En matière d’ homicides féminins, parmi 80 pays étudiés, le Brésil occupe la septième position, par Gilsa Helena Barcellos
L’Etat d’Espírito Santo, situé au sud-est du Brésil, a une population de trois millions et demi d’habitants, dont plus de la moitié sont des femmes. Dans cet Etat, on enregistre un taux élevé d’homicides de jeunes noirs et de femmes. En ce qui concerne les homicides féminins, parmi les 80 pays étudiés, avec des données de l’OMS entre les années 2006 et 2010, le Brésil occupait la septième position, avec un taux de 4,4 homicides pour chaque 100 mille femmes. En cherchant à identifier les régions les plus violentes du Brésil, l’auteur constate que Espírito Santo est en tête du classement national. Selon Waiselfisz, en 2010, l’Etat capixaba s’est illustré parmi les 27 Etats brésiliens, présentant un taux de 9,4 victimes pour chaque 100 mille femmes, c’est-à-dire, plus que le double de la moyenne. Et comme le même auteur l’affirme : alors que les hommes meurent hors de leur domicile, en situation de conflit domestique, la majorité des femmes meurent à leur domicile, victimes de personnes avec lesquelles il existe un certain type de lien familial ou affectif. Leurs compagnons ou ex-compagnons sont ceux qui tuent le plus.
Avant les années nonante, on constate des luttes importants à l’initiative des femmes capixabas [1] en ce qui concerne la violence à l’encontre des femmes. Le Centre d’intégration de la femme a mené des actions de combat contre la violence à l’égard des femmes ayant conduit à la création du premier bureau spécialisé dans l’accueil des femmes à Vitória, capitale de l’Etat, le deuxième bureau du Brésil. Toutefois, dans les années nonante, ce groupe s’était dispersé.
En 1992, un fait divers a secoué la société capixaba : Maria Cândida Teixeira, âgée de 31 ans, a été trouvée assassinée de huit tirs, main dans la main avec sa fille de six ans, à l’entrée de l’immeuble où elle habitait. L’assassin était le mari de la victime et, parce qu’il est d’une famille influente, il avait de grandes chances d’être acquitté. De ce fait, la famille de Maria Cândida a fait appel à un groupe de femmes, dont je faisais partie, afin de lancer un mouvement de lutte contre l’impunité de l’assassin. Depuis ce jour, ce groupe de femmes n’a plus cessé de lutter et a pris pour bannière le combat contre la violence faite aux femmes.
Ce mouvement a conduit à la création du Forum des femmes de Espírito Santo, en 1992. Le Forum des femmes de Espírito Santo est une association féministe et anti-raciste, qui fonctionne en réseau, à l’échelle de l’Etat, et qui regroupe des organisations non-gouvernementales, des organisations mixtes, des forums, des associations et des groupes de femmes, des femmes dans les milieux universitaires, des sections féminines dans les syndicats et dans les partis politiques et des féministes indépendantes, sans liens institutionnels. Etabli en 1992, le Fomes travaille en articulation avec plus de 32 représentations dans l’Etat de Espírito Santo, y compris des femmes paysannes, des descendantes d’esclaves et des femmes indigènes. Son combat vise, en premier lieu, l’unification des lignes d’action stratégiques communes aux organisations, afin de s’attaquer à l’oppression des femmes, et aussi de dénoncer des situations d’oppression vécues de manière à obtenir la garantie effective et permanente de nos droits, ainsi qu’une transformation sociale.
Le Forum, tout au long de ses vingt et quelques années d’existence, s’est penché, en particulier, sur trois thèmes : le combat contre la violence faite aux femmes, les politiques publiques en faveur des femmes et la lutte pour la justice sociale et environnementale. Le Fomes fait partie du Comité politique d’articulation des femmes brésiliennes, il est affilié au Mouvement national des droits humains. Par le biais de plusieurs de ses organisations, il siège au Conseil de défense des droits des femmes et au Conseil de l’Etat pour la sécurité alimentaire. Il fait aussi partie du Réseau d’alerte contre le désert vert des Etats de Espírito Santo, Minas Gerais, Rio de Janeiro et au sud de l’Etat de Bahía.
Bien qu’il soit une entité locale, le Forum a toujours compris que la lutte des femmes a une dimension beaucoup plus vaste. C’est pourquoi nous avons des amies de lutte qui interviennent dans l’Articulation brésilienne des femmes et dans le Mouvement des femmes paysannes. Ainsi, non seulement il parvient à insérer dans ses lignes d’action des thèmes d’intérêt national et global, mais, d’un autre côté, il parvient aussi à articuler le soutien national avec les luttes qu’il mène au niveau local.
