Comment les États-Unis et l’Union Soviétique après avoir défait
le nazisme ont réorganisé le Monde, par Guy Bajoit
Le contexte
Juste après la Seconde Guerre mondiale, les sociologues commencèrent à construire une problématique sociologique autour de la question du développement. Il est certain que le problème – les inégalités entre les pays du Sud et du Nord – existait déjà bien avant, sans avoir été problématisé : il n’y avait pas de concepts pour le penser, pas de données empiriques comparatives, de chaires ou d’instituts universitaires, de colloques, revues ou recherches sur ce thème. Ce fait doit d’ailleurs attirer notre attention : en effet, pourquoi en était-il ainsi ? Quel est le rapport entre l’apparition de cette problématisation du développement et la conjoncture économique, politique et culturelle de l’immédiat après-guerre ?
Comme je l’ai signalé plus haut, cette conjoncture était caractérisée par l’émergence de nouvelles puissances, celles qui libérèrent le monde du fascisme : les États-Unis et l’Union Soviétique. Les nations européennes avaient, quant à elles, plutôt perdu la guerre – sauf la Grande-Bretagne, qui ne put cependant l’emporter seule. Ces deux nouvelles puissances hégémoniques, se confiant à elles-mêmes une mission mondiale, voulurent réorganiser l’ordre international (Yalta, 1945). Elles exigèrent, directement ou par l’intermédiaire de l’ONU, la fin du modèle colonial. Appuyés par elles, les mouvements de libération nationale s’éveillèrent dans les colonies. Les Britanniques et les Français, comme les autres États européens, perdirent peu à peu leurs colonies. Ainsi, en un peu plus de deux décennies, le modèle colonial prit fin, et de nombreuses « nouvelle nations » se trouvèrent en construction.
Les deux grandes puissances avaient besoin d’un projet pour justifier leur politique – et leur rivalité – dans le Sud. Ce projet fut – et reste – le développement, que ce soit par la voie capitaliste ou par la voie socialiste – les deux chemins qu’elles-mêmes suivaient. Elles fondèrent ce projet sur la science – car, pour résoudre un problème, il faut d’abord le connaître scientifiquement. L’économie et la sociologie leur offrirent leur label scientifique, donc la légitimité derrière laquelle ils pourraient cacher leurs intérêts politiques et économiques ! Disant cela, je ne veux pas insinuer que les économistes et les sociologues, qui acceptèrent d’entrer dans ce jeu, furent cyniques : les personnes adhérant à une idéologie sont, en grande partie, sincères, et croient réellement en ce qu’elles font. Cependant, en même temps, cette sincérité est une forme d’aveuglement. Ce sont eux, en effet, qui inventèrent le développement en tant qu’objet scientifique, et qui conceptualisèrent les deux voies qui furent les deux premières théories du développement.
Cause
Selon cette conception, le sous-développement serait un problème culturel : la mentalité traditionnelle aurait imposé, depuis des siècles, des habitudes culturelles (conceptions du monde, modes d’organisation et de vie, types de technologie, etc.) incompatibles avec la modernité, et qui résistent à sa pénétration. Les formes traditionnelles de solidarité (famille, clan, tribu, ethnie) portent préjudices au fonctionnement moderne de la société. Il est en effet difficile de mettre sur pied une exploitation agricole, une entreprise industrielle, d’organiser un système bancaire, un réseau d’échanges commerciaux, une administration publique, un régime politique, une armée, une école, un hôpital, une famille, etc., autrement dit, une nation moderne, avec des individus orientés par des valeurs, des normes, des modes de pensée et des sentiments traditionnels. L’équation moderne « temps = argent = travail » n’était pas encore généralisée dans les esprits des gens du Sud. Il faut le reconnaître : la conception mystique et religieuse du monde est incompatible avec la conception technique et scientifique. Nous (les sociétés du Nord) savons cela très bien : deux ou trois siècles nous ont été nécessaires pour résoudre ce problème ; croire au Progrès, au Travail, à la Raison, à l’Égalité, à la Liberté, à la Démocratie, à la Nation,... nous a demandé beaucoup de temps et de sacrifices, beaucoup de crises et de guerres fratricides. Il n’est donc pas réaliste de penser que les nouvelles nations, fabriquées artificiellement par des négociations entre colonisateurs et colonisés, parviennent à se moderniser en quelques décennies.
