Existe-t-il un cinéma de la migration ?, par Daniele Comberiati
En changeant de pays, et souvent en passant d’une langue à l’autre, l’écrivain « migrant » manifeste son parcours migratoire : il n’est pas du tout obligé d’utiliser son autobiographie pour ses romans de fictions, ni de parler pendant sa carrière exclusivement de migration. Néanmoins, sa coupure restera évidente : il est un écrivain migrant pas forcement parce qu’il a changé de pays ou parce qu’il parle de migration dans ses livres, mais parce qu’il est l’exemple, avec son choix linguistique (préférer la langue « littéraire » à la langue maternelle), d’une migration littéraire « en acte ».
Il est évident que ce discours pose plusieurs questions : un écrivain peut avoir plusieurs langues maternelles et il peut quand même décider de changer de langue d’un roman à l’autre, ou bien utiliser une langue pour des ouvrages particuliers (par exemple pour la poésie) et une autre langue pour les romans ou les essais. Il a aussi la possibilité d’utiliser une langue qu’il a apprise exclusivement pour l’écriture, sans qu’elle ait des liens avec son passé ou son présent (comme il a été le cas pour Ezra Pound et c’est le cas maintenant pour la poètesse Barbara Serdakowski). Ou encore, comme cela se passe très souvent, il peut préférer la langue qui lui permet de joindre le plus grand nombre de lecteurs (c’est le cas, entre les autres, de l’écrivain somalien Nuruddin Farah, qui aurait pu écrire en somalien, en italien ou en arabe, mais qui a choisi l’anglais) ou une langue « provocatrice », qui tient à démontrer les contradictions des enjeux postcoloniaux (le cas le plus connu est celui du kényan Ngugi Wa Thiong’O, passé de l’anglais à la langue kikuju). Il reste toutefois la prédominance de la question linguistique chez les écrivains migrants et postcoloniaux : ils peuvent faire des choix différents, mais ils seront toujours obligés de se poser la question de « quelle » langue utiliser, ce qui n’est pas toujours le cas chez les écrivains monolingues.
Le même processus peut être vérifié pour les appartenances nationales des écrivains : un écrivain de langue anglaise, par exemple, n’a pas seulement entamé sa démarche créative en anglais, il a aussi été un lecteur « passif » de cette langue et il a été évidemment frappé par ce qu’il a lu dans son passé. Souvent le choix d’une langue est strictement lié aux livres lus et au bagage culturel, tandis que beaucoup d’écrivains migrants italophones voient dans le passé littéraire italien une des raisons de leur choix.
La question qui se pose avec le cinéma, dont la langue est l’image, donc au moins théoriquement une langue universelle, est tout à fait différente. On peut même discuter s’il existe ou pas un cinéma de la migration et, dans le cas d’une réponse affirmative, penser à ce que cette définition peut signifier. Est-ce que le cinéma de la migration est un cinéma dont le thème est la migration ? Dans ce cas-là, on le voit bien, les films « migrants » sont des milliers. Ou bien peut-on, dire que le cinéma de la migration analyse la situation actuelle de la migration (celle des derniers vingt ans plus ou moins) avec des fictions et des documentaires ? Ou encore, on peut se demander s’il existe des réalisateurs « migrants » et pourquoi.
Il existe maintenant un phénomène (plus ou moins) nouveau : des réalisateurs que, à partir de leur propre histoire de migration, ont décidé d’utiliser le cinéma et le langage de l’image en général pour raconter leur biographie et pour entamer ensuite une réflexion sur les migrations actuelles. On voit ici une double utilisation du langage du cinéma : d’un coté il a été choisi pour son universalité et pour son adhérence à la réalité (donc pour des raisons esthétiques) ; de l’autre, il devient le moyen pour montrer des situations que les médias représentent d’une manière fictive ou inexacte (on trouve ici des raisons « politiques » au sens large du terme). Cela dit, il est encore difficile pour les gens qui travaillent dans le milieu et en partie pour le public, d’accepter le réalisateur « migrant » en tant qu’auteur en soi ; il est avant tout un immigré, deuxièmement quelqu’un qui a envie de parler de sa situation personnelle, et enfin un artiste. Ce qui s’était passé pour la littérature migrante, au moins en Italie, s’est répété pour le cinéma. L’auteur a valeur s’il raconte une histoire « vraie » issue de son passé, mais on a des difficultés à le considérer comme créateur. Le cas italien peut encore être utilisé comme paradigme de cette contradiction.