On constate des avancées importantes, entre autres, la consolidation d’un dialogue permanent entre différents groupes de femmes : le processus d’organisation et de renforcement du Forum a favorisé un dialogue enrichissant entre des femmes d’origines diverses, qui se rencontrent pour discuter de questions spécifiques à chaque groupe, et de thèmes d’intérêt commun. C’est la raison pour laquelle dans les réunions, dans les ateliers, dans les cours de formation, et lors des assemblées plénières et des marches de rue, promues par le Forum, la rencontre entre femmes lesbiennes, indigènes, noires, quilombolas, paysannes, urbaines, syndicalistes, voire d’autres, est très courante.
La bannière de l’une devient le mot d’ordre de toutes, à l’exemple de la lutte pour la démarcation des territoires Tupinikim et Guarani, au nord d’Espírito Santo : les femmes indigènes ont joué un rôle clé dans la conquête des territoires traditionnels de leur peuple, et le Fórum a essayé de contribuer au renforcement de cette lutte au moyen d’actions menées au niveau local et national, en collaboration avec d’autres partenaires. Ce fut un des combats les plus importants pour la justice sociale et environnementale assumés par le Forum de 2000 à 2008. Actuellement, le Forum soutient le mouvement des populations quilombolas, également dans le nord de l’Etat, dans leur combat pour le droit à la terre. Les 33 communautés noires du Sapé du Nord disputent leur territoire traditionnel avec la même entreprise qui a usurpé les terres indigènes : la multinationale Fibria [2].
D’autres exemples, ce sont les luttes contre l’homophobie et la lesbophobie [3] et contre le racisme. Aujourd’hui, les femmes noires qui participent au Forum, revendiquent l’application de la politique des quotas [4] dans les universités brésiliennes et des politiques publiques qui portent l’attention sur la santé des femmes noires. Elles dénoncent leur surexploitation comme main-d’œuvre [5] et la précarisation de leurs conditions de travail.
La politisation des femmes : La participation des femmes a favorisé une politisation accrue des femmes en général : en même temps que l’on discute des inégalités de genre, la discussion s’articule autour d’autres catégories de thèmes comme l’origine sociale, la race-l’ethnie, l’orientation sexuelle et les questions de génération. L’idée est de percevoir les questions de genre dans la globalité et de voir dans quelle mesure la lutte des femmes peut renforcer la lutte pour l’émancipation d’autres sujets subordonnés. Parallèlement, le Forum a été un espace de formation de femmes dirigeantes, qui ont assumé des rôles de direction dans leurs organisations de base.
Les alliances. Le Forum est devenu un élément rassembleur d’intérêts divers et de luttes, facilitant les alliances avec d’autres mouvements sociaux de la campagne ou de la ville. Cela a conduit à l’organisation d’autres groupes, qui s’allient pour mener le combat contre la violence faite aux femmes. L’exemple le plus récent est la création du Forum capixaba des hommes pour l’éradication de la violence contre les femmes [6].
Conquêtes dans le domaine des politiques publiques : des conquêtes importantes ont été obtenues par les femmes, telles la création de nouveaux bureaux spécialisés dans l’accueil des femmes pour la lutte contre la violence faite aux femmes ; la création de foyers d’accueil, à l’exemple du Foyer d’Etat Maria Cândido Teixeira, qui abrite des femmes en danger de mort, ainsi que leurs enfants, jusqu’à l’âge de treize ans ; l’institution de centres spécialisés municipaux (centres de référence) pour l’accueil des femmes exposées à une situation de violence.
Il est important de faire remarquer que la lutte au niveau local a été fortement renforcée grâce à l’institution de la Loi Maria da Penha, qui vise à prévenir, empêcher et punir la violence faite aux femmes au Brésil. La loi oblige les municipalités, les Etats et l’Union à développer des politiques en réseau, à l’égard de la femme en situation de violence domestique. On estime que la Loi Maria da Penha est parmi les politiques de lutte contre la violence les plus avancées au monde et que, malgré les négligences commises par les pouvoirs publics, elle a encouragé l’implantation de services de soutien aux femmes en situation de violence domestique dans différentes parties du pays.
Beaucoup d’initiatives ont été prises, notamment le débat avec l’université, les facultés privées et les écoles dans le but d’assurer l’insertion des questions de genre et de violence domestique. Comme je suis enseignante dans l’enseignement supérieur et que je travaille dans une faculté privée, j’ai pu, avec le soutien de collègues de travail et du Forum, développer un projet d’extension dénommé « Questions de genre, violence et santé dans le programme Ecole ouverte de Vitória ». Il s’agit d’un projet qui intervient dans les écoles pour discuter d’un contenu qui n’est pas proposé par l’école conventionnelle. Ce projet a permis la formation des étudiants et des étudiantes du cours de Service social en matière de genre, de race-ethnie, d’orientation sexuelle et de politiques publiques. Après leur formation, ces étudiants et étudiantes vont dans les écoles pour y travailler avec les formateurs dans les ateliers du Programme Ecole ouverte (ce sont des personnes qui offrent leurs savoirs dans le domaine du sport, de l’art, et dans la création de revenus pour la communauté où l’école est insérée). Le projet a déjà formé, dans ses trois années d’existence, plus de 200 formateurs, qui transmettent aujourd’hui leurs connaissances à d’autres personnes. Par ailleurs, les stagiaires participant au projet d’extension, ont fait des recherches d’initiation scientifique et leurs travaux de fin d’études dans ces domaines, favorisent une circulation plus fréquente de ces thématiques parmi les étudiants et, il est d’espérer, dans leurs futures activités professionnelles.
