La terre, le nerf de la guerre au Guatemala

Mise en ligne: 10 décembre 2018

« Nous ne lâcherons pas si vite nos terres » affirment les communautés locales sous la pression des entreprises d’extraction minières, par Cecilia Díaz Weippert

Il est probable que le problème de l’accès à la terre dans les Amériques a empiré avec la conquête du continent par les Européens. Partout, les terres des peuples originaires ont été privatisées et octroyées à des colons européens ne laissant aux populations locales la possibilité de rester sur les territoires, uniquement en tant que travailleurs, voire esclaves des gros propriétaires. De plus, pour certaines propriétés, les divisions successives ont également appauvri les propriétaires descendants de colons ou métis.

Les déclarations d’indépendance des nouvelles nations en Amérique en début du XIXème siècle n’ont rien changé pour les peuples autochtones ni pour les paysans métis appauvris. Les latifundia n’ont pas été touchés, que du contraire, leur situation privilégiée s’est vue renforcée au fil des années.

Au Guatemala, dans les régions les plus favorables à la production de cultures d’exportations (fruits, canne à sucre), les grosses propriétés ont été économiquement bénéficiaires tout au long de leur histoire. C’est dans les années cinquante et soixante que les disparités concernant la taille des propriétés terriennes ont commencé à être perçues comme un frein pour un développement modernisateur de l’agriculture. A cette époque, dans différents pays des Amériques, il y eut une vague de propositions de réformes agraires visant une industrialisation de l’agriculture, une « révolution verte », moderne et industrialisée. A cela se sont ajoutées des tentatives de démocratisation économique et sociale dans quelques pays.

Hélas pour le Guatemala, ces réformes n’ont abouti à rien car les entreprises agricoles, manipulées par les Etats Unis, ont poussé vers une reprise du pouvoir par les classes oligarchiques. La United Fruit est à l’origine des « républiques bananières », c’est-à-dire des États dirigés par des entreprises d’agro-exportation associées à des militaires.

Cette prise de pouvoir par les forces armées a eu comme conséquence au Guatemala la naissance de la guerre civile la plus longue et la plus meurtrière des Amériques. Le Guatemala a été soumis à 36 ans d’un conflit armé par lequel, selon les estimations, deux cent mille personnes sont mortes, quarante-cinq mille ont disparu et cent mille ont été déplacées de leurs terres. La cruauté de cette guerre interne est presque inimaginable. Et l’origine de cette guerre se trouve, bien évidemment, dans les inégalités et les injustices concernant notamment la propriété de la terre.

A la fin de l’année 1996, et après des multiples négociations, les parties en conflit ont signé des accords de paix, par lesquels on a établi une série de mesures à prendre pour éviter le retour de la violence. Certaines mesures, qui cherchaient à diminuer les inégalités, ont été reconnues comme la source des principaux problèmes du pays. C’est ainsi que deux institutions ont été créées pour le soutien à l’agriculture familiale paysanne. Pour bénéficier de ce soutien, la population doit accéder à des parcelles de terres ayant une taille suffisante pour assurer une production de base. On a ainsi créé le Fondo de tierras et le Secrétariat des affaires agricoles qui ont comme cahier de charges l’accès à la terre et, aussi, la création de conditions pour un développement rural plus intégral. Mais ces institutions n’ont pas reçu les ressources nécessaires pour mener à bien leurs tâches. Qui plus est, elles fonctionnent dans un contexte néolibéral qui libéralise l’accès à la terre. Le résultat en est que la concentration de la terre avance, les entreprises agro-industrielles et d’extraction de ressources naturelles s’approprient des grandes superficies de terres et l’octroi de terres pour les populations rurales pauvres se fait de manière presque anecdotique.

Des organisations de la société civile qui soutiennent et encouragent un développement durable et égalitaire au Guatemala, tel que Serjus, parlent de l’histoire du Guatemala comme une histoire de pillages à répétition depuis l’arrivée des Européens jusqu’à aujourd’hui : colonisation, militarisation en faveur de l’agro-industrie, néolibéralisme à la campagne, forment les causes principales des dépossessions successives.

