Changement et résistance au changement en formation

Mise en ligne: 17 mars 2009

La formation doit provoquer une rupture tout en réduisant les résistances créées par ce déséquilibre, par Adélie Miguel Sierra, sur base d’une recherche réalisée par Corinne Mommen, Annick Honorez, Adélie Miguel Sierra et Stephane De Meyer

Ces dernières décennies, la question du changement est devenue sociale et politique. Le changement serait du coté du progrès, la résistance au changement du coté de la réaction, de l’immobilisme. Dans un tel contexte, de nombreuses institutions, au nom d’une certaine efficacité sociale, prône le changement sans s’interroger sur sa valeur propre. Le champ de la formation est chargé de porter ce changement. Or tout changement n’est pas bon en soi, toute résistance n’est pas réactionnaire. Il y a une question d’éthique : avant d’adhérer aux changements prescrits, il semble important de se questionner sur leurs valeurs, leurs impacts possibles, sur qui les impulse et à qui ils s’adressent.

Les dispositifs de formation peuvent bousculer l’identité personnelle et professionnelle, les intérêts, les valeurs, les représentations de soi et de l’autre, tout ce qui fait qu’un individu se sent en cohérence avec lui-même, se sent compétent, garde un contrôle sur ses manières de se comporter, vit un sentiment de continuité et s’estime.

En donnant un sens aux diverses expériences qu’il est amené à vivre, l’individu se forge une personnalité avec ses intérêts, ses valeurs, sa vision de la réalité. Cela va fonder son identité et son mode de relation aux autres. Face aux changements, il va donc mettre en place divers mécanismes afin de protéger :

  • Son identité, la structure de sa personnalité.
  • Son système de représentation de la réalité (valeurs, croyances, représentations, intérêts).
  • Une perception de soi, de son pouvoir sur les événements, les relations, la perception que les autres ont de lui-même.
  • Une organisation affective (capacité à gérer ses sentiments et émotions) [1].

Les mécanismes de protection sont donc des mécanismes sains qui interrogent en permanence le degré et la pertinence de pertes et de bénéfices impulsés par un dispositif de formation. Mais, les personnes sont aussi en quête de nouveaux savoirs pour mieux appréhender et s’impliquer dans leur société. Tout individu cherche donc, à la fois à maintenir son identité et à se transformer. Cela donne lieu à des mouvements de protection et des mouvements d’ouverture au changement.

Changer quoi ? Composantes du changement

On distingue généralement trois niveaux de changements en formation :

  • Connaissances : Nouvelles connaissances qui reposent sur les mêmes valeurs que les connaissances précédemment maîtrisées. Et nouvelles connaissances qui bousculent les valeurs de la personne et réorganisent sa représentation de la réalité.
  • Attitudes : fondées sur des valeurs qui structurent la pensée et l’organisation de vie. Les attitudes ont des composantes cognitive, émotive et comportementale.
  • Comportements : actes concrets et observables qui révèlent ces attitudes.

Si la formation ne propose un changement qu’au premier niveau de connaissances, il n’y a pas de réel enjeu. Il s’agit plutôt d’information que de formation. Les nouvelles informations seront facilement intégrées. Mais si la formation se propose de jouer aux autres niveaux, elle doit opérer une rupture : il ne peut y avoir continuité. Il s’agit alors de provoquer cette rupture tout en réduisant les résistances créées par ce déséquilibre.

En éducation au développement, on cherche à agir sur ces trois niveaux, avec le but que les personnes deviennent elles-mêmes des actrices de changement social.
De manière plus large que les connaissances, l’animateur cherche à modifier les représentations, c’est-à-dire les « recréations subjectives de la réalité élaborées par les personnes au cours de leur expérience de vie », en se basant sur le postulat suivant : « Toute personne se comporte de la façon la plus satisfaisante à ses yeux, compte-tenu de sa représentation du monde ».

D’autres théories soutiennent un postulat qui peut sembler antagoniste, mais que l’on peut considérer de manière complémentaire dans les processus éducatifs (cf. la théorie de l’engagement), à savoir : « Toute personne construit la représentation du monde qui, à ses yeux, explique de la façon la plus satisfaisante sa façon d’agir ».

Cette approche est présente par exemple dans la pédagogie du projet, où c’est dans la réalisation d’une action concrète portée par un groupe, que les participants vont faire évoluer leurs manières d’agir, mais aussi développer de nouvelles connaissances et attitudes. Il ne faut donc pas considérer les niveaux de changements de manière linéaire, avec un passage obligé d’un changement de connaissances, à un changement d’attitudes puis de comportements ; mais plutôt à la manière d’un système où ces trois composantes interagissent et s’influencent l’une l’autre.

