Trois manières de vivre et de se représenter le chômage opèrent
simultanément pour une grande majorité de jeunes, mais un sentiment de
dévalorisation sociale accompagne toujours l’étiquette de chômeur, par Guy Bajoit et Abraham Franssen
Les représentations et les vécus du chômage ne sont pas
que l’envers du travail. L’insatisfaction
des jeunes au travail
n’implique nullement qu’ils
valorisent le chômage. Loin de
là, on est au contraire frappé par
l’intensité négative des périodes
de chômage. Au mieux,
celles-ci seront considérées
comme des occasions de souffler
un peu ou de redéfinir leurs
projets. Cette attitude est presque
générale, même chez ceux
qui se définissent davantage par
un désir d’autoréalisation.
Dans un article déjà ancien sur
le vécu du chômage, Dominique
Schnapper [1] a distingué trois
types d’expériences. Le chômage
total désigne l’expérience
de l’humiliation, l’ennui et la
désocialisation, accompagnée
d’un sentiment de vide et d’inutilité.
Le chômage inversé est
vécu au contraire sur le mode
dédramatisé, voire valorisé, par
le temps libéré pour des activités
personnelles qu’il permet.
Le chômage différé est vécu sur
le mode du comme si : c’est un
temps où le travail consiste à
rechercher du travail et à se
former pour en trouver !
Ces différentes logiques peuvent
nous aider à rendre compte
des expériences vécues par les
jeunes de notre échantillon.
Beaucoup de jeunes vivent le
chômage sur le mode de la culpabilité
ou de la honte : « C’est
dur par rapport aux autres de la
famille qui travaillent et moi je
suis au chômage et je ne fais
rien de mes journées » (Dominique).
La pénibilité de cette situation
tient avant tout au sentiment de
dévalorisation sociale qui en découle.
Les jeunes au chômage
ne se reconnaissent pas dans
l’image d’eux-mêmes que leur
renvoie la société. Le statut de
chômeur est souvent pris dans
la gueule, affectant toujours
l’identité personnelle.
« Le chômage, ça a été l’horreur,
l’enfer de ma vie, je pense
(rires). Psychologiquement,
pour moi, ça a été très difficile ;
accepter d’être au chômage,
accepter ce statut quoi, ça a été
terrible. C’est pas du tout cela
que j’avais envie de faire, je ne
rêvais pas d’un truc pareil. Pour
encaisser, il a fallu des mois et
des mois » (Dominique).
« Pour moi, une personne qui
gagne cinquante mille francs
vaut cinquante mille francs,et
une personne qui gagne dix
mille francs vaut dix mille...
Mon problème à moi, c’est que
je me sens diminué » (Mathieu).
« Avoir l’étiquette chômeuse,
la bonne femme qui ne fout
rien, qui n’a rien envie de faire,
qui ne sait rien faire en plus, ça
me rend malade » (Lola).
Passé le premier mois, l’ennui
et le sentiment de la déstructuration
du temps sont fréquemment
évoqués pour caractériser
l’expérience du chômage.
« Le temps me semble long, les
journées ne passent pas, l’ennui
occupe la plus grande part. Je
n’arrive plus à m’intéresser à
quoi que ce soit, aussi bien à la
lecture qu’au ménage à la maison.
Je n’ai plus de conversation
avec mon entourage qui est déjà
restreint. J’ai parfois l’impression
de ne plus rien avoir à communiquer,
même avec mon ami.
Je me laisse vivre sans réagir
vraiment, parfois je me reprends,
je m’efforce de ne pas m’enfoncer,
et puis c’est l’ennui à nouveau.
Mes déplacements quotidiens
se limitent au bureau de
pointage. J’ai parfois l’impression
que toutes les personnes
que je rencontre savent que je
vais dans ce lieu horrible. J’ai un
peu honte » (Solange).
Un certain nombre de jeunes
parviennent à établir un rapport
plus détaché et banalisé au chômage
(sans pour autant transformer
celui-ci en expérience
positive). Il s’agit généralement
des jeunes à plus fortes ressources
scolaires et culturelles, voire
bénéficiant de ressources économiques
familiales, pour qui
le chômage est avant tout appréhendé
comme une ressource
pour la redéfinition de leur projet
personnel. Les allocations
de chômage permettent de s’accorder
un moment pour souffler
ou pour poursuivre une activité
considérée comme un vrai
travail, voire comme une vocation
personnelle (écrire, faire
de la photo), non reconnue par
la société marchande [2].
« Maintenant, je me donne ma
chance au chômage »(Bill).
« Le chômage, c’est bien pendant
quelques mois, quand tu as
besoin de te resituer, de faire
autre chose que de travailler. Il
y a des moments où on a besoin
d’une vie plus calme pour se
retrouver un peu » (Isabelle).
« Bon, je me donne un an cool
au chômage » (Antoine).
« Tant mieux, celui qui n’a pas
envie de travailler, qui peut
avoir de l’argent comme ça
malgré tout. Si le système est
fait comme ça, tant mieux pour
lui, tu vois » (Julie).
« C’est pas une situation tenable
à long terme, ne serait-ce
que du point de vue financier
où c’est un peu la corde raide,
m’enfin bon... Je mène une vie
dont je profite de chaque instant...
Je suis un peu dans l’attente
d’une bonne idée » (Jos).
C’est celui que nous rencontrons
principalement parmi les
jeunes cadres de notre échantillon
et d’une manière générale
auprès de ceux qui ont poursuivi
des études sanctionnées
par un diplôme négociable sur
le marché de l’emploi.