A l’heure actuelle, différents types de dépossession ou de spoliation des terres des communautés coexistent. Nous présenterons deux cas types de conflits actuels pour l’accès et l’utilisation de la terre. Un cas concerne l’appropriation classique de la part de gros propriétaires de terres communautaires pour développer l’agro-industrie des produits d’exportation (canne à sucre, palme africaine, banane, café). L’autre cas concerne l’exploitation abusive des terrains communautaires par des entreprises d’extraction et la surutilisation de ressources naturelles (sable, eau, minerais).

Avant d’exposer des cas illustratifs, voici quelques chiffres qui rendent compte de cette inégalité profonde : 15.472 propriétés de plus de 45 hectares, soit 1,82% de la totalité des propriétés terriennes, représentent 56,59 % de la surface productive au Guatemala. Tandis que 92% des propriétés de moins de 7 hectares ne correspondent qu’à 21,9% de la totalité. Cela veut dire que parmi les 1,3 millions de familles rurales (la plupart indigènes), 37% ne possèdent aucune parcelle de terre et 28% possèdent moins d’un hectare. En termes de pauvreté, cela implique que les 92% des producteurs agricoles qui se trouvent sous le seuil de pauvreté occupent 21,7% des parcelles de terres. 2% des producteurs commerciaux (ou qui sont considérés comme pratiquant l’agro-commerce fondamentalement orienté vers le marché international) accaparent les 65,4% des terres, qui —de plus— sont les plus productives. Cette structure de propriété de la terre est déterminante pour la prolongation, voire l’aggravation de la pauvreté à la campagne.

En ce qui concerne les entreprises extractives qui occupent des espaces communautaires, il s’avère difficile de trouver des informations actualisées. Quelques données permettent néanmoins de se forger une idée de l’ampleur de la situation. En 2011, l’Institut d’électrification avait déjà répertorié 140 projets hydroélectriques qui se trouvaient tous dans des territoires appartenant à des communautés indigènes ou dans des aires protégées et pour lesquels aucune assemblée consultative n’avait été organisée. Pour ce qui est de la production d’agro-carburants (principalement à base de palme africaine ou de canne à sucre), on estime que la superficie de production de palme africaine était de 100 mille hectares. Et que la production de canne à sucre pour la transformation en éthanol s’étendait sur 261 mille hectares. Finalement, en ce qui concerne des licences d’exploitation minière, une recherche d’Avancso montrait qu’en 2010 il y avait 54 licences distribuées dans tout le pays.

Polochic, un cas d’expulsion des populations originaires

Polochic est le nom d’une rivière, dans les départements de Alta Verapaz et d’Izabal, qui se situe à 240 kilomètre à l’est de la capitale et qui est entourée par la vallée du même nom. Il s’agit de bonnes terres dans une région chaude, ce qui est favorable à des cultures d’exportation. Elle présente également un intérêt pour des productions destinées aux agro-carburants. Des populations mayas queqchies et pocomchis n’ont pas beaucoup de chances de pouvoir rester dans ces territoires étant donné les potentialités d’exploitation économique qu’ils présentent. Il était écrit que des conflits importants allaient surgir dans ces terres et que Polochic deviendrait presqu’un cas d’école pour illustrer les dépossessions et les pillages dont sont victimes les populations indigènes. Polochic est aussi un symbole de la lutte que celles-ci mènent pour que leurs droits soient respectés.

Au XIXème siècle, la vague de privatisations de terre arrive à Polochic. Les terres de la vallée sont privatisées et distribuées à des blancs. Ceux-ci permettent que la population originaire (mayas queqchies) travaillent dans cette zone en échange d’une partie de la production ou d’un paiement pour la location. Pendant de décennies et pour des questions de marché, il y a eu moins d’intérêt économique pour ces terres, ce qui a fait que les populations originaires ont pu entamer de procédures d’achat des propriétés. Mais, il a suffi que quelques entreprises appartenant à des familles de l’oligarchie retrouvent un intérêt commercial pour cette zone pour que les populations qui y habitent ne puissent plus poursuivre les démarches pour devenir propriétaires légaux. Au début des années 2000, les familles en question, en alliance avec le pouvoir et les militaires, ont démarré des expulsions violentes des populations originaires qui y habitent et cultivent.