Définition
Si cette photo est bonne – et, bien sûr, elle l’est si les acteurs la croient vraie – la condition essentielle au développement est le passage progressif et contrôlé de la société traditionnelle à la société moderne, c’est-à-dire un processus de modernisation : une longue lutte contre les effets néfastes de la persistance de la mentalité traditionnelle, contre la résistance des acteurs de l’« ancien régime » !
Que faire ?
Mettre en œuvre une politique de modernisation est une tâche longue et complexe. Il faut doter le pays des infrastructures nécessaires favorisant les échanges et l’intégration de toutes ses parties constitutives. Il est nécessaire d’augmenter la productivité agricole, et à cette fin, d’imposer, contre les résistances des grands propriétaires, une réforme agraire. On doit généraliser l’usage de la monnaie comme moyen de faire du commerce, d’économiser et d’investir. Il faut développer quelques entreprises industrielles importantes : avant tout, celles grâce auxquelles les matières premières seront transformées avant d’être exportées, et celles dont les produits pourront substituer des importations. Il faut étendre à l’entièreté du pays une administration publique compétente, dirigée par des fonctionnaires honnêtes préoccupés par l’intérêt général. Il est aussi essentiel de former une bonne armée capable de défendre les frontières, et une force de l’ordre apte à maintenir la paix intérieure. Il faut encore planifier le développement des villes afin de contenir et de contrôler l’inévitable processus d’exode rural. Il y a donc... beaucoup de chose à faire !
Cependant, par-dessus tout, il est nécessaire de changer la mentalité des gens. À cette fin, le système scolaire constitue la base essentielle de tout le processus : les nouvelles générations sont l’élément le plus décisif de la réussite du développement. Enfin, en plus de tout ceci, si possible, on doit instaurer la démocratie politique et sociale. Si possible ! Car, dans la plupart des cas, elle reste inexistante, du moins dans l’immédiat : les nouveaux citoyens doivent d’abord apprendre à coexister dans le respect des institutions nationales.
Qui ?
Si ce processus est long et délicat, c’est à cause des résistances des acteurs traditionnels opposés à la modernisation, et en raison des comportements inadaptés, obéissant encore aux anciennes règles de conduite. C’est pourquoi, dans un premier temps, il est préférable de piloter le processus d’une main ferme, par l’action d’un État fort, dirigé par des élites modernisatrices, habituellement formées dans les pays du Nord. Dans un second temps, lorsque l’on pourra considérer que la modernisation est en bon chemin, la gestion de l’économie pourra passer dans les mains d’une bourgeoisie nationale, qui se sera formée au cours de la première étape et travaillera en collaboration étroite avec l’État.
Exemples
La majorité des pays asiatiques (l’Inde, l’Indonésie, la Corée du Sud, Taiwan...), arabes (l’Égypte, la Syrie, la Tunisie...) et africains (le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Nigeria...) ont tenté – à un moment donné de leur histoire, entre 1950 et aujourd’hui – de pratiquer cette politique. Partout, le ton prédominant des acteurs fut une forme de nationalisme, modéré ou radical, mêlé d’une dose plus ou moins importante de populisme. Les résultats furent divers : depuis l’échec cinglant (Zaïre), jusqu’au succès relatif (Égypte, Sénégal) qui permit à certaines nations de passer, depuis une ou deux décennies, à la seconde étape (Corée du Sud, Taiwan, Malaisie, et plus tard, l’Inde, la Chine).
