Le prénom masculin le plus répandu à Bruxelles est Mohammed. Nombre de Belgo-Marocains ont réussi, notamment en politique. Mais la majorité de la communauté connaît des graves problèmes socioéconomiques et de discrimination. Le comédien Sam Touzani et le sociologue Hassan Bousetta dressent un portrait sans complaisances de leur communauté, par Andrés Patuelli
Sam Touzani et Hassan Bousetta font partie des Belges d’origine marocaine qui ont réussi. Le premier, comédien bruxellois de 36 ans, également chorégraphe, metteur en scène et présentateur de télévision, est connu par ses pièces à succès comme Allah Super Star ou One human show. Le second, né en 1970 à Hasselt, est chercheur au FNRS et membre du Centre d’études de l’ethnicité et des migrations (Cedem) de l’Université de Liège. Ils sont tous les deux engagés socialement. En plus de la critique sociale qu’il distille à travers ses spectacles, Sam Touzani parraine souvent des actions de sensibilisation adressées aux jeunes. Hassan Bousetta, quant à lui, a coordonné la plate-forme du Mémorial de commémoration des 40 ans d’immigration marocaine en Belgique ; il préside actuellement le Centre d’action pour le développement des relations euro-méditerranéennes (Cadre), une association basée à Bruxelles.
« On commence par les caricatures du prophète Mahomet ? », lance d’emblée Sam Touzani. Impossible d’échapper à cette affaire présentée parfois comme un nouveau conflit des civilisations...
Sam Touzani : Je crois que la foi relève de la sphère du privé : à chacun donc son mode d’emploi. Je voudrais également attirer l’attention des croyants musulmans sur le fait que si Dieu, Allah, existe, ce n’est pas une caricature qui va le déstabiliser ! La liberté d’expression est certes un sujet complexe, mais elle relève d’un Etat de droit. Si aujourd’hui je désigne Hassan Bousetta comme mon prophète et que demain, j’ai envie de le caricaturer, c’est mon droit. J’ai l’impression que cette affaire vient d’un autre âge et que le vrai débat, notamment celui de l’existence de dictatures dans tout le monde arabe, se trouve ailleurs. Mais il se fait que la discussion a été confisquée par des intégristes et que la religion a occupé tout l’espace. Soyons francs : nombre de musulmans sont, en privé, tolérants, humanistes, progressistes, mais lorsqu’il faut s’exprimer en public, ils se cabrent et le collectif parle en lieu et place de leur idéologie personnelle.
Hassan Bousetta : La liberté d’expression est un droit constitutionnellement garanti dans tous les pays de l’Union européenne et il n’y a aucune raison de le remettre en cause. Ce n’est par ailleurs pas la première fois dans l’histoire qu’on tient des propos dénigrants vis-à-vis de personnages sacrés à l’intérieur des traditions religieuses, y compris pour l’Islam. Je suis plutôt frappé par les réactions, beaucoup plus virulentes dans le reste du monde qu’en Europe, où ces caricatures ont été publiées. Un premier élément d’explication est que, depuis le 11 septembre 2001, les minorités musulmanes vivant en Occident sont devenues un objet de conflit géopolitique. Il ne faut pas non plus négliger le tournant que nombre de pays européens, comme le Danemark, ont pris dans leurs rapports avec l’Autre.
L’Europe est-elle moins tolérante ?
Hassan Bousetta : Un peu partout en Europe, la conception que les différences sont un enrichissement pour tous perd toujours davantage de terrain, au profit d’une autre qui voit les groupes porteurs de ces différences comme un danger. Et malheureusement, ce sont les mêmes qui sont pointés du doigt : les musulmans. Pour toutes les démocraties européennes dans lesquelles vivent de grands groupes de personnes d’origines différentes, l’enjeu actuel est de construire des projets rassembleurs : c’est ainsi qu’on comblera le fossé qui est en train de se creuser entre une partie de ces populations, principalement originaires du monde musulman, et les autres.
Sam Touzani : Les Etats européens ont leur part de responsabilité dans cette dérive, dans la mesure où, en raison de la misère sociale ou culturelle, ils poussent les immigrants au repli communautaire, à se définir uniquement sur la base de leur foi. Si la Belgique veut s’interroger sur ses rapports avec l’Islam, elle devrait faire de même par rapport à l’Opus Dei ou au renouveau charismatique. Quand on sait que le Parti Social chrétien, incarnation politique de la tradition judéo-chrétienne, a été au pouvoir pendant 40 ans, il y a lieu de se demander si nous vivons réellement dans un état laïc.