La situation arrive à son point le plus critique en mars 2011, quand 800 familles de 14 communautés ont été éjectées de ces terres par des gardes de sécurité de l’entreprise Chabil Utzaj, qui agissaient en concertation avec plus de mille membres de l’armée et de la police nationale. Il y a eu des morts, des blessés, des arrestations arbitraires. Et pour empêcher que les familles retournent à leurs terres, on a brulé les maisonnettes et les cultures. A l’occasion, le dirigeant paysan Daniel Pascual déclarait : « Aucun enfant de la terre ne peut brûler de cette manière les cultures et les maisons, car celui qui le fait ne connait pas à quel point on doit respecter le maïs, le haricot et les personnes. Car la terre n’est pas seulement un lieu de production, elle est l’héritage qu’on doit laisser à nos enfants ».

D’autres expulsions se sont succédées, avec une telle violence que Polochic devient un drapeau de lutte, un symbole de défense de la terre et des familles des peuples originaires. Des campagnes de dénonciation ont eu lieu au Guatemala et au niveau international menées par différentes organisations humanitaires et de coopération. Et cela a eu comme effet que la Commission interaméricaine pour les droits de l’homme, active au Guatemala grâce aux accords de paix signés en 1996, a dicté des mesures conservatoires en faveur de ces 800 familles. C’est ainsi que le gouvernement actuel —comme d’ailleurs les précédents— a l’obligation de faciliter l’accès de ces familles à des terres. L’Etat doit également mettre en place des programmes sociaux afin que ces familles pauvres aient accès à la santé, au logement, à l’éducation, et aux services de base. Dans ce sens, on peut dire que les campagnes nationales et internationales ont donné leurs fruits, car c’est bien l’État guatémaltèque qui doit veiller à ce que cela devienne réalité.

Malheureusement, Fontierra donne les titres de propriétés au compte-gouttes. De plus, les familles doivent s’engager à payer ces terres même si les conditions sont relativement favorables pour les paysans. En juin 2018, Fontierra a octroyé deux propriétés, ce qui fait que seulement 379 des 800 familles expulsées en 20, 1 ont reçu des terres. Cela est le fruit de sept ans de lutte, négociations et de répression. Il reste encore 421 familles qui doivent obtenir un accès définitif à la terre. Mais ces dernières années, la dénonciation de cette situation par les organisations internationales a diminué d’intensité. Toutefois le Comité d’unité paysanne persiste : « Nous poursuivrons notre lutte à côté de ces communautés, jusqu’à ce qu’elles obtiennent toutes leurs terres et les conditions pour y vivre ». Il est clair que la vitesse de l’application des mesures conservatoires n’est pas celle que les familles attendaient. Mais, espérons que dans quelques années, toutes ces familles originaires verront leur droit fondamental d’exister sur leurs terres respecté. Vu la situation générale du Guatemala, cela ne sera possible que si les mouvements sociaux et les organisations de la société civile nationales et internationales, continuent à faire pression sur le gouvernement, afin que celui-ci respecte son engagement. Et espérons également que ces terres ne deviennent pas, une fois de plus, intéressantes pour l’agro-industrie, car si c’est le cas, les peuples originaires auront très peu de chance de vivre en paix sur leurs terres.

Palajunoj contre l’extraction de ressources naturelles

Au sud de Quetzaltenango, un haut plateau situé au sud-ouest de la capitale, se trouve la vallée et la communauté de Palajunoj. Depuis quelques années, des entreprises d’extraction minière, de roche et de cajous, ainsi que de sable pour la fabrication de ciment, se sont installées près du volcan Santa María et dans les collines qui se trouvent juste à côté de la vallée. La vallée est habitée par des populations locales quiches qui sont les propriétaires « naturels » de ses terres. Et, en tant que peuples originaires, ils ont leur mot à dire sur leur propriété, car, selon la convention n°169 de l’Organisation internationale du travail, avant de décider ce qu’on exploite dans une zone, il faudrait consulter les peuples indigènes qui l’habitent et ces consultations doivent se faire sous forme d’assemblées communautaires. 21 pays ont ratifié cette convention, dont le Guatemala, mais pas la Belgique. Alors, si les entreprises privées respectent l’engagement pris par l’État guatémaltèque et si celui-ci fait appliquer les principes approuvés, la population de dix communautés situées à Palajunoj aurait dû être consultée avant que les travaux extractifs démarrent. Hélas, rares sont les institutions privées et gouvernementales qui respectent ce principe, et ce qui s’est passé dans cette vallée n’est pas une exception.

