Liberté d’expression : Champ miné ou terre promise ?

Mise en ligne: 20 mars 2006

Ses progrès en matière de démocratie en font figure d’exception dans les pays du Maghreb. Mais le Maroc n’en demeure pas moins un pays où la liberté d’information souffre de restrictions notables, par Andrés Patuelli

Le roi Mohammed VI n’est arrivé que deuxième dans un sondage de l’hebdomadaire indépendant marocain Al Jarida Al Oukhra, visant à élire « l’homme le plus influent du Maroc en 2005 ». La première place est allée à Driss Benzekri, président de l’Instance Equité et Réconciliation, IER, qui tente de faire la lumière sur les années sombres du régime d’Hassan II, décédé en 1999. La publication des résultats du sondage, fin 2005, a été l’objet de critiques de la part du gouvernement et de certaines personnalités proches du pouvoir, bien relayées par de nombreux médias. Ceci n’a pour autant entraîné ni l’interdiction du titre ni des poursuites judiciaires à l’encontre de ses responsables [1].

Est-ce un signe des « progrès démocratiques » vécus par le Maroc depuis l’avènement de Mohammed VI, en 1999, salués par certains gouvernements et médias européens ? Début janvier 2006, l’hebdomadaire allemand Der Spiegel qualifiait le processus marocain de « révolution tranquille ». Toujours en janvier, en Belgique, le ministre-président de la région flamande, Yves Leterme, estimait que les orientations du roi dans le domaine des droits de l’homme confirmaient l’engagement du royaume chérifien « dans un processus irréversible vers la consolidation d’un Etat de droit ».

Reporters sans frontières (RSF) se montre bien plus sceptique à cet égard [2], affirmant au contraire que la situation de la presse au Maroc reste « difficile ». Dans son dernier rapport (2005), cette organisation de défense de la liberté de la presse dans le monde soutient que, suite à « la nouvelle loi antiterroriste adoptée dans la foulée des attentats du 16 mai 2003, la tendance sécuritaire s’est renforcée », engendrant de nombreuses inculpations de journalistes. En 2006, les mauvaises nouvelles se multiplient. Ainsi, en février dernier, RSF a ajouté le Maroc à sa liste des « pays cybercenseurs », depuis le blocage, par le gouvernement marocain, des sites sahraouis proches du mouvement indépendantiste Front Polisario [3], mouvement qui réclame l’indépendance du Sahara occidental, annexé par le Maroc en 1975. RSF dénonce également les sentences « démesurées » prononcées, en février dernier, contre des journalistes des magazines indépendants Journal hebdomadaire et Tel Quel, dans le cadre de procès pour « diffamation » [4]. D’après RSF, il est clair qu’à travers ces sentences, « la justice veut faire taire » des publications indépendantes du Maghreb, « où la presse est trop souvent aux ordres du pouvoir ».

Par ailleurs, poursuit RSF, d’après une enquête réalisée par le chercheur en communication Saïd Mohamed, en collaboration avec la Fondation allemande Friedrich Ebert et le Syndicat national de la presse marocaine, « huit journalistes sur dix ne se sentent pas libres d’écrire sur tous les sujets ». Les thématiques désignées par la profession comme étant les plus difficiles à traiter sont les affaires politiques, notamment celles concernant les membres du gouvernement. « Dans ces conditions - s’interroge le rapport - comment un débat sur les affaires publiques peut-il avoir lieu si les journalistes ne peuvent pas critiquer les actions de certaines personnalités publiques ? »

Le Maroc serait-il donc une « démocratie de façade » ? Ou sa liberté de presse représente-t-elle, au contraire, une exception par rapport aux autres pays du monde arabe ? Pour en parler, Antipodes a rencontré deux journalistes marocains ayant des rapports fort différents avec le pouvoir : Ahmed Benchemsi, directeur de l’hebdomadaire Tel Quel, et Saïd Jedidi, rédacteur en chef des informations en espagnol à la Radio-télévision nationale marocaine.

La cour d’appel de Rabat a confirmé, mardi 18 avril, la condamnation contre Le Journal hebdomadaire, qui devra verser 3 millions de dirhams (270 mille euros) pour diffamation à l’encontre d’un centre de recherche européen basé en Belgique. Cette sentence met en péril l’existence même du magazine. Le Journal hebdomadaire, l’un des grands tirages de la presse marocaine francophone, avait mis en doute l’impartialité d’une étude très sévère à l’encontre du Front Polisario, le mouvement indépendantiste du Sahara occidental (AFP).

Par ailleurs, la cour d’appel de Casablanca a condamné deux autres journaux à verser chacun 250 000 dirhams (22 522 euros) de dommages et intérêts à la directrice d’une association d’aide à l’enfance en difficulté, dans une affaire de diffamation. - (AFP.)

D’après Le Monde du 28 avril 2006, le cousin du roi Mohammed VI, le prince Moulay Hicham, a offert de régler la somme (3 millions de dirhams) afin que le journal puisse "préserver sa liberté". Celui que ses opinions progressistes ont fait surnommer le "prince rouge" - troisième dans l’ordre successoral au trône - prend soin de préciser que son initiative s’inscrit "dans le cadre d’une relation d’homme à homme" et qu’elle "n’interfère en rien avec leurs professions et activités respectives".

[1Voir « Homme de l’année : critiques d’un sondage plaçant le roi en deuxième position », Le Monde, 31 décembre 2005

[2Voir lesite de RSF

[3Il s’agit notamment du site de l’Association de soutien à un référendum libre et régulier au Sahara occidental (ARSO), rendu inaccessible au Maroc depuis le 21 novembre. RSF indique que « ces sites dénoncent la domination marocaine sur le Sahara occidental et encouragent l’organisation de manifestations, mais ils n’appellent pas à la violence ». En septembre 2005, l’ARSO avait diffusé sur son site les photos de prisonniers sahraouis détenus dans des conditions extrêmement pénibles à la prison d’El Ayoun, chef-lieu de la région.

[4D’après le journal espagnol El Mundo, la plainte ayant conduit à la condamnation du Journal Hebdomadaire a été déposée par le ESCIC, un « obscur centre de recherche », basé à Bruxelles, suite à la publication d’un dossier mettant en cause l’objectivité d’une étude effectuée par cet institut sur le Polisario. Voir la reprise de l’article dans le Courrier International n° 799 (23 février 2006). Quant à la sentence contre Tel Quel, l’amende infligée « correspond à plus de cinq fois le montant maximal mentionné dans le code de la presse en cas de diffamation », a déclaré RSF.