En Amérique Latine, les expériences s’apparentant à ce modèle modernisateur (bien que certaines d’entre elles obéissaient, de manière secondaire, au modèle révolutionnaire que nous présenterons par la suite) furent : l’Argentine avec Perón (1946-55), le Chili avec Alessandri (1958-64) puis avec Frei (1964-70), la Bolivie avec le MNR (Mouvement nationaliste Révolutionnaire de Paz Estenssoro et de Siles Suazo (1952-64), le Brésil avec Kubitschek (1955-60) puis Goulart (1961-64), le Venezuela avec Betancourt (1959-64) et ensuite Pérez (1974-79).
Évaluation
Il fallait s’y attendre, l’application de ce modèle rencontra diverses difficultés tant internes qu’externes. La réforme agraire et la substitution des importations sont des politiques économiques très coûteuses en équipements industriels ; l’acquisition de ces équipements requiert de devises, qui elles-mêmes impliquent que l’on exporte. De ce fait, le succès du projet dépend, en grande partie, des prix des matières premières exportées et des produits finis importés, ainsi que du comportement des vieilles oligarchies nationales qui, en général, n’ont pas intérêt à le voir aboutir.
Dans de nombreux cas, les forces politiques modernisatrices sont arrivées au gouvernement après des mobilisations de masses qui éveillèrent de grandes espérances chez les masses populaires ; une fois au pouvoir, les nouveaux gouvernants durent, pour conserver l’appui de leur peuple, satisfaire en partie ces espoirs ; ce qui les amena à pratiquer des politiques populistes qui vidèrent les caisses des États, au moment où ils avaient le plus grand besoin de devises.
Le processus était sensé consolider des bourgeoisies nationales, souvent embryonnaires, qui reprendraient par la suite la direction du projet. Mais, dans la majorité des cas, ces bourgeoisies préférèrent injecter leur argent dans des spéculations financières ou immobilières, plus rentables à court terme, au lieu de l’investir dans des programmes d’industrialisation.
Les entreprises publiques, créées à la fois pour administrer les biens nationalisés (les terres, les mines, etc.) et pour suppléer aux carences d’initiatives de la part des bourgeoisies privées, se transformèrent rapidement en pesantes bureaucraties, inefficaces, inefficientes, déficitaires et corrompues.
Tous ces éléments, ensemble, ont engendré de nombreuses crises inflationnistes qui furent difficilement contrôlables. Ainsi, le rôle central de l’État dans le processus, couplé au manque de contrôle démocratique, ont creusé plus ou moins fortement les inégalités sociales, encouragé la corruption et la répression des mouvements sociaux et des oppositions politique, reportant ainsi la démocratie à demain. Et derrière les partis, les militaires attendaient leur tour !
Coopération
Prêter son aide à la réalisation de tels projets implique que l’on travaille en étroite collaboration avec les élites de l’État, que l’on offre, en d’autres termes, une assistance technique (plus ou moins intéressée selon les cas). En ce sens, renforcer le système d’éducation est, peut-être, la meilleure chose à faire ; mais, il importe également de consolider la politique de santé, la modernisation de l’État, l’industrialisation, de soutenir la réforme agraire, etc.
Cause
Ici, le photographe s’est placé derrière l’objet, et nous révèle tout ce que nous cachait, intentionnellement ou non, la première image. Les partisans de cette conception sont considèrent que la cause principale du sous-développement n’est pas interne, mais externe, et qu’il ne s’agit pas d’abord d’un problème culturel, mais plutôt d’un problème politique. Si les pays du Sud sont moins développés que ceux du Nord, c’est parce que ces derniers organisent et maintiennent un véritable pillage systématique des richesses nationales des premiers. L’impérialisme, perpétré avec la complicité interne des classes dominantes des pays dépendants, est le véritable responsable de l’incapacité de ces pays de se développer. Et, cet impérialisme est un « monstre » à plusieurs visages complémentaires : économique, politique et idéologique.