Pourquoi changer ? Motivations et freins au changement

La fonction du changement est de changer le monde perçu vers un monde meilleur que celui perçu. Elle implique d’élaborer le monde désiré en tenant compte du monde perçu et des contraintes connues, à partir :
1) Des manques.
2) Des avantages nouveaux possibles.
3) De l’existence de moyens pour obtenir ces avantages.
4) Des effets pervers possibles du changement envisagé.
5) Du contexte et de l’environnement.

Gilles le Cardinal [2] :

Un premier obstacle se situe souvent dans le système émotif des personnes concernées. Tout changement entraîne des peurs : peur de l’inconnu, peur d’être jugé, peur de l’échec. Pour être traitées, il faut que ces peurs s’expriment. Quelqu’un qui exprime sa peur exprime son espérance. Le changement peut entraîner aussi des pertes : perte de repère, perte de pouvoir, perte de sécurité, de valorisation, ce qui peut entraîner des réactions fortes. Il s’agit que le changement proposé implique des gains qui soient plus importants que les pertes.

Le système cognitif (information et représentation) est une autre source de blocage. Si la personne ne possède pas les informations suffisantes pour construire une nouvelle représentation du monde, si elle ne comprend pas la raison du changement ou sa direction (son sens !), elle ne peut l’intégrer de manière durable.

Le système comportemental et l’insuffisance de ressources (évaluation-décision-action) constituent un troisième obstacle. Des changements ne se font pas à cause du poids de l’inertie, de l’habitude, des efforts supplémentaires à fournir, des ressources matérielles ou humaines, de temps non disponible.

Le changement est, suivant ce modèle, un projet motivant le fondement de la personne si :

  • L’acteur ne risque pas de perdre son identité, mais peut au contraire mieux l’affirmer ou la faire évoluer dans un sens favorable (à ses yeux et aux yeux d’autrui).
    Sa vie y trouve un sens. Il comprend ce qu’il fait et pourquoi il le fait, quel sens cela a.
  • Il a participé à l’élaboration du projet de changement ; son désir est pris en compte, comme ses contraintes et ses critères d’évaluation.
  • Le cadre relationnel le met en confiance ; il peut compter sur la confiance des autres et sur une attitude d’intercompréhension de leur part.

Cette perspective montre déjà des axes que l’animateur ou le formateur peut prendre en compte dans la conception et l’animation d’activités éducatives.

Comment changer ? Prise en compte des résistances en formation

Face à une proposition (ou une imposition !) de changement, on peut observer quatre sortes de réactions qui s’enchaînent avec plus ou moins de force selon les situations [3] :

  • Choc, déstabilisation ou torpeur provoqués par le déséquilibre initial.
  • Résistance motivée par la peur, l’anxiété, l’appréhension de perdre quelque chose.
  • Ouverture titillée par la curiosité, l’envie d’explorer de nouvelles attitudes et comportements.
  • Engagement, cristallisé par l’appropriation de nouvelles attitudes.

Face à ces réactions, on peut distinguer trois phases nécessaires [4] pour que le travail de formation soit éthique et pertinent :

  • Une phase de dégel : qui à la fois crée un climat anxiogène, mais peut y répondre par des éléments de protection et de sécurité.
  • Une phase de modélisation, qui passe soit par l’analyse soit par l’imitation.
  • Une phase de regel, soit au niveau personnel, soit au niveau institutionnel, pour intégrer et rendre aisés et naturels les comportements ou attitudes nouvelles.

Quatre paramètres principaux jouent sur l’ouverture au changement [5] :

  • Le temps : un changement profond requiert du temps. (Quand le temps se réduit à une ou deux journées on ne peut parler de formation mais d’une sensibilisation susceptible de donner envie d’aller plus loin).
  • La séparation : avec la structure organisationnelle dans laquelle la personne agit généralement (en dehors des locaux, en résidentiel ou pas, etc).
  • La composition du groupe : naturel (équipe de travail, classe, groupe déjà constitué), homogène (composé de pairs mais n’ayant pas de relations proches), hétérogène (composé de personnes de tous horizons et de tous niveaux hiérarchiques).
  • Le mode d’intervention : recherche individuelle ou collective de modèles nouveaux ou imitation de modèles préfabriqués et proposés.

Cependant ces paramètres agissent de manière différente en fonction des phases. Ainsi les phases de « dégel » et de recherche de nouveaux modèles seront facilitées par des temps longs de formation, une séparation marquée avec l’entourage familier et une composition de groupe hétérogène. L’intégration de changements à un niveau personnel peut également être plus aisée dans ces cas.

Par contre l’intégration des changements à un niveau institutionnel en sera peut-être freinée, car les institutions cherchent par nature à conserver leur équilibre et à rejeter les changements comme « un corps étranger à l’organisme ». Il est alors préférable de proposer des temps courts mais répétés, avec un groupe homogène, voire naturel, où les personnes peuvent s’appuyer les unes sur les autres pour affronter les résistances et transposer directement les changements dans l’environnement organisationnel.