Jacques, vingt-trois ans, marié
depuis cinq mois, a terminé un
graduat en informatique comme
analyste programmeur. Poursuivant
un objectif de stabilité
dans le respect des normes conventionnelles,
il considère le
travail comme l’élément structurant
de son existence : « Une
place qui soit stable et qui m’apporte
quand même quelque
chose » ; « l’informatique,
c’est quand même une passion
».
Au chômage depuis six mois, il
tend à vivre cette expérience
sur le mode de la négation. Il
s’agit de faire comme si de rien
n’était en faisant du temps de
chômage un temps actif (« ne
pas déranger à la
maison », « occuper activement
ses journées », « rester
constructif » : chercher systématiquement
de l’emploi, suivre
des formations complémentaires,
restaurer la maison). Le
temps de chômage est vécu
comme celui de l’exercice d’un
métier à temps plein : chercheur
d’emploi. Cette activité devient
l’objet d’une véritable culture
professionnelle, nécessitant
l’acquisition de compétences
ad-hoc.
« Disons que j’ai dû apprendre
par moi-même à voir les lettres
de candidature qui aboutissaient,
les lettres qui n’aboutissaient
pas. (...) J’ai remarqué
que certains employeurs répondaient,
d’autres ne répondaient
pas du tout ; donc j’ai un peu
regardé ma lettre afin de la rédiger
et de voir les problèmes
qu’il pouvait y avoir ».
« Maintenant j’ai trouvé un petit
livre qui s’appelle Comment
trouver un emploi et se faire
embaucher. Et le sous-titre c’est
Savez-vous vous vendre ? Alors
ils expliquent là-dedans comment
bien se présenter, plus des
réponses à des questions pièges ».
Jacques s’est également adressé
au Club de recherche active
d’emploi (Crae) qui organise
des sessions intensives via une
« méthode active, efficace et
dynamique, huit heures par jour
pendant trois semaines » « Le
Crae connaît déjà beaucoup de
succès en France et
ailleurs : Canada, Suède, Autriche ». Cette organisation revendique
quatre-vingt pourcents de
placements réussis, au prix, il
est vrai, d’une sélection préalable
des candidats. Au grand
dépit de Jacques qui n’a pas été
retenu !
On peut s’interroger sur ce fétichisme
du curriculum ou de
l’entretien d’embauche. Pour
Jacques, comme pour les autres
cadres au chômage que nous
avons rencontrés, ce mode de
gestion de la situation de chômage
n’est tenable qu’à moyen
terme. Avec le temps, ce système
de défense s’effrite progressivement.
« Si je devais rester... à rien
faire, je veux dire encore pendant
un an ou deux, je crois que
je serais comme un vrai lion en
cage » (Jacques).
Les analyses qui précèdent
semblent bien confirmer que la
mutation culturelle en cours se
traduit par une lente transformation
des orientations au travail.
Celui-ci tend à être perçu
de plus en plus à partir des exigences
de l’autoréalisation. Ce
n’est plus à l’individu de se
conformer aux exigences d’un
travail jusqu’à en acquérir
l’éthos et la culture, c’est au
travail de prendre en compte
les aspirations individuelles.
C’est notamment à travers une
modification du rapport au
temps et à l’environnement de
travail que l’on peut appréhender
cette exigence. Le temps de
travail, dès lors qu’il n’est pas
impliquant, tend à être opposé
et subordonné au temps de vie
pour soi. Les identités collectives
et la culture de métier font
place à une sensibilité à la communication
et au caractère convivial,
voire interpersonnel, des
relations de travail.
Sur ces différentes dimensions,
le marché de l’emploi est souvent
le lieu de la déception et du
désenchantement après l’espace
protégé de la scolarité. La plupart
des jeunes expérimentent
le fossé entre leurs aspirations
et la réalité concrète du marché
du travail. La gestion de cet
écart donne lieu à diverses stratégies
de minimisation de l’implication
dans le travail et de
réinvestissement dans la sphère
privée ou au profit d’un travail
autonome. A l’exception des
jeunes qui ont les moyens pour
poursuivre un projet
d’autoréalisation dans le champ
professionnel, la plupart ne trouvent
plus dans un emploi salarié
un mode satisfaisant de réalisation
de soi.
Quant à l’expérience du chômage,
malgré sa banalisation
objective, elle reste largement
problématique et négative à
moyen terme pour une grande
majorité de jeunes. Si l’on peut
distinguer trois manières de vivre
et de se représenter le chômage,
il faut néanmoins souligner
la simultanéité de ces logiques
et la permanence du sentiment
de dévalorisation sociale
qui accompagne toujours l’étiquette
de chômeur.
Au total, la diversité et l’éclatement
des expériences de travail
et de chômage des jeunes confortent
les scénarios développés
par André Gorz [3] lorsqu’il
s’inquiète de la scission croissante
entre une minorité fortement
qualifiée, disposant d’emplois
à hauts revenus dans lesquels
ils se réalisent, et une
majorité confinée dans des tâches
subalternes. L’usage du
temps est un bon indicateur de
cet écart. Entre Robert qui affirme
que son temps est précieux,
qui est pris par le travail
jusque dans les embouteillages,
et Enzo pour qui les journées
s’écoulent, longues comme un
jour sans travail, il y a l’écart
qui sépare ceux qui ont les ressources
pour participer au jeu
de la compétition et ceux qui
sont contraints de subir la mutation
du marché de l’emploi.
Ce texte est extrait de Les jeunes
face à la compétition culturelle,
publié par Presses universitaires
de France.
[1] Dominique Schnapper, « Crise
économique, chômage, anomie », in
La Crise dans tous ses états, ouvrage
collectif, Ciaco, Louvain-la-Neuve,
1984.
[2] Jacques Le Mouel,
Le chômage des jeunes :
des « vécus » très différents.
[3] André Gorz, Métamorphoses du
travail. Quête du sens, Editorial
Galilée, Paris, 1988.