Le slogan « Etre un bon musulman, c’est être un bon citoyen » est parfois présenté comme la voie à suivre pour une intégration réussie en Europe. Peut-on dire que les Marocains possèdent davantage de droits civiques au Maroc qu’en Belgique ?
Sam Touzani : La démocratie marocaine, si vantée en Europe, n’est que de la poudre aux yeux. Le pays est, certes, en plein changement, mais les Marocains sont-ils pour autant devenus de véritables citoyens ? On m’a toujours dit que si la monarchie venait à disparaître, les islamistes monteraient au pouvoir. Mais cette même monarchie leur facilite la tâche. Les islamistes se montrent beaucoup plus près des gens : « Il faut déménager ? Ecoute mon frère, on va t’aider. Tu as besoin de travail ? On va te trouver du boulot »... L’endoctrinement commence dans les liens sociaux. Mais ne confondons pas les islamistes, pour lesquels la religion n’est qu’un outil de pouvoir, et le reste des musulmans. En ce qui concerne, ensuite, la citoyenneté, il faut bien se rendre compte que les Marocains n’ont jamais été initiés à la culture démocratique. Ils ont un flic dans la tête, où qu’ils se trouvent. Au Maroc, certains d’entre eux osent bien sûr parler au péril de leur vie. Et à l’étranger, ils se voient infiltrés, que ce soit par le gouvernement marocain ou par des intégristes. Ces groupes travaillent de manière très pernicieuse dans toute l’Europe, bénéficiant même du soutien des gouvernements : je suis découragé de voir à Anvers, à Amsterdam, à Utrecht ou dans les alentours de Liège, des associations islamistes que les pouvoirs locaux financent, sans s’en rendre compte, au nom du multiculturalisme.
Hassan Bousetta : Sur la question de savoir si être un bon musulman, c’est être un bon citoyen, je préciserai d’abord qu’« un bon musulman » cela n’existe pas : chaque fidèle croit être bon musulman à sa manière. Dans l’Islam, il n’existe aucune centralisation cléricale chargée de dire : « voilà ce qu’est un bon musulman ». L’Islam comprend des pratiques extrêmement diverses. Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi il y aurait contradiction entre le fait d’avoir une confession particulière et le fait d’être un bon citoyen. Il se trouve néanmoins que les musulmans établis en Europe ont beaucoup changé dans la manière d’afficher leur foi. La première génération de migrants n’avait aucune prétention de répercuter sa pratique dans l’espace public. Mais dans les deuxième et troisième générations, la pratique religieuse étant devenue plus visible, il est normal qu’elle s’articule davantage sur des revendications politiques. Dans ce contexte, certains courants, comme celui de « Présence musulmane » essaient de théoriser la relation entre Islam et citoyenneté. Ils se sont exprimés à ce sujet dans tous les Forums sociaux européens. Mais ce n’est là qu’une vision, parmi d’autres, de l’Islam. Cette plus grande présence de l’Islam dans la vie publique n’autorise pourtant pas à dire que la pratique religieuse soit en augmentation. Parmi les jeunes générations issues de familles musulmanes, il y a, au contraire, des indices très clairs de distanciation par rapport à la religion.
Dans votre spectacle One human show, Sam Touzani, vous affirmez être « le plus belge des Belges ». Quels rapports a votre communauté avec les différences et les tensions belgo-belges ? Y a t-il également chez vous des « Wallons-marocains » et des « Flamands-marocains » ?
Sam Touzani : Je crois que le ciment de la Belgique, ce sont ses immigrants et pas la monarchie. C’est en se mélangeant que les civilisations assurent leur pérennité. J’ai l’impression que l’intégration des populations d’origine maghrébine, et celle d’origine marocaine en particulier, y contribuent, ici en Belgique. Non parce qu’elle est meilleure -cela n’existe pas - mais simplement parce qu’elle est la plus nombreuse. Le premier prénom à Bruxelles est actuellement Mohammed. C’est quoi être belge, finalement ? Nous sommes à la fois Italiens, Espagnols, Marocains, Allemands... Je crois que cette mixture peut justement contribuer à régler la crise d’identité qui touche le pays. Le jeune Bruxellois d’origine marocaine est confronté à une double, voire à une triple identité, tout comme le jeune Flamand ou Wallon. Lorsque nous avons les moyens, même limités, pour créer des liens, pour mettre en valeur ce qui nous rapproche plutôt que ce qui nous divise, les résultats sont encourageants. Je le vois sur le plan artistique. Bon, c’est un peu une utopie, une boutade, tout cela, mais je le pense réellement.