Changer en agissant ou la théorie de l’engagement

Pour expliquer les conduites des personnes, deux courants de pensée se démarquent :

  • La conception mentaliste : elle consiste à expliquer les comportements par les cognitions (les pensées). Elle pourrait se résumer par « Je fais ce que je pense ».
  • La conception matérialiste : Elle consiste à expliquer les cognitions (pensées) par les comportements ou pratiques. Ce qui revient à « Je pense ce que je fais ».

C’est de cette seconde conception que va naître la théorie de l’engagement ou théorie de la manipulation vers les années septante avec Kiesler, développée également par Joule et Beauvois [6].

La base de cette théorie, c’est que : « Seuls les actes nous engagent. Nous ne sommes donc pas engagés par nos idées, ou par nos sentiments, mais par nos conduites effectives ». Nous sommes donc dans un univers différent de celui qui propose de former des citoyens par l’éducation.

On a l’idée que seuls nos actes nous engagent. Mais aussi que l’engagement peut être plus ou moins fort, que l’on peut être engagé à différents degrés.

En effet, il existe cinq facteurs permettant de moduler la force du lien qui existe entre la personne et ce qu’elle fait :

  • Le caractère public ou privé de l’acte (Il est plus engageant de faire quelque chose sous le regard d’autrui que dans l’anonymat).
  • Le fait de répéter un acte est plus engageant pour une personne que de le faire une seule fois.
  • Le caractère irréversible ou réversible de l’acte. Plus la personne perçoit qu’elle ne pourra pas faire marche arrière (sentiment qu’elle ne pourra plus revenir sur le comportement qu’elle est sur le point d’émettre), plus elle est engagée.
  • Le caractère coûteux ou non coûteux de l’acte. Pour avoir toutes les chances d’être accepté, un acte coûteux doit être précédé d’un acte moins coûteux. Aussi, pour faire accepter un acte moins coûteux, il est préférable d’amener préalablement les personnes à refuser un acte très coûteux.
  • Le sentiment de liberté. Plus la personne se voit libre de faire ou de ne pas faire, plus elle fera. La simple évocation de ce sentiment par l’expérimentateur : « vous êtes libre de… » amène davantage les personnes à accepter l’acte.

En résumé, l’engagement d’un individu dans un acte correspond au degré auquel il peut être assimilé à cet acte.

Quelques idées à intégrer dans les activités de formation

  • Permettre l’expression des attentes et des craintes : cela permet d’évaluer le climat dans lequel s’engage la formation, et aussi de réduire les peurs : « Quelqu’un qui exprime sa peur exprime son espérance ».
  • Faire émerger les représentations : sur beaucoup de thèmes, les participants ont des idées plus ou moins construites, parfois très ancrées. Il ne s’agit pas de rectifier ces idées en donnant la « vision juste des choses » car cela ne travaillera pas les représentations dans leur profondeur, mais plutôt de les confronter à d’autres visions et explications de la réalité. Par exemple par les interactions dans le groupe, par des expérimentations de réalités semblables imaginaires ou concrètes, par le biais de témoignages, de documentaires, etc.
  • Soigner l’environnement : changer les lieux et les temps : le fait d’installer des lieux qui ne soient pas les espaces habituels de travail, et donc permettent un recul par rapport à la vie quotidienne ; mais également organiser l’animation de manière à ce que les participants puissent « habiter ces espaces » : changer la disposition des meubles, organiser des coins (ressources, organisation de la journée, tâches éventuelles, etc.).
  • Changer les mots : certains mots deviennent creux à force d’être employés ; on s’y accroche comme à nos habitudes. Essayer de nouveaux mots permet parfois de revoir nos actes et de les connoter différemment. Par exemple, proposer des activités qui engagent aussi par les actes : que ce soit au travers de la construction d’un projet, de l’expérimentation dans un jeu de rôles, permettre d’explorer les attitudes recherchées déjà dans l’ici et le maintenant.

[1Alain Leu, La question du changement et de son accompagnement en formation, IUMF de Basse-Normandie.

[2Gilles le Cardinal, Pourquoi et comment motiver les acteurs à coopérer aux changements qui les attendent ? Costech-Utc]. propose un modèle qui prend en compte six processus cognitifs qui s’articulent de manière interactive autour de la personne. Ces différents processus cognitifs peuvent cristalliser des obstacles au changement[[Noye Didier et Piveteau Jacques, Formation et changement, Guide pratique du formateur, Insep Editions, 1999, pp. 161-170.

[3Bareil C., Gérer le volet humain du changement, Ed. Transcontinental et Fondation de l’Entrepreneurship, 2004, p. 70.

[4Noye Didier et Piveteau Jacques, op. cit.

[5Elisabeth Deswarte, Théorie de l’engagement, sur Psychologie-sociale

[6R.V. Joule et J.L. Beauvois, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Presses Universitaires de Grenoble, 1987.