Forces et paradoxes du réveil politique et culturel des Indiens d’Amérique latine, propos de Bernard Duterme recueillis par Antonio de la Fuente
Bernard Duterme, vous êtes sociologue, directeur du Centre tricontinental à Louvain-la-Neuve, auteur de plusieurs ouvrages sur les mouvements sociaux et les rapports Nord-Sud. Comment expliquez-vous le réveil des mouvements indigènes en Amérique latine ?
Il faut faire appel à quelques éléments du contexte. La concentration des richesses au sein d’une minorité est, en Amérique latine, la plus haute de toute la planète ; 230 millions de Latino-Américains - 44% de la population totale - vivent sous le seuil de pauvreté ; le coefficient Gini qui mesure le degré d’inégalité y atteint le chiffre record de 0,57 (pour 0,29 en Europe et 0,34 aux Etats-Unis). A l’extrême polarisation sociale, dont les indigènes sont, quel que soit le pays, les premières victimes, s’ajoutent la lassitude et les frustrations nées d’une démocratisation strictement formelle des Etats de la région : plus de la moitié des Latino-Américains, d’après une vaste étude du PNUD réalisée en 2004, seraient ainsi disposés à renoncer à la démocratie, à accepter un gouvernement autoritaire, s’il s’avérait capable de résoudre leurs problèmes socioéconomiques.
Tant la pénétration d’entreprises multinationales au-delà des anciennes frontières, sectorielles et géographiques, du capitalisme, que les facilités offertes par le développement des communications vont jouer à plein en faveur de l’affirmation de ces populations marginalisées et de l’articulation de leurs organisations et revendications. Sur le plan interne, ces mobilisations naissantes vont puiser à la fois dans les dynamiques singulières, provoquées notamment par la modernisation, des communautés rurales dont elles sont issues (conflits générationnels, émergence de jeunes élites novatrices, rupture d’unanimismes traditionnels...), et dans les multiples influences culturelles et politiques dont les acteurs de ces mobilisations ont été l’objet ces dernières décennies : que ce soit sur le plan religieux, de courants inspirés par les théologies de la libération, ou sur un plan plus sociopolitique, d’organisations paysannes, syndicales, voire révolutionnaires.
Vous soulignez un paradoxe : la mondialisation, même si elle s’est révélée sous bien des aspects désastreuse pour les indigènes, a aussi créé les conditions de leur émergence en tant qu’acteurs sociaux identitaires.
On l’a vu ailleurs, l’accélération de la mondialisation porte en elle-même les germes de réaffirmations culturelles, locales ou régionales. A la faveur paradoxale des nouveaux espaces politiques et des nouvelles formes d’exclusion générés par la libéralisation des Etats et l’évolution des structures socioéconomiques, la « question indienne » va gagner en visibilité. La force de désagrégation de la logique économique libérale entame les solidarités nationales et induit une fragmentation des principaux acteurs sociaux et des identités collectives. En Amérique latine comme sur d’autres continents, la tendance s’est accompagnée d’un développement de mouvements identitaires à caractère religieux, national ou ethnique.
Encore un paradoxe, en Amérique latine ‘tout le monde est Indien, sauf celui qui ne l’est pas’, comme le dit de manière provocatrice faisant allusion au Brésil l’anthropologue Eduardo Viveiro de Castro.
Le militant indien de base s’affiche tantôt paysan, tantôt de telle ethnie ou de tel territoire, homme ou femme, Equatorien ou Latino-américain... En cela, ces mouvements semblent avoir tiré les leçons des antagonismes d’hier entre syndicats paysans et organisations indigènes. Lorsque les premiers, au profil « classiste », donnaient priorité dans leurs analyses et leurs revendications aux rapports sociaux et à la position sociale de leur base, les secondes, plus culturalistes, tendaient à privilégier des options identitaires de récupération des traditions, voire de restauration d’ordres anciens, fussent-ils injustes sur le plan social. Les rivalités entre leaders des deux tendances n’étaient pas pour rien dans ces divisions du mouvement populaire, paysan et indigène, et finissaient par radicaliser et polariser les positions respectives.
Identitaires sans être réactionnaires, ouvertes sans être désincarnées, les nouvelles rébellions à la fois indiennes et paysannes multiplient les ancrages - local, national et mondial - sans les opposer. Elles combinent appartenance ethnique, protestation éthique et actions sociales et politiques. Elles assument une inscription dans des luttes territoriales (contre une implantation - extractive, touristique... - qui les dépossède), nationales (pour refonder la Constitution), mondiales (contre la dette illégitime). Si leur « cosmopolitisme » est bien évidemment tempéré par un fort enracinement, leur attachement au territoire, aux coutumes, aux traditions est lui aussi plus relatif qu’une conception figée de l’identité le laisse supposer. Il y a, de facto, « enchevêtrement de cadres de références identitaires ».