Hassan Bousetta : Je suis d’accord avec Sam Touzani sur le caractère un peu bâtard de l’identité belge. Ainsi, si l’on veut poser la question de l’immigration, il faut d’abord poser la question de la belgitude. Ceci dit, il faut ramener la balle à terre et distinguer les réussites symboliques, dont Sam fait mention, de la réalité sociologique. Sur le long terme, il n’y aura plus de Marocains en Belgique, mais des Marocains-wallons, des Marocains-flamands et des Marocains-bruxellois. Cela se constate déjà : les Marocains et les autres immigrés qui habitent dans ces trois différentes régions ont des réactions très liées à leur contexte. Cela s’appelle la socialisation.
Sans vouloir nier les difficultés auxquelles sont confrontés les immigrés, peut-on dire qu’il y a eu une évolution positive en termes de droits et de conditions de vie ?
Sam Touzani : Sur le plan politique, on continue à considérer les Belges d’origine étrangère comme des citoyens de seconde zone. Aujourd’hui, ils sont certainement l’objet d’une attention particulière de la part des partis, mais uniquement parce que le rapport des forces a changé. Car il se fait que toutes les petites merguez votent. Il n’y a qu’à voir les résultats du Parti Socialiste à Bruxelles : retirez tous les bronzés et le PS n’est plus le premier parti de la région ! Certes, les élus d’origine étrangère sont en augmentation, mais ils n’occupent pas des postes réellement importants. Comme on a pu le constater lors des dernières élections, on préfère un barbu attrape-voix, même s’il est analphabète et bête comme ses pieds, à celui qui est plus compétent, indépendamment de son origine ethnique.
Hassan Bousetta : On arrive ainsi à des situations comme celle du Parlement régional bruxellois. La moitié du groupe parlementaire socialiste qui y siège est d’origine étrangère, dont une majorité d’origine marocaine, mais aucun d’entre eux n’a amené sur l’agenda politique des questions fondamentales pour son électorat. Par ailleurs, je reconnais que nous avons connu des réussites importantes jusqu’en 2001, mais elles restent symboliques. Depuis lors, le débat s’est focalisé sur la religion et les musulmans ne parviennent pas à y échapper. Qui plus est, acculés dans une position défensive, ils réagissent souvent de manière inappropriée, confirmant parfois certains préjugés qu’on porte sur eux. De ce fait, les alliés avec lesquels ils auraient pu construire des coalitions démocratiques en vue d’obtenir davantage de droits et d’ouverture, commencent, eux aussi, à se poser des questions. Il y a moyen, dans le monde politique, de bâtir un front pluraliste autour des revendications des immigrés, mais la seule évocation de l’Islam provoque une fracture au sein de tous les partis, qu’ils soient de droite ou de gauche. Le cas du voile est symptomatique à cet égard.
Puis, sur le plan socio-économique, le bilan n’est malheureusement pas très encourageant non plus. Il existe certes un petit groupe, une élite, dont les réussites sont spectaculaires dans des secteurs comme ceux des arts, de la science, de l’économie ou de la politique. Nonobstant, une partie très importante des Marocains s’enfonce dans des conditions que même leurs parents n’ont pas connues. Les premiers migrants avaient beau être les damnés de la terre et réaliser le travail que personne ne voulait, mais ils avaient au moins un projet de vie. Leur engagement psychologique et collectif les a mis à l’abri de l’anomie et de la désintégration sociale. Ce n’est plus le cas pour les nouvelles générations.
Quelle est l’importance des dynamiques solidaires au sein de la communauté marocaine ?
Hassan Bousetta : Les Marocains n’ont pas la capacité de parler entre eux. Ceux qui ont réussi se sont montrés incapables de construire des structures permettant de tirer les autres vers le haut. Ces réflexes de solidarité communautaire sont plus présents chez les autres groupes d’immigrés. Certains diront qu’on tombe là dans le communautarisme. Moi, je pense que le communautarisme qui permet aux gens de s’en sortir n’est pas forcément mauvais.
Sam Touzani : Je suis d’accord. Les communautés juive, espagnole, italienne et turque sont superbement organisées, mais aucun projet visant l’organisation des Marocains n’a jamais abouti. La dernière structure intellectuelle laïque, forte, issue de l’immigration marocaine, a été le Regroupement démocratique marocain, dans les années septante [1]. Pourquoi ? Parce que notre tissu associatif est manipulé par les islamistes et par la police marocaine, qui tuent chaque projet dans l’œuf. Cela arrive depuis toujours et on l’a encore vu il y a deux ans lors de la commémoration des 40 ans de présence marocaine en Belgique : à plus d’une reprise, nous avons dû combattre les tentatives de récupération de l’événement par le pouvoir marocain.
