L’Etat encourage le travail associatif là où lui-même s’est retiré

Mise en ligne: 20 mars 2006

Saïd Saâdi, secrétaire d’Etat aux affaires sociales du premier gouvernement de transition, échange avec un groupe de dirigeants associatifs, propos récueillis par Antonio de la Fuente

Le 50ème anniversaire de son indépendance trouve le Maroc en pleine transition démocratique. Le gouvernement de transition, composé par des partis politiques progressistes, a mis en place, depuis six ans, quelques réformes comme la création de l’Institut de culture amazigh, la loi des partis politiques (pour freiner la balkanisation), la réforme de la moudawana ou code du statut personnel. Il s’agit néanmoins d’une ouverture relative, maîtrisée, qui reflète la transition d’un Etat despotique en Etat démocratique, en fonction des rapports de force des acteurs sociaux, entre ceux qui veulent en rester au statu quo et ceux qui veulent aller au delà.

Ce qui est nouveau par rapport au passé récent, c’est le fait que la lutte pour la démocratie se déroule de plus en plus dans le cadre des institutions, à l’encontre de ce qui s’est passé dans les années septante, avec les deux tentatives de coup d’Etat contre le régime du Roi Hassan II, en 1971 et 1973. Cela est, entre autres, dû aux conséquences des plans d’ajustement structurel du FMI. Ces derniers, qui vont déboucher sur les événements de 1984 et la répression contre le mouvement syndical, ont, malgré tout, poussé le régime à s’ouvrir envers les partis d’opposition. Parallèlement, dans les années quatre-vingt, l’Etat a désinvesti certains domaines sociaux. Des associations de développement ont commencé, dés lors, à investir ces domaines laissés de côté par l’Etat.

A présent, le Maroc vit une nouvelle étape, une nouvelle réforme de la Constitution, étant donné que les réformes précédentes ont montré leurs limites, par rapport à la question de la répartition des pouvoirs entre le Roi, le gouvernement et le parlement, notamment, et aussi sur la question du Sahara.

Le travail associatif ne peut être envisagé sans libertés publiques. Mais si les nouvelles conditions ont favorisé le regain de l’action associative, le mouvement associatif se développe souvent en absence d’un projet stratégique face à l’Etat et aux partis politiques, qui ont leur propre stratégie. De ce fait, les rapports entre ces trois acteurs vont de la coopération à l’instrumentalisation.

Depuis un an, un groupe de réflexion sur la question du développement humain qui regroupe 60 à 70 chercheurs, dans le cadre de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH), a été créé par le Palais. Parmi ses principales conclusions : les choix politiques n’ont pas permis au Maroc d’avancer de manière importante sur l’échelle du développement humain, puisque le pays se trouve toujours à la 124 position sur 170 nations. L’indicateur relatif à l’éducation est encore plus en retard que celui relatif au revenu, car la question sociale a été évacuée par l’Etat. C’est pour cette raison que le roi Mohammed VI a dû lancer l’INDH, conscient de la gravité de la question sociale, qui peut favoriser le renforcement des extrémismes. Il y a aussi la peur du retour de la crise des années quatre-vingt, avec plus d’un million de chômeurs.

Le gouvernement de transition a essayé d’accorder plus de budget aux matières sociales et d’arriver, notamment, à l’augmentation de la scolarisation des jeunes filles rurales. Le Maroc a gagné quelques places sur l’échelle du développement, mais les a vite perdues par la suite. L’Etat encourage aussi le travail associatif dans les domaines qui l’intéressent, là où lui-même s’est retiré : l’adduction d’eau, l’enfance, l’environnement, notamment dans la région d’Agadir. Les ONG étrangères considèrent l’Etat comme bureaucratique et essayent de travailler directement avec les associations, comme dans le Rif.

Il existe aussi un tissu associatif très varié et en continuel développement et agissant sous deux formes différentes : les premières associations insistent sur la dimension politique, et font du plaidoyer en matière de droits de l’homme et de la femme, sans faire des prestations sociales directes. Les autres sont des associations prestataires de services aux populations. La question qui se pose est donc de savoir comment créer des ponts entre ces deux types d’associations, pour renforcer la transition fragile à la démocratie et la rendre irréversible. Aussi, il faut éviter l’enfermement des associations dans un travail caritatif qui ne fait que remplacer l’Etat. Ce n’est pas par ce biais-là que la transition démocratique se verra renforcée. Comment transformer les personne aidées en acteurs de changement ? Cela est un enjeu pour les associations, un enjeu stratégique.

Le développement ne peut se construire sans l’élément humain, sans la création d’espaces de liberté individuelle. Renforcer et enraciner l’espace démocratique et le rôle des associations est essentiel pour ne pas revenir en arrière. La mise en réseau, pour rationaliser le travail associatif, pour multiplier et non uniquement additionner, est aussi essentiel. Le travail associatif n’est pas une alternative au travail des partis politiques mais un complément. Au sein des institutions de l’Etat, le travail politique est irremplaçable.

Pourquoi le travail associatif est complémentaire au travail politique ?

Saïd Saâdi : La complémentarité entre travail associatif et travail politique est un discours véhiculé par l’Etat lui-même sous prétexte que les partis ne font pas leur travail, tandis que les associations, elles, seraient sur le terrain. Il y aurait aussi un contact direct entre l’Etat et les associations. Quelques élites de la société civile, une couche des technocrates, ne croient pas à la démocratie mais bien à un Etat fort, soutenu par les associations et qui peut relever les défis, en appliquant des solutions techniques. L’expérience montre néanmoins que nous avons besoin de partis forts et de mouvements sociaux indépendants.

