes nous disaient qu’elles voulaient que l’on soit une association, et c’est ce que nous avons mis en place.
Nous nous sommes posé des questions sur les moyens d’y parvenir. La première chose que nous avions comme richesse, c’était l’expertise. On avait de l’expérience, on pouvait donc essayer. Dès lors, on a organisé un groupe de femmes en 1996 et nous avons continué cette mission. De cette première association que nous avons organisée, sont nées encore d’autres. C’est cette première organisation qui faisait l’animation auprès des autres, qui les invitait à se réunir, à organiser des réunions régulières, à se cotiser, à retirer le montant de la cotisation en fond rotatif, s’octroyer des crédits. Parce que, parmi les problèmes que nous avons remarqués lors de la recherche action, il y avait le fait que ces femmes n’étaient pas organisées en groupes pour se défendre. Il y avait aussi la question du capital, car on n’en avait pas, ces femmes ne pouvaient pas accéder à des crédits bancaires. La solution que nous leur avons proposée était de s’organiser pour se défendre et d’organiser des petites cotisations pour s’octroyer des petits crédits. Voilà comment ça a commencé. Et nous, l’expertise que l’on apportait était des formations sur l’Etat. Etant donné que j’avais une formation de comptable et financière, j’essayais d’expliquer la petite comptabilité aux femmes, et ma collègue s’occupait beaucoup plus de l’aspect sensibilisation, comme elle avait fait la pédagogie appliquée. Voilà comment on s’est complétées dans notre travail. On n’avait pas de salaire, on travaillait en tant que bénévoles. Tout a été accepté parce qu’on aimait beaucoup notre association, et ça a continué jusqu’aujourd’hui.
C’était un accompagnement de femmes surtout dans le milieu urbain, une nouvelle approche pour nous. On apprenait aussi et, en apprenant, on découvrait que les femmes avaient beaucoup plus de problèmes sur la connaissance de la situation du pays et, ensuite, sur la réclamation de leurs droits. Pour nous, c’était quelque chose qu’il fallait approfondir. Nous avons essayé de voir ça avec nos partenaires. Au début, vers l’an 2000, il y avait une organisation qui nous avait donné un petit soutien ponctuel dans certaines activités, notamment sur la formation sur les droits de la femme, et puis sur l’évaluation de notre activité. A cette époque, notre association avait plus ou moins cinq ans, et sans qu’on puisse vraiment avoir un programme avec les partenaires du Nord.
Entre temps, il y avait eu des guerres civiles juste après celle du Rwanda et Burundi en 1994 et, en 1996, c’était déjà la Guerre en RDC ayant pour conséquence beaucoup de femmes violées. Quand une femme est violée, elle est marginalisée, y compris par ses proches, son mari ou compagnon l’abandonne et elle reste presque seule. Nous avons réfléchi et nous nous sommes dit que tout cela devait être la conséquence de quelque chose. Quand il y a la guerre, les femmes ne se retrouvent pas dans les décisions. Je ne vois aucune femme dans le monde qui puisse accepter que l’on organise une guerre. Elle va dire non parce qu’elle a des enfants, une famille, un mari. Les femmes, elles ne sont jamais associées à ce genre de décision. Et là, c’est une conséquence de quelque chose, parce que la femme ne comprend jamais et ne veut même pas comprendre la politique. Quand on touchait ces aspects politiques, les femmes disaient toujours « non, on n’est pas des politiciennes, bien que les politiciens s’occupent de nous, c’est pourquoi on est violées, on tue nos maris ».
