Notre époque connait un regain de foi dans la communication et dans son pouvoir pour transformer la réalité, par Antonio de la Fuente
Toute époque a ses certitudes. Son lot de mirages à observer de loin et de résultats à exhiber de près. Dans la coopération au développement, la coopération technique (construisons ensemble des ponts et des chaussées, en bref), l’aide d’urgence (pansons vite avant que cela ne gangrène), le microcrédit (tous entrepreneurs) ont connu leur moment de grâce et leur dose de déceptions.
L’éducation au développement est venue dire qu’il avait erreur à focaliser les problèmes exclusivement dans les pays pauvres, qu’il fallait s’attaquer aussi à l’origine des inégalités qui se trouve au sein des sociétés riches. Que pour modifier les situations dans le Sud il fallait changer la réalité des sociétés riches de manière simultanée.
Les intuitions à la base de ces démarches étaient sans doute fondées. La réalité a cependant tendance à résister à tout essai visant à sa transformation. Si bien que, faute de pouvoir changer la réalité, dans la coopération au développement et l’action sociale comme ailleurs, on se contente souvent de changer la démarche.
C’est ainsi que notre époque connait un regain de foi dans la communication et dans son pouvoir pour transformer la réalité. Tout obstacle, tout résistance au changement sont vus d’abord et in fine comme des problèmes de communication. De là à miser sur le tout-à-la-communication, le pas est vite franchi. Faute de pouvoir changer la réalité, donc, on change au moins la manière de communiquer sur celle-ci.
Avec la généralisation de l’usage d’internet, cette dérive se trouve renforcée. Les cas d’Avaaz et d’Invisible Children, deux associations nées dans la foulée de la révolution digitale, que l’on présente dans ce numéro-ci d’Antipodes, sont peut-être extrêmes mais bien représentatifs de la tendance décrite.
Plus de cent millions d’internautes ont regardé en quelques semaines le film Kony 2012 posté par Invisible Children, un succès énorme en matière d’audience. Que ce retentissement médiatique n’ait en rien changé le quotidien souvent tragique des enfants ougandais, doit-on le considérer aussi comme un problème de communication ? Doit-on faire un nouveau film pour l’expliquer et miser sur sa diffusion ?
Avaaz, quant à elle, revendique plusieurs millions de membres (les chiffres varient de cinq à quinze millions) grâce à ses campagnes de pétitions en ligne. Son succès chiffré en matière de communication lui permet d’être fort optimiste quant à l’impact de ses pétitions sur le monde réel. D’après Avaaz, ce sont ses pétitions qui ont fait chuter Berlusconi, « stoppé une méga-autoroute qui aurait tranché en deux les terres protégées des peuples indigènes de Bolivie » et « sauvé le Protocole de Kyoto ». Rien de moins.
Le printemps arabe a mis en avant, avec raison, la capacité de mobilisation des foules via les réseaux sociaux. Des populations qui étaient maintenues de force dans l’immobilisme ont trouvé sur internet des espaces, ou plutôt des interstices, pour se concerter et défier avec succès les pouvoirs qui les niaient.
Récemment, des chercheurs californiens ont publié une étude où ils montrent comment en novembre 2010, lors des élections législatives aux Etats-Unis, ils ont réussi à inciter à aller voter à 340 mille électeurs nord-américains via un message sur Facebook. Le fait que ce message était véhiculé par des amis de ces personnes est l’explication principale de son efficacité mobilisatrice.
Dans le deux cas précédents, il est fort probable que la nouveauté que représente la rapide propagation des réseaux sociaux nous pousse à les voir comme la clé d’explication de la situation décrite. Néanmoins, on peut aussi penser que le besoin des peuples arabes de s’affranchir des dictatures corrompues préexistait de loin à l’apparition des réseaux sociaux et a juste trouvé dans ces espaces subitement ouverts une chambre d’échos apte à relayer et à amplifier leur mobilisation.
Aussi, dans le cas des votants californiens, on peut émettre l’hypothèse que c’est bien la bonne et vieille mimesis, le comportement imitatif, qui prend une dimension supplémentaire dans le temps et l’espace de la Toile et qui est à la base du succès de l’appel à se rendre aux urnes au cours d’une journée électorale.
Internet ne fait qu’amplifier et accélérer des phénomènes préexistants, certes. Cela suffit néanmoins pour changer parfois la réalité de manière profonde et durable.
Lors de l’irruption de la presse populaire au XIXe siècle et du cinéma et de la télévision au XXe, le rapport des gens avec la réalité sociale s’est vu bouleversé. Il a fallu inventer des manières de raconter des histoires qui intéressaient les nouveaux publics récemment alphabétisés aux langages audio, écrit et visuel via ces nouveaux médias.
Internet fait de même à présent. Le directeur du journal britannique The Guardian disait récemment que nous sommes aujourd’hui comme à l’année 2 après Gutenberg et l’invention de l’imprimerie. Il nous reste à trouver un nouveau langage, des nouvelles formes d’entrer en contact, des nouvelles tentatives de transformer la réalité.
Le storytelling (des petites histoires à la place des faits), l’infodivertissement, en somme, toute une panoplie de procédés ont été mis en branle pour cimenter le succès d’audience de Kony 2012 et d’Avaaz, pour revenir à nos deux exemples. La sérendipité (en cherchant A, on trouve B, et c’est tant mieux), le daily me (l’information à la carte), la personnalisation de la demande de consommation d’information, fondent aussi la démarche des pétitions d’Avaaz.
Internet, on le voit, est la nouvelle chambre d’échos de la réalité et tout le monde ou presque, et notamment certaines associations, s’y adonne à cœur joie.
Le Sud, pourtant, comme au temps de assistance technique et de l’aide d’urgence, reste loin, très loin souvent, même s’il n’est qu’à la portée d’un clic.