Les conclusions du groupe d’experts d’INDH resteront-elles sur le papier ou viendront-elles renforcer le mouvement associatif ?

Saïd Saâdi : Cela dépendra du niveau d’investissement de la société civile elle-même. Il s’agit du développement des gens, par des gens et pour les gens, dans toutes ses dimensions. Les gens doivent sentir les impacts sur leurs vies. Est-ce que ce qui se fait en Maroc va dans ce sens ? C’est l’Etat qui veut conduire le processus vers le développement. Cela devrait se passer autrement. Comment le faire ? Comment la population peut-elle contrôler l’emploi des ressources, vu que les fonctionnaires peuvent avoir d’autres intérêts ? C’est à nous d’être vigilants pour que l’expérience ne soit pas détournée. Combattre la pauvreté n’est pas distribuer de la soupe. L’INDH est bien dans le texte mais on ne peut pas combattre la pauvreté sans combattre le chômage, d’où le rôle de l’Etat et de l’entreprise privée. Le travail associatif peut être regroupé sous le secteur tertiaire. Il s’en différencie seulement par le but non lucratif. C’est un espace de développement de l’économie solidaire. On peut s’appuyer sur lui pour créer un secteur tertiaire alternatif, qu’on peut appeler l’économie plurielle. Cela est une stratégie d’avenir. Le secteur tertiaire ne doit pas uniquement dépendre du premier, mais doit tenir compte des intérêts des différentes couches qui composent la société.

Bien que les jeunes soient majoritaires dans le pays, ce n’est pas le cas dans les partis ni dans les associations au sein desquels la pyramide est renversée, les vieux sont majoritaires. Les jeunes dans les partis sont réduits à peu de chose. Les jeunes s’éloignent des partis politiques.

Saïd Saâdi : Le travail associatif est indispensable pour développer l’espace démocratique. Le climat néolibéral pousse à l’individualisme et à l’arrivisme, à la consommation, il y a un retour en arrière par rapport au travail collectif. Les conditions dans les années quatre-vingt étaient néanmoins très difficiles. Les acquis du présent sont dus au travail politique. Les nouvelles conditions ont réduit l’activité des partis politiques, mais la nouvelle loi des partis politiques devrait améliorer en partie la situation.

Les associations sont investies par quelques cadres de la classe moyenne et des jeunes chômeurs, elles n’ont pas de permanents, il y a une absence de démarcation entre les cadres associatifs et les cadres des partis. Est-ce le mouvement associatif qui peut combler le vide entre citoyens et partis ?

Saïd Saâdi : Pour construire une culture de la démocratie, le mouvement associatif doit être indépendant, car l’Etat essayera toujours de l’instrumentaliser. Le mouvement associatif doit devenir un mouvement social, utiliser des méthodes civilisées pour contester l’action du pouvoir. Le problème est que toutes les associations n’ont pas cet objectif. Les associations se résument parfois à leur président. Et elles peuvent être détournées par des intérêts personnels.

Que veut dire le concept de développement ? Pourquoi l’Etat considère-t-il maintenant qu’il doit s’appuyer sur le mouvement associatif ? Cherche-t-il une nouvelle légitimité ?

Saïd Saâdi : Le développement est l’objet de luttes entre différentes forces sociales, celles qui cherchent le statu quo et celles qui cherchent le changement. Les associations de terrain sont visibles mais celles de « plaidoyer » sont très actives. Le changement de la loi sur les femmes n’aurait pas été possible sans la présence d’associations de plaidoyer sur la question des femmes.

Le citoyen est prêt à venir vers les associations quand il s’agit d’une prestation de services, mais pas pour d’autres types de mobilisation. Le citoyen a été élevé dans un cadre de bénéficiaire passif. Les difficultés et risques face à l’autorité le découragent.

Saïd Saâdi : Oui, le citoyen n’est pas habitué à la démocratie. Pour commencer, il n’y a pas de démocratie dans la structure même de la famille. C’est un chantier de long souffle. Mais il y a des expériences où les citoyens, lorsqu’ils savent qu’il s’agit de leur intérêt, ils donnent d’eux-mêmes. Pour affronter le néolibéralisme, il est nécessaire de réveiller un patrimoine culturel et social de solidarité. Il est remarquable que ce patrimoine de solidarité est encore beaucoup plus vivant dans le monde rural qu’en milieu urbain. Évidemment, l’État a des objectifs et cherche à instrumentaliser la société civile. Mais celle-ci peut entrer dans des partenariats sans se laisser instrumentaliser. Le rôle des associations de plaidoyer me semble essentiel. Plus ce rôle est fort, plus il rejaillit sur les associations de développement, selon un principe de vases communicants entre ces deux types d’associations.

Il n’y a pas de possibilités matérielles pour les associations. Les moyens ne sont pas distribués démocratiquement par les élus. Par ailleurs, vous avez dit qu’il faut élaborer des politiques pour lutter différemment contre le chômage. Quelles seraient ces politiques ?

Saïd Saâdi : Il est vrai que les associations n’ont pas de moyens et qu’il faut une rationalisation des moyens disponibles. La campagne de l’INDH devra permettre de répondre en partie à ce problème. Aujourd’hui le rôle de l’Etat dans l’économie est indispensable. Par exemple, les grands travaux, la construction de l’aéroport de Tanger, les autoroutes, le logement social. Ce rôle de l’Etat va s’accroître et ne pas rester dans les grands travaux. Le but du développement, ce n’est pas d’augmenter le revenu, mais l’augmentation du revenu est une condition du développement. L’Etat doit être la locomotive du développement. Pourquoi ne pas créer une armée de la connaissance, en engageant diplômés chômeurs pour lutter contre l’analphabétisme ?