C’est la raison pour laquelle nous avons réfléchi en 2003-2004 avec nos partenaires du Nord sur l’introduction d’un programme de formation sur la citoyenneté responsable. Par rapport à ce programme de formation, on doit transmettre une éducation civique sur la démocratie : les femmes doivent comprendre qu’elles ont le droit au vote. Avant, on disait que les femmes n’avaient pas la maturité politique, et qu’elles ne devaient donc pas poser de candidature. Et nous, nous avons eu la chance à cette époque-là d’effectuer une mission d’échange au Brésil. Nous sommes allées à Recife et avons rencontré nos amis d’Etapas, alors qu’il y avait les élections municipales. Comme mon père a été tué lors de la rébellion et que je ne l’ai donc presque pas connu, quand on me parlait de la politique, je me rappelais de ce qui lui était arrivé et ça me révoltait toujours. Parfois, je ne voulais même pas participer à des discussions politiques. Mais, quand nous sommes arrivés là-bas, j’ai été emportée par la situation et j’ai acquis pas mal d’expérience dans le domaine. Au retour de la mission, j’étais la première à organiser des formations. Je me présentais et j’étais co-animatrice de ces sessions de formation sur la démocratie. C’était une bonne chose et ça a permis à certaines femmes, y compris moi-même, de s’impliquer davantage.
C’est ainsi que, lors des élections législatives au Congo en 2006, ma collègue Zita a postulé. Moi j’étais directrice de la campagne, parce que je voyais que je maîtrisais bien des stratégies pour que nous puissions rester dans cette campagne, et c’était vraiment une réussite. Même aujourd’hui, dans notre province, quand on parle des élections qui ont réussi, on ne cesse de nous citer et d’apprécier les stratégies que nous avons adoptées à ce moment. Aujourd’hui, les femmes que nous accompagnons n’ont pas peur de postuler. D’ailleurs, en 2006, il y avait même une femme qui est allée plus loin dans la députation nationale, et il y en avait d’autres qui se sont inscrites aux élections municipales, communales et provinciales. En 2008 aussi, il y a d’autres qui ont attendu une postulation dans la députation provinciale. Tout cela parce que nous nous sommes dit que les problèmes de la femme ne trouveront pas de solution si la femme elle-même ne se présente pas comme actrice de sa situation. Il faut être actrice, s’impliquer davantage dans ce contexte politique pour pouvoir résoudre les problèmes de la femme.
Je prends le cas du fameux code de la famille, où la femme est obligée d’accepter les enfants hors mariage, des enfants qu’elle n’a jamais connus et avec qui elle doit partager l’héritage. Tout ça c’est parce que quand les décisions ont été prises la femme n’était pas là. Quelle femme au monde accepterait-elle cela ? Aujourd’hui, nous luttons pour qu’il y ait beaucoup de femmes dans les instances supérieures pour améliorer la condition féminine. Si nous n’arrivons pas à ça, je pense que nous allons toujours avoir des problèmes.
Néanmoins, je suis un peu déçue par la situation de ma collègue, Mama Zita (décédée en 2010), je n’en ai pas envie après tout ce qu’elle a vécu. Et pas seulement elle, moi également, parce que je l’accompagnais dans cette démarche. Ce que je fais déjà, c’est beaucoup. Je n’ai pas envie de m’impliquer dans la politique maintenant compte tenu de tout ce qui se passe dans notre pays, surtout de la façon dont la femme est prise, ça ne m’encourage pas. Et puis il y a aussi les enfants qui, compte tenu de cette expérience, ne sont pas d’accord. Mon mari non plus n’est pas d’accord, il me dit de rester toujours dans cette démarche d’accompagnement des femmes dans leur misère, mais non pas de rentrer dans la politique.
J’apprécie le travail d’éduquer la population en France et en Belgique à la solidarité internationale. Il y a pas mal de gens qui ne connaissaient pas les réalités du Congo. Qu’est-ce que le Congo, quelles sont les potentialités de ce pays ? Mais, par rapport à cette formation, les participants ne comprennent pas d’où vient cette injustice, pourquoi est-ce qu’il y a une population qui vit d’une manière aisée et une autre exploitée, alors que ce pays a beaucoup de richesses, mais que cette richesse ne bénéficie pas tout le monde. Pour moi, c’est important de voir que les gens en prennent conscience et, même s’il n’y aura pas de réponse aujourd’hui, ils vont réfléchir sur la manière dont ils peuvent orienter l’aide. Parce que parfois, l’aide au développement est aussi une boisson amère. On voit par exemple ce qui se passe avec la Banque mondiale qui aide les pays, mais avec beaucoup de conditions difficiles, et c’est la population qui paye ça.
Transcription de Daniel de la Fuente