Comment conduire la relation de collaboration et de conflit entre une élite dirigeante et un peuple organisé, par Guy Bajoit
Avec cette nouvelle définition du développement, nous pouvons revenir maintenant à la question qui a orienté cette réflexion. Quelles sont les conditions (quand ?) et les processus (comment ?) qui permettent de comprendre le surgissement, dans une collectivité humaine quelconque, d’une dynamique de développement ?
La réponse serait : ce processus survient lorsque, dans une communauté, apparaît une élite dirigeante, qui parvient à établir avec une partie organisée du peuple une relation de collaboration et de conflit, grâce à laquelle peuvent être mises en œuvre des politiques efficaces de résolution des six grandes contradictions énoncées ci-dessus. Cette collaboration conflictuelle entre une élite dirigeante et un peuple organisé est ce qui, à mon avis, rend possible la stimulation de cette élite : qu’elle ait le sentiment d’être soutenue, mais qu’elle soit aussi étroitement contrôlée par des organisations populaires.
Mais pourquoi une telle élite locale apparaît-elle dans telle collectivité (et non dans telle autre) et à tel moment (et non à tel autre) ? Et, comment cette élite arrive-t-elle à établir et à maintenir dans le temps cette relation féconde avec le peuple ? En d’autres termes, pour quelle raison s’installe parfois ce « cercle relationnel vertueux » duquel dépend la dynamique du développement ?
Je dois bien reconnaître, humblement, que je ne possède pas la réponse théorique à cette question. En analysant au cas par cas, je peux comprendre pourquoi, dans telle collectivité, à tel moment, ce cercle vertueux s’est produit, s’est reproduit, a stimulé le développement durant un temps plus ou moins long (un an, dix ans, cent ans...), puis s’est perverti, et parfois, s’est éteint complètement, faisant perdre ainsi à la collectivité une bonne partie des bénéfices acquis. Cette évolution a eu lieu quelques dizaines de fois dans les pays du Sud, au cours des soixante dernières années. Néanmoins, produire la théorie sociologique de ce fait me paraît toujours impossible. Je laisse donc cette question ouverte.
Je finirai par une observation. Il me semble qu’en général les élites (économiques et politiques) sont disposées à promouvoir l’intérêt général, seulement lorsque celui-ci n’entre pas en contradiction avec leurs intérêts particuliers. Il est vrai que, de temps en temps, apparaissent des élites altruistes – bien que l’altruisme soit un comportement très complexe qui ne peut être réduit à la simple activité gratuite. Cependant, dans la majorité des cas, les élites sont plutôt particularistes : elles promeuvent l’intérêt du collectif lorsqu’elles ont l’occasion de promouvoir en même temps leurs intérêts spécifiques. Dans ce cas, elles investissent du temps, de l’énergie, de l’imagination et de l’argent, afin de promouvoir ces deux intérêts simultanément. Si une contradiction surgit entre les deux, elles cessent peu à peu de s’intéresser au bien commun, se corrompent, répriment et s’enrichissent honteusement. Hélas, il est impossible d’obliger une élite locale à se préoccuper de l’intérêt général. Si le peuple (organisé en mouvements sociaux, en groupes de pression, en partis politiques) exige trop, revendique beaucoup, provoque de nombreux conflits, l’élite peut réagir par la répression ou... abandonner son projet et désinvestir.
Tout le problème tient à la question de savoir comment conduire la relation de collaboration et de conflit entre une élite dirigeante (qui risque de cesser de l’être) et un peuple organisé (qui risque de cesser de l’être) de façon à instituer une négociation permanente qui permette de concilier l’impulsion de l’élite avec une satisfaction raisonnable des demandes du peuple ?