Hassan Bousetta : Le noyautage dont Sam fait mention constitue une pratique habituelle du pouvoir marocain. Car c’est en encourageant la compétition entre groupes, régions ou tribus, que l’Etat, ou plutôt la monarchie, gère les conflits au Maroc. Cela dit, je pense que même sans cette intervention, les divisions au sein de la communauté marocaine en Belgique continueraient à exister. En fait, la compétition entre chacun de ses segments est caractéristique de la société marocaine. Certes, ceci a l’avantage de rendre la communauté des migrants plus ouverte et démocratique que d’autres, puisque le pouvoir ne reste pas dans les mains de quelques « patrons ». Mais, hélas, il n’y a absolument rien qui puisse faire l’union sacrée ! Rien ! Même pas autour de questions fondamentales pour la communauté. C’est dommage car s’il y avait une alliance objective entre tous les cadres marocains, si la communauté faisait valoir tout le poids qu’elle a à Bruxelles, vous auriez des décisions autrement plus favorables dans des matières sensibles comme celle de la lutte contre les discriminations. Je suis devenu extrêmement pessimiste à propos de notre capacité de concertation.
Reprenant la problématique de la représentation, évoquée au début de la conversation, la communauté marocaine a-t-elle le sens de l’autodérision ? Ou assume-t-elle plus facilement une attitude de victime ?
Sam Touzani : Personnellement, l’autodérision constitue le fil rouge de ma démarche professionnelle. Et les gens sont suffisamment fous pour me payer pour ça ! Le rire est ce qui me reste pour lutter contre la bêtise humaine. Avec une phrase bien placée, vous pouvez désamorcer une personne, la ramener à sa condition humaine, quelle que soit son envergure sociale. Cela ne plaît évidemment pas aux extrémistes de tout genre qui veulent imposer leur vérité, seule et unique, au reste du monde. L’humour, a contrario, remet toujours en question.
Hassan Bousetta : L’autodérision et la victimologie sont deux choses différentes. Sans vouloir être catégorique, je dirais qu’au Maroc on ne trouve pas le même sens d’autodérision, si caractéristique de l’identité belge. Le Maroc a été colonisé par la France, pays qui n’a pas précisément construit son sens de l’identité nationale sur l’autodérision ! Mais cela ne veut pas pour autant dire que l’humour n’existe pas chez les Marocains : on rigole beaucoup même. Il existe chez nous un art de la blague assez extraordinaire. Quant à la victimisation, le sujet m’interpelle énormément, en tant que militant du milieu associatif plutôt qu’en tant que chercheur. Je comprends ceux qui nous accusent de nous poser en victimes, mais il est extrêmement difficile de se positionner autrement face au tournant xénophobe qui touche notre communauté. Mais cette attitude défensive zappe la possibilité d’aller au-delà des questions d’égalité, et empêche de construire un discours axé davantage sur notre contribution au développement dans nombre d’aspects de la vie sociale belge.
A propos, qui est le plus grand Belge pour vous ?
Sam Touzani : Les organisateurs du concours homonyme à la RTBF m’ont déjà posé la question il y a quelques mois. J’ai choisi trois personnages. Jacques Brel, tout d’abord, parce qu’il était un poète, un révolutionnaire, quelqu’un qui chantait avec ses tripes. Puis, Isabelle Gatti de Gamond, une féministe qui a permis la mixité dans les écoles, qui s’est battue pour le droit à l’école pour tous et toutes. Et, en troisième lieu, Julien Lahaut, antifasciste et républicain assassiné en 1950.
Hassan Bousetta : De mon côté, j’ai été frappé par le nombre d’étrangers qui figuraient parmi les cent premiers, dans le cadre du concours. C’est un bel hommage à leur contribution au pays. Personnellement, j’aurais voté, moi aussi, pour Jacques Brel. Puis, pour ne pas faire plaisir à Sam Touzani, j’aurais choisi la reine Elisabeth, « la reine rouge ». Elle a été extrêmement audacieuse pour quelqu’un qui était dans le moule de la famille royale. Passionnée de musique, elle a également correspondu avec Einstein et a rencontré les dirigeants chinois. Aujourd’hui, il existe également un « prince rouge » dans la famille royale marocaine. (Il s’agit du prince Moulay Hicham, cousin germain du roi Mohammed VI, troisième personnage dans l’ordre monarchique marocain. Le prince Moulay est connu pour ses appels à la réforme de la monarchie).
[1] Le Regroupement démocratique marocain est né en août 1974. Il avait notamment comme objectif de faire face aux « amicales », des associations commandées par la police marocaine afin de contrôler les ressortissants marocains à l’étranger. Voir à ce propos