La véritable histoire de la Vache mécanique

Mise en ligne: 17 mars 2009

Echec et réussite d’un projet de coopération à la lumière des objectifs explicites et implicites des parties concernées, par Cecilia Díaz Weippert

Quand j’ai commencé à travailler chez Frères des Hommes il y a plus de quinze ans, j’entendais souvent parler d’un des premiers projets cofinancés avec un mouvement paysan en Amérique latine. Ce projet s’appelait La Vache mécanique et il s’agissait d’utiliser le soja (à l’époque, pas encore génétiquement modifié) pour fabriquer et consommer du lait et d’autres sous-produits. Qui dit cofinancement désigne la participation d’une multiplicité de partenaires parmi lesquels on trouve au moins une instance publique, les donateurs, l’ONG européenne, l’organisation du Sud et les bénéficiaires. C’était le cas de la Vache mécanique.

Du point de vue du public européen, le projet était attirant, du moins son nom l’était. Du côté du cofinanceur, le projet était bien élaboré. Pour nous, ONG européenne, c’était une opportunité d’aller plus loin dans notre solidarité avec ce mouvement paysan, faire un pas vers la production en partant de l’appui politique aux mobilisations accordé les années précédentes. Pour le partenaire local, le projet représentait une expérience nouvelle, avec tout ce qu’elle comporte de défi et d’espoir.

Quand le projet est né, le mouvement paysan en question était loin d’être celui qu’il est devenu aujourd’hui. Il était à ses débuts et donc la plupart de ses actions devaient tendre à le renforcer en termes de structure et à faciliter davantage la participation paysanne autour de la lutte pour la défense de leurs droits. La Vache mécanique rentrait également dans cette logique : le mouvement cherchait à se consolider en tant que porte-parole politique des paysans pauvres tout en montrant qu’ils disposaient des alternatives pour la production agricole. A l’époque, la culture de soja était associée à l’agro-industrie pratiquée par les gros propriétaires terriens. Avec ce projet, on voulait montrer que ce produit pouvait aussi avoir des fins alimentaires pour les familles de petits producteurs.

Plusieurs années après la fin du projet, j’ai eu l’occasion de me rendre dans un des endroits où cette action avait eu lieu. J’ai demandé à tous ceux que je rencontrais sur mon chemin s’il existait encore une Vache mécanique aux environs. Je voulais savoir si on mangeait encore régulièrement des sous-produits de lait de soja. Et, si ce n’était pas le cas, au moins retrouver les traces d’une des sept petites usines de transformation installées à l’époque. Personne n’a su me dire grande chose de la Vache mécanique à part un monsieur déjà âgé qui se souvenait vaguement du projet !

Agroécologie populaire

Par contre, j’ai trouvé un mouvement paysan très fort non seulement sur le plan politique, mais aussi en ce qui concerne des alternatives de production. A l’heure actuelle, le mouvement paysan a une portée nationale et il est en constante élaboration de propositions de production assez intéressantes et novatrices en agroécologie populaire. Si on parle avec les petits agriculteurs associés au mouvement -les bénéficiaires de la Vache mécanique- on se rend compte qu’ils sont convaincus de l’importance de mettre en pratique un nouveau modèle agricole basé sur la production familiale, qui respecte l’environnement, qui privilégie l’utilisation de main d’œuvre paysanne et qui, de préférence, facilite la commercialisation de la production sur les marchés locaux. Nous sommes donc en présence d’une organisation qui a la capacité de proposition et qui compte sur une base sociale décidée à mettre en pratique des expériences novatrices.

Revenons à la Vache mécanique : quels étaient les résultats que nous attendions, nous, les cinq partenaires impliqués dans cette action ? Qui d’entre nous est parvenu à les obtenir ? Quels étaient nos indicateurs de réussite du projet ?

Le cofinanceur

A l’époque, pour le cofinanceur le résultat immédiat résidait dans la fabrication et la commercialisation des sous-produits du soja au bénéfice des petits agriculteurs. Les indicateurs en étaient la vente et la consommation de ces produits, principalement par les paysans, mais aussi par un public large. Je signale que ce résultat et les indicateurs étaient utilisés il y a vingt ans car aujourd’hui les attentes des cofinanceurs sont en mutation : avant, l’importance capitale d’un projet et les indicateurs de réussite d’une action correspondaient à la réalisation des activités. Les discussions se centraient sur le contenu des activités : étaient-elles adaptées, efficaces, efficientes pour l’obtention d’un résultat immédiat ? A l’heure actuelle, et au moins en théorie, ce qui intéresse en priorité c’est le résultat à moyen et long terme ; les activités ne devraient plus être l’indicateur de réussite d’un projet.

En résumé, j’ai pu constater sur le terrain que l’usine n’est plus en fonctionnement et que la consommation de lait de soja par les paysans n’a pas particulièrement augmenté depuis cette action.

Eh bien, il faut dire que du point de vue d’un cofinanceur qui utiliserait les critères de l’époque, le projet pourrait être considéré comme un échec, même si le mouvement paysan a pu répondre -non sans difficultés- à toutes les exigences administratives. Cet aspect n’est pas non plus à négliger : le mouvement paysan travaillait -et travaille encore- avec des promoteurs de base qui, d’une part, ne sont pas très scolarisés et, d’autre part, sont toujours sur le terrain, où les formalités administratives ne sont pas prioritaires. Pour eux, ce qui importe vraiment c’est le contact direct avec les paysans car ce sont eux qui mèneront les activités et qui finalement en récolteront les bénéfices.