Pour perpétrer leur pillage économique, les pays du Centre hégémonique utilisent diverses méthodes. Les trois principales sont les suivantes :
Ce pillage économique est activement soutenu par un impérialisme politique et idéologique. Du point de vue politique, les États et les entreprises du Nord font usage de diverses méthodes dans des buts très clairs : placer des « amis » au pouvoir dans les pays du Sud qui les intéressent ; soutenir certains personnages politiques, militaires ou chefs d’entreprises, qui peuvent garantir la continuation du pillage économique ; écraser toute tentative de la part des forces d’opposition de limiter ou de mettre fin à cette domination. Pour arriver à ces fins, tous les moyens sont bons : soutenir les campagnes électorales, acheter des votes à l’ONU, financer des coups d’État, enseigner des méthodes antisubversives, fomenter des guerres civiles, organiser des blocus économiques, intervenir directement avec des forces armées, déclarer ouvertement la guerre, etc.
Du point de vue idéologique, toutes ces pratiques d’ingérence sont justifiées dans le discours impérialiste, au nom de « causes » très légitimes : la défense de la démocratie, de la liberté, des valeurs de la civilisation chrétienne, du socialisme, des droits de l’homme, la lutte contre pauvreté, contre le terrorisme, etc. De plus, le Nord diffuse dans le Sud des millions de messages culturels (grâce aux moyens de communication de masse), par lesquels il manipule la mentalité des gens, parvenant ainsi à leur faire trouver désirable d’adopter les normes de la vie moderne, telle qu’on la trouve dans les pays du Nord.
Définition
Si cette photo est bonne – et elle l’est évidemment pour beaucoup de gens – la condition essentielle du développement doit être la mise en œuvre d’un processus de libération nationale (contre l’impérialisme) et sociale (contre les classes dominantes internes).
Que faire ?
La clé de ce processus est politique : avant toute chose, il faut prendre le contrôle de l’État. Comment ? D’aucuns préfèrent la voie démocratique (comme Allende au Chili) ; d’autres, convaincus qu’ainsi on ne prend que le gouvernement, jamais l’État, lui préfèrent la voie armée (les exemples sont nombreux). Cependant, parmi ceux qui choisissent la voie armée, il faut encore distinguer plusieurs chemins divergents. En effet, le Parti doit-il être de masse ou de cadres ? S’il s’agit d’un parti de masse, faut-il que ce soit celui des ouvriers ou celui des paysans ? Est-il judicieux d’inclure les classes pauvres des villes ? Faut-il faire avec ou sans les couches moyennes ? Avec ou sans l’appui d’une bourgeoisie nationale fidèle aux intérêts du pays ? Ici se rencontrent, avec des divergences et des convergences, les guérillas urbaines ou rurales, les communistes, les trotskistes, les maoïstes, les socialistes, les radicaux, les sociaux-démocrates, les nationalistes, etc.
Une fois le pouvoir pris, une autre étape commence : la réalisation d’un programme de modernisation. Cet autre projet est très semblable à celui du modèle antérieur, mais, cependant, comporte une différence essentielle : il est s’agit ici d’un programme révolutionnaire, c’est-à-dire au service – du moins en principe – des intérêts des classes populaires, des paysans, des ouvriers, des couches les plus dépossédées de la société. La préoccupation première du nouveau pouvoir politique n’est pas de consolider une bourgeoisie nationale, avec l’intention lui confier la gestion de l’économie, mais de planifier, depuis l’État, un contrôle étroit de la production et de l’usage des richesses, en vue de restaurer une véritable indépendance nationale et d’instaurer la justice sociale.
Qui ?