Quel a été l’apport des mouvements indigènes dans le virage à gauche de l’Amérique latine ?
L’impact sur les mouvements indigènes de la montée au pouvoir de diverses formules de gauche dans les gouvernements nationaux latino-américains diffère nécessairement d’un Etat à l’autre, d’autant que, paradoxalement, quatre des six pays les plus peuplés d’indigènes sur le continent ont gardé à ce jour (fin 2007) un pouvoir plutôt à droite : le Mexique, le Pérou, le Guatemala et la Colombie. Les configurations politiques spécifiques, la variabilité du poids relatif des acteurs indiens au sein de la gauche et de la société dans son ensemble, leur autonomie plus ou moins affirmée ouvrent sur une pluralité de scénarios possibles. Là où les organisations indigènes ont joué un rôle central dans le basculement à gauche du pouvoir national, comme en Bolivie, plus ou moins ambigu, comme en Equateur, ou pratiquement nul, comme au Venezuela, au Brésil et en Argentine, le destin de ces mouvements n’est pas forcément appelé à s’inscrire dans les mêmes tendances.
Si les rébellions indiennes qui ont précédé le « virage à gauche » traversent inévitablement une phase de redéfinition, durant laquelle l’autonomie à l’égard des pouvoirs progressistes qui les représentent peu ou prou s’impose comme le principal défi, les acteurs indigènes des pays dominés par la droite ont eux fort à faire pour, au-delà d’expériences communautaires alternatives, porter la défense de leurs droits et le partage des richesses sur les scènes politiques nationales.
Pouvez-vous illustrer vos propos pays par pays ?
En Bolivie, la confiance dont Evo Morales continue à jouir parmi les mouvements indigènes, populaires et syndicaux qui l’ont mené à la présidence du pays n’équivaut certainement pas à un chèque en blanc ; en Equateur, le président de gauche, Rafael Correa, élu en 2006, porteur des revendications des mouvements sans pour autant y être lié organiquement, pourrait occasionner un reflux des mobilisations ou à l’inverse s’appuyer sur elles pour défendre son mandat ; au Mexique, l’option zapatiste, longuement justifiée mais isolée, de ne pas soutenir le candidat social-démocrate Lopez Obrador à l’élection présidentielle de 2006 lui a peut-être coûté la victoire, loupée de très peu... sur fond de scrutin jugé frauduleux.
Au Guatemala, les séquelles et la mémoire vive de la longue et sanglante guerre entre militaires et guérilla, dont les Mayas furent les premières victimes, concourent toujours à la fragmentation du mouvement indigène et à l’absence d’une gauche politique représentative ; au Pérou, où la population d’origine indienne est proportionnellement l’une des plus fortes du continent, un faisceau de facteurs historiques (émigration rurale massive, décentrement territorial...) explique à ce jour l’inexistence d’un véritable mouvement indigène, que ne masque pas la participation au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2006 du nationaliste Ollanta Humala, à la fibre ethnique plus déclarative qu’organique ; en Colombie, dans un climat délétère de violence, d’autoritarisme et de néolibéralisme, l’activisme indigène dans toute sa diversité et en dépit d’une population autochtone très minoritaire entend apporter sa pierre à l’émergence d’une gauche sociale et politique démocratique.
Une dernière question concerne le regard que l’on porte en Europe sur les mobilisations indigènes en Amérique du Sud. D’après vous, trois types d’approche tendent à prévaloir : l’exotisme, plutôt dans le grand public, le scepticisme, à droite, et l’angélisme, plutôt à gauche, qui idéalise la figure de l’Indien.
Le point de vue angélique, est le fait des inconditionnels, dans toutes leurs variantes, de cette « rébellion de la dignité » à l’échelle continentale. Avec « cinq siècles d’oppression en héritage », empreints d’une « sagesse millénaire », porteurs d’« un mode de vie harmonieux », « égalitaire » et en « osmose avec Mère Nature », les rebelles indigènes sont ingénument investis de tant de vertus et l’objet de tant de projections qu’ils apparaissent, au yeux d’une foule de « citoyens du monde » en quête de causes légitimes, comme « la seule bonne nouvelle depuis longtemps », pour reprendre l’expression d’un écrivain séduit. Les plus culturalistes y voient le retour des identités ; les plus socialistes, le soulèvement des damnés ; les plus écologistes, la conscience des équilibres ; les plus démocrates, le triomphe de la participation ; etc. Du « on a tant à apprendre d’eux » au « le nouveau ‘sujet historique’ est en marche », de l’idéalisation benoîte au militantisme réenchanté, l’éventail des réactions sympathisantes peut être aussi large qu’acritique, et au-delà, favoriser l’adaptation stratégique de l’indigène réel à la caricature de l’Indien réinventé.