En mars 2023, le Projet d’extension a reçu le 8ème prix « Construire l’égalité de genre », du Secrétariat à la Politique des femmes, du Gouvernement fédéral, et du Ministère de l’éducation.
La lutte pour l’émancipation se révèle être une lutte quotidienne et nous pouvons affirmer qu’elle a surtout lieu par le biais d’un processus collectif. D’où le besoin pour les femmes de s’organiser politiquement. Parallèlement, nous sommes conscientes que la bataille contre la subordination sexuelle ne constitue pas une lutte séparée de celles menées contre les autres contradictions que nous imposent les sociétés contemporaines. C’est pourquoi nous croyons que le combat féministe doit être aussi une lutte contre le capitalisme, contre le racisme, et contre l’homophobie et la lesbophobie, entre autres. Ceci explique que les mouvements féministes aient de plus en plus besoin d’élargir leur capacité à établir des alliances avec d’autres groupes qui croient en la construction d’un autre monde possible.
Le Fórum des femmes d’Espírito Santo, qui mène son action dans l’Etat brésilien comptant le plus grand nombre de femmes tuées, doit améliorer la qualité de son action, car, à notre avis, l’émancipation est intrinsèquement liée aux droits élémentaires comme le droit à la terre, au travail, à la santé, à l’éducation, mais également et surtout, le droit à la vie. Notre principal défi repose sur notre capacité à stimuler l’émergence d’un sentiment d’indignation des femmes face à leur propre condition en le canalisant vers un processus d’organisation collective.
Nous sommes conscientes du fait que les femmes sont d’importants sujets politiques, et pour cette raison, nous investirons dans la formation de nouveaux leaders féminins. Le Forum a lancé un travail de formation au profit des nouvelles participantes. La perspective est d’élargir et d’intensifier ces espaces de formation en 2014.
La constitution de nouveaux groupes de femmes dans les quartiers résidentiels, dans le but de renforcer leur participation dans les activités promues, fait, par ailleurs, partie de l’offre proposée.
Actuellement, nous sommes aussi en train d’élaborer une stratégie de suivi des actions du gouvernement de l’Etat et des municipalités, dont l’objectif est d’accompagner les initiatives visant l’implantation des mécanismes de protection des femmes en situation de violence.
En outre, pour l’année 2014, une grande marche des femmes de l’Etat est prévue, en protestation contre toutes les formes de violence faites aux femmes, pour rappeler que les droits des femmes sont également des droits humains.
[1] Capixaba : originaire de l’Etat de Espírito Santo
[3] Au Brésil, depuis très récemment, fut approuvée l’union civile entre personnes du même sexe. Et contrairement au racisme qui est devenu un délit condamnable, l’homophobie et la lesbophobie n’ont pas encore fait l’objet d’un traitement spécifique du point de vue juridique, malgré l’existence de plusieurs projets de loi en cours de traitement au Parlement.
[4] Bien qu’elles soient publiques, les universités brésiliennes enregistrent une faible présence d’étudiants noirs. Au Brésil, du fait de la mauvaise qualité de l’enseignement public primaire et secondaire, la classe moyenne et la bourgeoisie placent leurs enfants dans des écoles privées. Cependant, la situation est inversée lorsqu’on arrive à l’enseignement supérieur, puisque la qualité de l’enseignement public y est supérieure à celle du privé. Pour cette raison, historiquement, seule une petite partie des étudiants du Supérieur étaient des pauvres et des noirs. Avec l’institution de quotas dans les universités pour les jeunes provenant des écoles publiques, on remarque, à partir de 2012, des changements dans le profil des étudiants. A partir de 2013, il fut également institué un quota pour les étudiants noirs.
[5] A la base de la pyramide salariale brésilienne se trouvent les femmes noires, qui perçoivent les salaires les plus bas. De ce fait, elles doivent travailler plus pour gagner un peu plus, puisque beaucoup d’entre elles sont des chefs de famille.
[6] Ce Forum surgit dans le contexte de la campagne globale qui invite hommes et garçons à agir en matière de prévention et de lutte contre la violence à l’égard des femmes, nommément White Ribbon Campaign Dans l’Espírito Santo, le groupe permanent est constitué, entre autres, d’hommes provenant du mouvement syndical, des mouvements des droits humains, de l’Université.