Si l’État modernisateur était fort, l’État révolutionnaire l’est encore plus : en général, il s’agit d’un pouvoir absolu. La dictature est parfois dissimulée derrière un apparent « jeu » démocratique, avec des partis d’« opposition » plus ou moins bien contrôlés et des élections suspectes. Les élites révolutionnaires du parti (ou du front) qui ont pris le pouvoir de l’État – souvent, après plusieurs années de lutte dont le coût humain fut important – font tout pour le conserver, usant de la force si nécessaire. Quand on prend le pouvoir par la force, on le garde de la même manière. Ils installent leur domination, du haut vers le bas, sur l’ensemble de la société : ils contrôlent tous les appareils du pouvoir (législatif, judiciaire, exécutif et répressif), toutes les initiatives économiques (agricoles, industrielles, bancaires, commerciales), toutes les administrations publiques et les organisations sociales (éducation, santé, logement…), et aussi tous les mouvements sociaux (syndicats ouvriers ou paysans, mouvements des jeunes, des femmes…). Enfin, ils tendent à réprimer tout individu qui ne se conformerait pas à leur projet. Ces élites ne se laissent contrôler par personne d’autre qu’elles-mêmes et, par conséquent, leur engagement vis-à-vis de l’intérêt général ne dépend que de leur honnêteté et de l’évolution – généralement conflictuelle – des relations internes au parti ou au front.
Exemples
Si nous écartons les nombreuses fausses tentatives – dans lesquelles les « élites » qui prirent le contrôle de l’État n’étaient révolutionnaires que par leur discours –, les exemples intéressants sont rares, mais significatifs (la Chine, la Corée du Nord, l’Algérie, le Vietnam…) ; par ailleurs, beaucoup d’autres tentatives sont restées sans succès (le Laos, le Cambodge, le Mozambique, le Burkina Faso, l’Angola…).
En Amérique Latine, le modèle révolutionnaire typique, « chimiquement pur », fut celui de Cuba : plus communiste que les Soviétiques ! Trois autres cas significatifs doivent être mentionnés : le Pérou de Velasco, le Chili d’Allende, et le Nicaragua sandiniste, qui combinèrent le modèle révolutionnaire avec les modèles démocratique et modernisateur.
Évaluation
Les difficultés rencontrées lors de l’application de ce modèle furent plus nombreuses et plus complexes que celles du modèle précédant.
Les États impérialistes ne se laissent pas faire : ils cherchent, par tous les moyens (idéologiques, politiques, économiques et militaires) à déstabiliser les régimes révolutionnaires. Ce fut, par exemple le cas de Cuba, qui subit toujours l’embargo imposé par les Etats-Unis : par sa position géopolitique et son possible pouvoir de contagion, le modèle cubain devait réussir pour l’URSS et échouer pour les USA ! C’est pourquoi les premiers ont tant aidé les Cubains, et les seconds les ont combattus avec obsession. Vingt ans plus tard, le cas du Nicaragua des sandinistes n’avait plus le même intérêt géopolitique pour les Soviétiques : il résista donc moins longtemps aux assauts des « contras » soutenus par le gouvernement Reagan.
L’aide (technique, financière, militaire,...) des alliés du régime révolutionnaire peut avoir des effets très pervers. Le cas de Cuba l’illustre bien. D’une part, l’URSS, ayant trop besoin de Cuba, lui prêta son soutien, mais, pour la même raison, ne désirait pas voir ce pays se libérer de sa dépendance par un processus d’industrialisation ; de ce fait, le gouvernement cubain continua d’être dépendant de ses exportations de sucre vers le bloc de l’Est. Et d’autre part, la stabilité financière et l’abondance de devises, résultant de cette aide soviétique, lui enleva toute nécessité et toute urgence de s’industrialiser : il lui était bien plus facile de compter sur les devises obtenues par la vente de son sucre. Or, comme on le sait, l’argent trop facile porte préjudice aux initiatives de développement [1]. Cette situation dura jusqu’à l’effondrement de l’Empire soviétique ; l’arrêt de sa coopération provoqua alors l’énorme crise économique cubaine des années 1990.