Rome, été 2004, Piazza Vittorio, au cœur du quartier multiculturel de la ville (celui où se déroule l’histoire du romancier algérien Amara Lakhous, Choc de civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio [1]). La mairie avait organisé un cycle de cinéma interculturel dans les jardins de la place, en plein air. Vu qu’aux alentours vit une grande communauté originaire du Bangladesh, pendant deux jours, tout au long de la nuit, les organisateurs avaient montré des films de Bollywood. À coté de la communauté asiatique, dans le public, quelques Romains, s’ennuyaient dès la première heure de projection. J’avais demandé à certains d’entre eux pourquoi ils avaient décidé de passer la nuit à voir ces films. L’un m’a répondu : « Bof, tu sais, Bollywood maintenant c’est le top ». Après une dizaine de minutes il était parti, sans attendre la fin du film. Voilà, le « cinéma interculturel » commençait à devenir à la mode, dans un processus qui dévoilait les faiblesses d’une approche « orientaliste » et « exotique » au cinéma de la migration. Au début, l’idée était même intéressante : montrer un cinéma différent au cœur de la capitale du cinéma italien, siège de Cinecittà (la « maison » du cinéma d’Etat) et symbole du néoréalisme (Roma città aperta, Ladri di biciclette) et des films de Fellini (La dolce vita, Roma) ; le résultat, sans un discours théorique sur l’altérité, le fut beaucoup moins.
L’année 2006 vit la sortie un livre sur la culture de la migration en Italie, Nuovo planetario italiano [2]. Pour la première fois, un chapitre entier est consacré au cinéma de la migration. L’auteur semble lier la notion de « cinéma de la migration » au documentaire et à la thématique de la pauvreté des immigrés et de leurs difficultés à se débrouiller dans l’Italie contemporaine. À partir du début des années nonante, plusieurs films de fiction sur ce sujet voient le jour : Pummarò de Michele Placido (1990), qui montre l’exploitation des Africains pour la récolte de tomates au sud de l’Italie ; Terra di mezzo (1997) de Matteo Garrone, toujours tourné à Piazza Vittorio ; Due come noi, non dei migliori (1999) de Stefano Grossi ; L’orizzonte degli eventi (2005) de Daniele Vicari, le réalisateur du récent Diaz, sur la violence de la police italienne au G8 de Genova en 2001 ; Saimir (2005) de Francesco Munzi, qui montre la difficulté des immigrés albanais à se débrouiller dans la banlieue de Rome ; Good morning Aman (2009), de Francesco Noce, qui dévoile la question postcoloniale, puisque il raconte d’un jeune somalien qui passe ses nuits, toujours dans le quartier de Piazza Vittorio, à regarder de haut les toits d’une ville qui lui semble si inabordable. Le film Lamerica de Gianni Amelio (1994), vainqueur au Festival de Venise, entame un lien entre l’occupation et la colonisation italiennes de l’Albanie et les nouveaux immigrés albanais qui rejoignent les côtes italiennes au début des années nonante en y voyant l’occident rêvé.
Des documentaires intéressants sont produits également : L’altro aspetto (1992) de Mino Crocé, sur le débarquement en 1992 de 15000 albanais à Bari ; Shish Mahal (1992) d’Arnaldo Catinari, qui montre le bâtiment dit Pantanella, une ancienne usine romaine occupée par des étrangers de juillet 1990 jusqu’à janvier 1991 ;Rom Tour (1999) de Silvio Soldini et Giorgio Garini (inspiré au livre de l’écrivain Antonio Tabucchi, Gli zingari e il Rinascimento [3]) sur les communautés tziganes de Florence ; Roshbash Badolato (1999) d’Anselmo De Filippis et Stefano Savona, l’histoire étrange d’un petit village calabrais vidé par l’émigration au Canada et maintenant habité par des kurdes échappés à l’odyssée du bateau Ararat ; Un cinese a Roma (2004) de Gianfranco Giagni, sur la communauté chinoise dans la capitale.