Le public européen

En ce qui concerne notre public donateur -celui qui appuyait le projet, et qui, pour cette raison, était partenaire de l’action- on peut dire qu’il y avait ceux qui le soutenaient vu son caractère novateur d’utilisation de technologie pour convertir une situation négative en alternative positive pour les paysans ou, comme le dit la chanson d’Atahualpa Yupanqui ‘faire de ses peines fleurs’. Avec la Vache mécanique, les paysans allaient convertir une production industrielle de lait de soja en aliment pour l’autoconsommation. Comme résultat immédiat, ce public pourrait se sentir frustré car l’usine n’est plus là. Par contre, à l’heure actuelle, le mouvement paysan expérimente différentes technologies qui permettent de développer un autre modèle agricole : la Vache mécanique était une parmi d’autres expériences, dont certaines très réussies.

Une autre partie du public appuyait le projet parce que cela signifiait soutenir la cause sociale, le but du partenaire qui, à leurs yeux, paraissait juste et importante. Il faut dire que l’avenir leur a donné raison : quelques années après la Vache mécanique, le partenaire en question a été récompensé plusieurs fois par différents organismes internationaux pour son action en faveur du développement, de l’éducation, de la promotion de l’agriculture familiale et de la paix. Aujourd’hui, il est capable de faire des propositions de production qui motivent les paysans bénéficiaires et qui, pour cette raison, les poussent à se mobiliser afin d’obtenir les ressources nécessaires pour les mettre en œuvre. Ce résultat est amplement atteint : les paysans reconnaissent ce mouvement comme le porte-parole de leur cause. Bien sûr, on ne peut pas attribuer tout ce succès politique à notre humble Vache mécanique ; loin de là. Mais des projets comme celui-ci ont grandement contribué à augmenter la capacité de proposition du mouvement et ont ainsi renforcé son impact politique.

Les promoteurs paysans

Du point de vue des bénéficiaires, il est clair que ce n’est pas grâce au lait de soja et à ses sous-produits qu’ils ont augmenté leur sécurité alimentaire. De plus, le soja est aujourd’hui davantage diabolisé parmi les paysans proches du mouvement, ce qui est logique car ce produit est actuellement génétiquement modifié et destiné essentiellement à l’exportation. Mais, à l’heure actuelle, les paysans de l’endroit diversifient leurs cultures, participent à des marchés locaux avec leurs productions et sont capables de mener à bien différentes luttes pour obtenir des ressources nécessaires en vue d’augmenter leurs revenus. Ainsi, ils ont amélioré leurs conditions de vie, ce qui était l’objectif final de la Vache mécanique.

Dans le dossier de présentation du projet, à l’origine, il est difficile de trouver les traces de la demande exacte des bénéficiaires ; il est fort probable que les paysans aient demandé une amélioration dans leurs conditions de vie, et pas nécessairement d’installer une usine de transformation de lait de soja. Il est possible que cette proposition concrète soit née des discussions entre Frères des Hommes et le partenaire local, qui ont tous les deux estimé que l’usine était un moyen possible pour arriver à cet objectif propre aux bénéficiaires. Le travail réalisé par les promoteurs du mouvement autour de la production de soja a sûrement contribué plus à l’amélioration des conditions de vie des paysans que l’usine de lait. Il s’agissait de les encourager à la diversification de la production tout en réservant une parcelle de terre pour la production de soja. Les promoteurs proposaient également l’utilisation de produits et de techniques adaptées à l’environnement naturel et social, afin d’alléger les coûts de production.

Et le développement ?

Finalement, et ce qui est l’aspect le plus important, les promoteurs encourageaient l’organisation des paysans à la base : pour faire tourner une usine de lait qui bénéficierait aux petits agriculteurs, il fallait que ceux-ci s’organisent pour la gérer. De plus, l’action nécessitait une forte colla-boration entre les paysans, les ouvriers et chômeurs urbains et certaines municipalités semi urbaines, car pour installer les usines il fallait travailler les aspects techniques et trouver des emplacements gratuits. C’est ainsi que, comme effet de ce travail social, l’organisation à la base est devenue ensuite le point de départ de plusieurs autres actions en termes de mobilisation sociale et de propositions de production. De plus, la collaboration avec le monde ouvrier et les municipalités a permis au mouvement paysan d’acquérir de la légitimité auprès de toute la société.

Et en ce qui concerne Frères des Hommes, nous nous trouvions au croisement d’intérêts des différents partenaires du projet. Notre intérêt final était le renforcement du mouvement paysan afin que celui-ci puisse devenir un interlocuteur important face aux gouvernements successifs. Ce n’est qu’en se rendant fort et solide que le mouvement allait acquérir une capacité de proposition et de défense des intérêts des paysans. La Vache mécanique a été un moyen pour arriver à cet objectif.

J’utilise cet exemple lorsqu’il est question de cadre logique, de résultats, de coopération au développement et de partenariat. Il permet d’aborder la question de l’objectif final d’une action et le croisement de différents intérêts et points de vue des partenaires impliqués. Une action a beaucoup plus de dimensions que ce qu’on voit d’un premier regard. Finalement, et au nom du développement, qu’est-ce qui devrait nous intéresser davantage ? Bien sûr que présenter un bon dossier et plaire aux financeurs et cofinanceurs sera toujours un objectif important pour nous. Et, en tant que bon élève de ceux qui nous financent, on peut avoir la tentation de juger la réussite d’une action par les effets immédiats qu’elle entraîne.

Mais le développement, la réussite d’un projet, dépendra largement de la prise en compte des objectifs à long terme, explicités ou pas par le partenaire local. Pour confirmer la réussite de l’action il faut pouvoir la revoir et la systématiser seulement quelques années après l’avoir mise en œuvre. Et, bien sûr, l’étudier dans un contexte où le partenaire local et les bénéficiaires constitueront le centre de notre intérêt car c’est sur eux que les changements opéreront pour le meilleur et pour le pire.