L’intégration du bloc régional latino-américain dans le marché occidental est un objectif compris différemment en Europe et en Amérique latine, par Xavier Guigue
Le commissaire européen Louis Michel inaugurait en 2003 le Colloque Belgique-Amérique latine-Caraïbes en affirmant que le redressement du continent sud américain dans les années nonante était dû à des politiques rigoureuses en matière budgétaire, à l’ouverture des échanges commerciaux ainsi qu’à la création d’un environnement juridique et social inspirant la confiance des investisseurs. Cette vision est aussi celle de l’Europe et la place occupée par Louis Michel à la Commission européenne renforce la contiguïté entre la politique belge et celle de l’Europe.
A ce propos, plusieurs axes sont clairement identifiables : Une imbrication entre la coopération au développement et une politique de développement des échanges économiques ; le rôle d’exemplarité de la construction européenne dans le processus d’intégration politique du continent latino-américain ; et un rééquilibrage entre le poids économique de la zone de libre-échange (Canada, Etats-Unis, Mexique) et celui des accords entre l’Union européenne et le continent latino américain.
Le développement économique de l’autre coté de l’Atlantique sud est considéré comme un enjeu croissant pour l’Europe : la présence des missions économiques belges ou européennes, les accords financiers ou fiscaux, les accords d’association qui incluent des volets commerciaux, politiques, juridiques ou de coopération au développement sont la traduction concrète de ses axes.
En même temps, il apparaît dans le discours politique des aspects nouveaux, qu’il faudra confronter aux pratiques mises en œuvre. Il y a tout d’abord la place des échanges universitaires pour favoriser un rapprochement entre les étudiants européens et les étudiants latino-américains (en 2003, 100 mille étudiants venaient en Europe tandis qu’un million allaient aux Etats Unis). Il y a aussi la volonté d’inciter les étudiants européens à aller se former dans les universités d’Amérique latine.
Il y a ensuite la place que le monde politique reconnaît et que prend la société civile et les mouvements associatifs dans la lutte contre la pauvreté et les inégalités, dans la défense des intérêts collectifs et de l’accès au service comme la santé ou l’éducation.
Pour examiner le passage aux actes, prenons l’exemple de la coopération entre la Belgique et l’Equateur. Si la coopération belge au développement annonce qu’elle « s’est toujours alignée sur les priorités des communautés locales et repose sur un partenariat responsable », elle affirme aussi posséder « une expertise hautement appréciée, surtout en matière de soins de santé de base et de développement rural, et qui, durant toutes ces années, a contribué à une amélioration effective du sort des populations les plus faibles de l’Équateur ». On reste là dans une vision assez classique qui va du Nord au Sud. Cependant la coopération dans le domaine universitaire est bien présente : « La coopération gouvernementale finance l’organisation d’un post-graduat en aquaculture marine à Guayaquil, portant principalement sur l’élevage de crevettes, une des activités économiques les plus importantes de la côte équatorienne ».
Si dans ce cas la visibilité est économique, dans un autre contexte, la Belgique « soutient l’organisation multilatérale Fondo indígena qui défend le droit à l’existence des populations autochtones d’Amérique et lutte pour l’amélioration de leur sort par le biais de projets concrets. Dans ce cadre, la coopération belge au développement a financé un programme de troisième cycle en sciences sociales spécialisé dans les questions indigènes destiné aux cadres autochtones de la Faculté latino-américaine de sciences sociales ». La Belgique assure aussi dans le cadre de la coopération multilatérale le soutien de la prise en compte du genre dans l’élaboration des budgets nationaux.
Malheureusement ces programmes qui essayent de sortir de la relation habituelle Nord-Sud disposent de petits budgets comparés aux opérations plus classiques et ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan qui noie les relations économiques entre l’Europe et l’Amérique latine.