La révolution se fait grâce à une alliance de partis qui s’unissent pour prendre le pouvoir. Ces partis ont cependant tendance à se diviser (entre modérés et radicaux) au moment de l’exercer. Lorsque ce problème n’est pas résolu par la force (par l’élimination d’un partenaire et l’instauration d’un parti unique, appuyé par les forces armées, comme à Cuba), la division peut paralyser l’action du gouvernement : les rivalités internes, parfois au sein même du Parlement, bloque les réformes, les problèmes de développement restent inchangés, une partie de la population perd patience, et se retourne contre ses dirigeants (le cas de Salvador Allende est, en ce sens, emblématique).
Les tentatives révolutionnaires font toujours face à une opposition interne décidée à provoquer leur échec par tous les moyens. Pour résoudre ce problème, Cuba expulsa plus d’un million de personnes, qui perturbèrent le régime depuis l’étranger (la Floride). L’Unité Populaire chilienne fut combattue par la droite (le parti national), perdit l’appui du centre (la démocratie chrétienne) sans lequel elle ne pouvait gouverner, et, finalement, fut destituée par un coup d’État (mené par Pinochet). Les militaires progressistes péruviens (Velasco), dont les réformes furent sabotées et rendues inefficaces, furent également destitués, cette fois, par d’autres militaires (Morales Bermúdez). Enfin, le FSLN nicaraguayen, paralysé par ce même genre de difficultés, finit par perdre les élections (en 1990).
Une volonté excessive d’égalité, caractérisant certains régimes socialistes, peut, elle aussi, avoir des effets pervers. En refusant de recourir à des stimulants matériels – au nom de la solidarité socialiste et de l’idéal révolutionnaire de « l’homme nouveau » –, les dirigeants peuvent mettre fin à l’enthousiasme de la population, décourager les initiatives, venir à bout même de l’honnêteté de leurs militants et des classes populaires. À vouloir ne pas prendre l’être humain tel qu’il est, à vouloir le transformer, ils aboutissent au résultat contraire de ce qu’ils espéraient : ils créent des citoyens passifs, qui attendent tout de l’État, qui travaillent peu et profitent beaucoup. Ils se retrouvent donc obligés d’ouvrir à nouveau l’accès aux stimulants matériels, ou de reconnaître le gain privé, pour le moins, dans certains secteurs de l’économie (les petits commerces, l’artisanat et l’agriculture, comme ce fut le cas à Cuba après 1990).
Tous ces éléments incitent les régimes révolutionnaires à user de la force pour résoudre leurs problèmes, autrement dit, à renoncer à la démocratie. À moyen ou long terme, cette négation d’un contrôle démocratique de leur gestion, finit par corrompre le pouvoir de l’intérieur. Ainsi, après la révolution, les dirigeants peuvent ne garder que leur discours et leur rhétorique, et, dans les faits, rétablir des inégalités et des privilèges... ce qui les force à réprimer plus encore afin de conserver le pouvoir. Le cas de la Chine illustre aujourd’hui ce processus.
Coopération
Bien évidemment, l’impérialisme et les anciennes classes dominantes vaincues ne se lassent pas de comploter contre le nouveau régime, s’efforçant, par tous les moyens possibles, de créer les conditions de sa chute. Par conséquent, les tentatives révolutionnaires ont toujours eu besoin d’un nouveau soutien externe, et elles l’ont recherché, logiquement, par des accords de coopération établis avec les puissances hégémoniques rivales, principalement avec l’Union Soviétique, mais aussi, dans une moindre mesure, avec les États sociaux-démocrates européens. Ces accords passés avec des grandes puissances rivales, en plus d’être inévitables, peuvent jouer un rôle très avantageux dans le processus de consolidation du projet, mais ils peuvent aussi constituer de grands dangers, comme nous l’avons vu. Le problème est que ces nouveaux « amis » finissent, eux aussi, par devenir impérialistes !
[1] Rappelons que l’Espagne, par exemple, en pillant l’or et l’argent de ses colonies américaines, a stimulé le développement industriel des Pays-Bas, de la Grande-Bretagne et de la France, mais pas le sien !