Des réalisateurs étrangers sont arrivés en Italie à partir des années nonante et y tournent des films où ils analysent la situation des immigrés. Un cas exceptionnel est celui d’Edmond Budina. Acteur et metteur en scène au Théâtre du Peuple de Tirana jusqu’en 1991, il arrive ensuite en Italie où il travaille comme ouvrier dans une chaîne de montage aux usines Indesit de Bassano del Grappa, au nord de l’Italie. Pendant un moment il abandonne ses projets et c’est par hasard qu’il arrive à obtenir un financement de la télévision nationale (Rai) pour son premier film : Lettere al vento (2003). Le film (entièrement téléchargeable sur la Toile par volonté de l’auteur) montre le voyage d’un jeune albanais vers l’Italie et les espoirs de sa famille restée au pays. Budina a aussi trouvé une façon personnelle de tourner : souvent à l’extérieur, dans des endroits immenses et presque vides, ou bien à l’intérieur dans des lieux sombres et humides. Dans les deux cas, on voit des personnages angoissés par les lieux autour d’eux, incapables de s’en sortir. Son deuxième film, Balkan Bazaar (2010) a connu plus de succès, même s’il a été tourné pendant les vacances de l’auteur et avec un petit budget.
Également un documentaire de Andrea Segre et Dagmawi Yimer, Come un uomo sulla terra (2008) lie la situation actuelle des immigrés en Italie au passé colonial et à l’oubli de ce même passé. Dagmawi Yimer dans ce cas est soit la voix off (donc le conteur), soit la personne qui a vécu l’expérience dont on parle. À partir de la visite officielle de Gaddafi à Rome en 2008 (la première visite après des années de tension), les réalisateurs nous montrent le voyage des migrants de l’Ethiopie jusqu’à la Lybie et ensuite jusqu’aux côtes du sud de l’Italie. Le but est de dévoiler les accords entre les deux pays pour empêcher aux migrants de rejoindre l’Italie ; Segre et Yimer ont été les premiers à pouvoir tourner (clandestinement) dans les centres de détention pour migrants en Lybie, où les étrangers vivent dans des conditions inhumaines. Dans les images tournées dans ces prisons, on voit une identification complète du langage cinématographique au sujet montré : la notion de clandestinité est la même pour les gens interviewés et pour la caméra, qui doit se cacher et tourner des images de mauvaise qualité, mais qui démontrent très bien la condition des lieux.
Si le tournage à deux –italien et étranger– n’est pas une nouveauté dans le cinéma italien contemporain (on peut aussi penser au documentaire A metà, tourné en 2002 par Andrea Segre, Francesco Cressati et les albanais Dritan Taulla et Elidon Lamani), il est intéressant, pour montrer la résistance d’un certain « racisme culturel », de voir les réactions de la critique. Come un uomo sulla terra est presque toujours présenté comme un film d’Andrea Segre, tandis que le rôle de Yimer est lié à son vécu et à son envie d’en parler, jamais à ses choix créatifs. On peut observer la même dynamique à propos du roman Timira (2002) de Wu Ming 2 (pseudonyme d’un écrivain italien) et du somalien Antar Mohamed [4]. Puisque dans le roman on raconte l’histoire de la mère d’Antar, il est accepté comme celui qui connait l’histoire, mais jamais comme celui qui la crée. Toutes les critiques à propos de ce livre analysent les romans précédents de Wu Ming 2, pour placer Timira dans son évolution artistique, étant donné qui c’est lui l’auteur principal. Antar, à la limite, peut être le témoin devenu ensuite la source de l’histoire.
Ce malentendu montre les difficultés, pour les lecteurs comme pour les spectateurs, d’analyser la migration hors de clichés et de donner au migrant le statut d’artiste et pas de simple témoin.
[1] Amara Lakhous, Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio, Paris, Seuil, 2008.
[2] Nuovo planetario italiano. Geografia e antologia della migrazione in Italia e in Europa, a cura di Armando Gnisci, Troina (Enna), Edizioni Città Aperta, 2006.
[3] Antonio Tabucchi, Gli zingari e il Rinascimento : vivere da rom a Firenze, Milano, Feltrinelli, 1999.
[4] Wu Ming 2, Antar Mohamed, Timira. Romanzo meticcio, Torino, Einaudi, 2012.