Si les orientations de Bruxelles ou de l’OCDE laissent croire que leurs intentions sont louables et que « le commerce s’efface derrière la coopération et le partenariat entre égaux » ... pour atteindre des objectifs tels que la cohésion sociale (lutte contre la pauvreté), l’intégration régionale latino-américaine sur le modèle de l’intégration européenne ou la création d’une association bi-régionale euro-latino-américaine, il faut aussi ne pas négliger la tendance lourde qui se cache derrière. Ainsi, plus franchement, Chris Patten, le commissaire aux Relations extérieures, affirmait : « Notre objectif est l’intégration du bloc régional latino-américain dans le monde occidental ». Il assurait aussi que cette intégration euro-latino-américaine n’était pas incompatible avec la mise en place de la Zone de libre-échange des Amériques promue par les Etats-Unis. Enfin, Chris Patten affirmait que l’Union européenne mettait en œuvre des mécanismes de coopération destinés à favoriser l’adoption du programme de libéralisation des échanges de l’Organisation mondiale du commerce [1].
Face à ce rouleau compresseur, les ONG se coordonnent pour analyser les accords de coopération entre l’Union européenne et l’Amérique latine et faire pression : c’était le cas de l’Initiative de Copenhague pour l’Amérique centrale et de la coordination naissante pour suivre les accords avec les pays andins. Mais si la dynamique est forte au moment de la préparation des accords, la mobilisation pour suivre leur mise en œuvre est plus difficile.
De leur côté, les mouvements sociaux se mobilisent comme le montre la charte de principes du Réseau bi-régional Europe-Amérique latine. La charte affirme le lien entre les mécanismes de mondialisation et les instruments de dérégulation mis en œuvre en Europe, instruments qui affectent la situation sociale au Nord comme au Sud. Elle fait le lien entre les logiques économiques des détenteurs de capitaux en Europe comme en Amérique latine.
Le réseau veut promouvoir des relations fondées sur des valeurs de solidarité, de droits humains, de justice sociale, économique et environnementale et se base sur la défense des biens nécessaires à une vie humaine digne tels que l’eau, la santé, la bio-diversité, l’accès à la terre et le respect du territoire, la souveraineté alimentaire, les ressources minérales et génétiques. Le réseau prend également la défense des droits des peuples originaires, des formes de production et de vie paysanne et tous les droits inaliénables qui constituent une part essentielle de l’histoire et de la culture des peuples.
Concrètement, cela amène à un renversement des politiques commerciales et de coopération. C’est le souhait de Pablo Solón, représentant plénipotentiaire du gouvernement de la Bolivie, repris dans une interview à Inprecor : « Le président Evo Morales développe une politique commerciale très active. Il a pris l’initiative du Traité de commerce entre les peuples et il a formulé une proposition d’accord de coopération avec l’Union européenne ».
Malheureusement, ce renversement des relations économiques et des politiques de coopération ne se traduit que très partiellement dans les faits. La diversité des ONG et des mouvements sociaux reflète des approches politiques et culturelles diverses ce qui ne facilite pas des positions communes. Du coup, ils ne font actuellement pas le poids face à certaines tendances qui continuent de s’affirmer comme la monoculture, les plantations d’OGM ou les agrocarburants pour ne citer que des exemples en matière agricole. Du côté des accords politiques, le Traité de commerce entre les peuples a pour l’instant des effets très limités. Il en est de même de la Déclaration de Cochabamba, rédigée fin 2006 dans cette ville bolivienne. Dans ce qu’elle a de plus constructif, celle-ci propose une institutionnalisation de l’espace sud-américain et un processus d’intégration à l’échelle du continent des politiques énergétiques.
Ces petits pas font malgré tout dire au président brésilien Lula da Silva qu’il ne faudra pas cinquante ans à l’Amérique du Sud pour parvenir au même niveau d’intégration que l’Union européenne d’aujourd’hui. S’il s’agit de construire un marché commun, c’est certainement possible. S’il s’agit d’un processus d’intégration démocratique des peuples d’Amérique latine, il y a encore du chemin à parcourir.
[1] Le Grain de sable, Attac , n°244, février 2006.