Comment expliquer les profondes inégalités de développement
entre les sociétés humaines ?, par Guy Bajoit
Nous allons examiner maintenant les réponses, formulées depuis environ soixante ans par les sociologues, à la question du (sous)développement. Comment expliquer, par la sociologie, les profondes – et croissantes – inégalités de développement entre les sociétés humaines ? Afin de trouver des réponses à cette question, j’ai fait, parmi les sociologues du développement, une sorte d’enquête – une longue enquête qui a commencé il y a maintenant quarante ans et qui n’est toujours pas achevée ! J’ai cherché à connaître, et j’ai comparé, les réponses qu’ils ont données aux suivantes questions :
1. Cause : Quelle est la cause principale du sous-développement ? Quel est le principal obstacle au dynamisme de développement ?
2. Définition : Quelle est la définition du développement ? Que signifie « développer » une collectivité humaine ?
3. Que faire ? : Que faut-il faire pour développer ? En quoi consiste une bonne politique de développement ?
4. Qui ? : Quel est l’acteur principal (le pilote) du processus de développement dans une collectivité ?
5. Exemples : Quels sont les exemples historiques de développement, menés avec cette politique et sous la direction de cet acteur ?
6. Évaluation : Quelles furent les principales difficultés rencontrées dans l’application de ce modèle ?
7. Coopération : En quoi consiste une bonne politique de coopération au développement ?
Comme il fallait s’y attendre, je n’ai pas trouvé à ces questions une seule, mais différentes réponses, souvent contradictoires, bien que complémentaires. J’ai d’abord fait un travail d’inventaire : au fur et à mesure que je les réunissais, je classais les réponses selon des traditions intellectuelles, selon des paradigmes différents, que j’ai nommés les « théories du développement ». J’ai ainsi trouvé cinq grandes conceptions, qui se distinguent selon le « moteur » du processus de développement que les auteurs privilégient : le développement par la modernisation, par la révolution, par la compétition, par la démocratie, et par l’identité culturelle.
En soi, le fait qu’il y ait des divergences entre les auteurs demande à être précisé. Pourquoi, en effet, y a-t-il tant de théories différentes ? Il est vrai que les sociologues parviennent rarement à se mettre d’accord entre eux. Mais la question est, ici, plus complexe. Comme le font les photographes qui réduisent à deux dimensions des objets qui en ont trois, et qui fabriquent des objets inertes avec des sujets vivants, les sociologues ont tendance à réduire le réel à des images simples, en privilégiant certaines variables et certains aspects particuliers. Bien évidemment – comme c’est aussi le cas de la photographie –, chaque discours sociologique révèle avec pertinence une partie de la réalité ; cependant, par ce geste même de révéler, il en occulte d’autres dimensions, qui sont également pertinentes pour la comprendre.
En examinant les conceptions du développement que je vais présenter maintenant, nous verrons apparaître leurs liens, non seulement avec le modèle culturel de la modernité rationaliste en général, mais aussi avec ses idéologies, avec les voies historiques de l’industrialisation des pays du Nord, et même avec des conjonctures spécifiques qui ont marqué l’histoire de ces pays au cours des soixante dernières années. Les théories sociologiques – qu’elles soient produites par des sociologues du Nord ou du Sud : peu importe le lieu de leur provenance – reflètent les grands changements qui ont affectés les voies et les acteurs de l’industrialisation, luttant les uns contre les autres pour faire triompher leurs intérêts et leurs projets. Il existe, visiblement, un lien de complicité idéologique – pas nécessairement intentionnel ou conscient – entre les conceptions sociologiques du développement, projetées à l’intention des pays du Sud, et les voies de l’industrialisation promues au Nord par les grands acteurs qui les ont menées : la voie nationaliste de l’État nation, la voie libérale de la bourgeoisie internationaliste, la voie communiste du parti révolutionnaire, et la voie sociale-démocrate du mouvement ouvrier et socialiste. Cette complicité idéologique nous permet de comprendre les différences entre les réponses aux questions mentionnées ci-dessus, et par conséquent, les divergences qui concernent les conceptions du développement.
Nous allons présenter maintenant, de manière très synthétique, notre inventaire des théories sociologiques du développement ; nous prendrons ensuite quelque distance par rapport à elles, nous en ferons la critique, et nous tenterons de proposer une vision alternative qui permette d’aller au-delà du réductionnisme régnant actuellement sur la sociologie en général, et en particulier, sur celle qui se consacre à cette question si importante.
Cette partie du texte a fait l’objet d’une première publication en espagnol, in Luis Miguel Puerto (coord.), Economía para el desarrollo. Lecturas desde una perspectiva crítica, Madrid, Ed. Catarata, con IUDC, 2008, capítulo 3, Crítica de las teorías sociológicas del desarrollo.