Ahmed Benchemsi, directeur de l’hebdomadaire Tel Quel, propos recueillis par Andrés Patuelli
En Europe, on fait les louanges du processus de démocratisation marocain. Tout va-t-il pour le mieux chez vous ?
Ahmed Benchemsi : Absolument pas. Il est vrai qu’en matière de démocratisation nous sommes mieux placés que le reste des pays arabes, mais tout est relatif, n’est-ce pas ? La démocratie est un concept très complexe qui implique l’adoption d’une série de valeurs par l’ensemble de la société. Notamment, celui de laïcité. On est en route, mais de là à affirmer que tout va bien...
Et en matière de liberté de presse ?
Ahmed Benchemsi : L’image que j’ai de la liberté d’expression au Maroc est celle d’un territoire miné qui doit être libéré. Un territoire qu’on découvre au fur et à mesure, et où parfois on tombe sur une mine ! C’est l’un des dangers de conquérir un territoire inconnu. Mais au moins, une fois que la mine a sauté, le chemin est ouvert, et on peut continuer à avancer. Pendant quarante ans, nous avons vécu sous un régime dictatorial où l’on n’avait que le droit de ne rien dire. Depuis que ce régime est tombé, brusquement, on essaie de gagner du terrain petit à petit. Mais de temps en temps il y a des médias, comme celui que je dirige, qui tombent dans des pièges qu’ils n’avaient pas pressentis.
Les procès pour diffamation à l’encontre de Tel Quel sont-ils justifiables ?
Ahmed Benchemsi : Ces deux procès ont été instrumentalisés par quelqu’un relevant de la sphère du pouvoir. On nous reproche des choses banales en termes démocratiques. Cela ne m’autorise pourtant pas à affirmer qu’il n’existe aucune liberté d’expression au Maroc. Je ne voudrais pas être mauvais joueur. Nous continuons à publier quasi librement chaque semaine sur tous les sujets que nous avons envie d’aborder. Par rapport aux pays arabes, le Maroc est de loin celui où la liberté d’expression a le plus avancé. Avec péril, certes. Mais est-il vraiment étonnant que le chemin soit encore un peu cahoteux cinq ans seulement après la fin d’une dictature longue de quarante ans ?
Y a-t-il des limites à ne pas franchir, des sujets à ne jamais aborder ?
Ahmed Benchemsi : Il n’existe pas de limites claires, c’est là le problème. Avant, sous Hassan II, tout était clair, car la frontière de la liberté d’expression était fermée. Et dès qu’on la franchissait, on se faisait tirer dessus. Si on écrivait quoi que ce soit qui n’était pas du goût du régime, on allait en prison. La situation est maintenant plus floue : on est censés être libres. Le pouvoir est censé promouvoir la liberté d’expression. Mais on ne peut pas prévoir ce qui peut le déranger. C’est la raison pour laquelle je parle de territoire miné, car les mines restent cachées. Ainsi, à un moment donné, on explose et on ne sait même pas pourquoi !
Et qui enterre les mines ?
Ahmed Benchemsi : Les tenants de l’ancien système, bien sûr. Nombre d’entre eux, toujours en place, considèrent que la liberté d’expression est contraire aux intérêts d’un régime de monarchie absolue comme celui du Maroc.
Vous affirmez pourtant que la situation s’améliore ...
Ahmed Benchemsi : Incontestablement. Et toute personne qui vous dira le contraire sera de mauvaise foi. Ces dernières années, on a pu écrire des choses impensables à l’époque d’Hassan II. On a brisé plein de tabous sociaux, économiques, politiques. J’ai même publié le salaire du roi ! Donc, affirmer qu’au Maroc on vit en dictature et qu’il n’y a pas de liberté d’expression parce que certains journaux sont en procès, c’est aller un peu vite en besogne. Je suis concerné personnellement, mais j’essaie de prendre le recul nécessaire.
La presse marocaine est extrêmement atomisée. Quels sont les médias les plus influents ?
Ahmed Benchemsi : Il ne faut pas se leurrer. Sur les 700 titres existant dans le pays, il n’y en a qu’une cinquantaine ayant une existence nationale visible. Tous les autres sont des titres régionaux qui tirent à 200 exemplaires au maximum. Ceci dit, le pouvoir marocain prête à la presse beaucoup plus de pouvoir qu’elle n’en a réellement. Il estime, par exemple, que Tel Quel est extrêmement influent. Il faut être très faible ou impressionnable pour penser de la sorte. Nous vendons 20 mille exemplaires par semaine et nous touchons environ 100 mille lecteurs : ce n’est pas beaucoup si l’on considère les 30 millions d’habitants du pays. On dit que la presse représente le quatrième pouvoir. Mais dans un pays comme le Maroc, si cela se trouve, la presse serait le deuxième, puisque ici le gouvernement et le Parlement sont quasiment anesthésiés par le Palais. Le pouvoir qu’on prête à la presse est, à mon sens, totalement usurpé. Mais bon, je ne vais pas m’en plaindre vu que je suis éditeur de presse !
Que pensez-vous, enfin, de l’affaire de la publication des caricatures du prophète Mahomet ?
Ahmed Benchemsi : Je considère que la liberté de la presse prévoit qu’on puisse caricaturer n’importe qui ou n’importe quoi. Tous les autres prophètes ont été caricaturés. Pourquoi pas le nôtre ? Dans cette affaire, deux logiques totalement opposées s’affrontent. Celle d’une religion qui estime n’avoir pas de frontières et celle d’un Etat qui considère la liberté d’expression comme une valeur fondamentale. Forcément, il y a clash entre les deux. Mais pour moi, ce conflit est instrumentalisé par des forces intégristes, minoritaires, qui sont, malheureusement, les seules auxquelles les médias prêtent l’oreille. Du coup, on a l’impression que tous les musulmans sont en colère. C’est faux : les musulmans sont des gens paisibles qui peuvent hocher la tête d’un air navré en affirmant que ces caricatures sont mal venues, mais qui ne vont pas pour autant descendre dans la rue ( AP ).