« Dans notre communauté, dit Ana, nous souffrons de ce mégaprojet d’extraction de ressources minières. Des communautaires qui étaient propriétaires auraient vendu des parcelles de montagne aux entreprises, ignorant tout ce que cela pouvait entrainer de négatif pour les habitants de la vallée. Moi, j’ai 21 ans, et j’ai un procès avec la justice pour avoir bloqué la route qui mène aux points d’extraction, dans la montagne. En fait, les entreprises ont dévié les cours d’eau et ont coupé les arbres au pied de la montagne, pour faciliter l’extraction et le transport des matières primaires. Cela a fait que, lors des saisons pluvieuses, toutes nos cultures situées dans la vallée, ont été inondées. Et cela à répétition, malgré le dialogue que nous avons tenté d’avoir avec les responsables des entreprises et avec les autorités locales. Qu’est-ce qu’on pourrait faire d’autre, vu que les travaux de déviation de l’eau et de déforestations de la zone continuaient, malgré notre opposition ? »

« Nous avons résisté pendant un mois, au bord de la route, afin de bloquer le passage des camions des entreprises. Les entreprises ont répondu avec un dispositif légal qui permet d’accuser toute personne qui empêche la libre circulation de biens et des personnes. Voilà que moi-même, avec six autres communautaires, nous nous trouvons face à la justice, avec six charges : extorsion, terrorisme, résistance organisée, empêchement de libre circulation... Les entreprises font cela surtout pour faire peur, afin que personne d’autre n’ose s’opposer à leurs plans d’extraction.

« Au moment où les camions arrivaient, j’ai proposé de démarrer un dialogue. Cela les a rendus furieux, et les camionneurs et d’autres représentants des entreprises ont commencé à nous insulter. Alors, je suis allée déposer plainte, et voilà que moi et mes compagnons de lutte, nous nous trouvons face à la justice. Or, personne n’a demandé à la communauté si on voulait qu’il y ait des entreprises minières dans notre vallée. On aurait dû faire une assemblée communautaire pour approuver ce type d’ouvrage. Voilà ce qui se passe au Guatemala : les victimes seront jugées et condamnées. Je reçois des intimidations et des menaces, mais, avec le soutien de Serjus, on a créé une association et nous sommes environ 50 personnes à nous mobiliser activement pour empêcher que les entreprises continuent à faire ce qu’elles veulent dans notre territoire » .

A Palajunoj, ce n’est pas seulement la déviation des cours d’eau et la déforestation —ayant comme conséquence des inondations de la vallée— qui pose problème. C’est aussi les explosions qui ont lieu près du volcan Santa María, ce qui ne rassure pas les habitants des alentours. C’est aussi la pollution de l’air avec de la poussière qui se dégage de l’extraction des matériels ainsi que le bruit constant des explosions et des glissements de terrain provoqués par les entreprises.

« On est passé de vivre dans une vallée paisible à habiter au milieu d’un chantier minier, avec tous les problèmes que cela entraine. On aurait dû nous consulter, c’est le gouvernement guatémaltèque qui s’est engagé à le faire. Tout a commencé il y a environ 15 ans, quand les entreprises sont venues exploiter ce territoire. Pendant un certain temps, nous avons cru qu’il y aurait du travail pour nous et nous avons accepté leur exploitation ».

« Un dimanche, quand j’avais neuf ans, nous avons vu arriver des camions et des grues qui commençaient à travailler à toute vitesse dans notre montagne. Nous étions éblouis par ce travail, et nous n’avons rien dit. Après, en grandissant, je me suis présenté pour travailler dans unes des entreprises. Je commençais à 5h du matin pour terminer à 11h du soir. Au début, j’ai accepté ces conditions de travail, mais petit à petit j’ai commencé à demander une augmentation. C’est à ce moment-là que j’ai été mis à la porte », dit Eleuterio, dirigeant de la communauté. « Je ne me suis pas arrêté dans ma lutte. Je connais l’entreprise de l’intérieur, je sais ce qu’ils font, alors, j’ai commencé à demander qu’on respecte l’environnement de nos communautés. Les routes qu’empruntent les camions appartiennent aux communautés ; les cours d’eau sont aussi à nous. Nous exigeons que toutes ces ressources nous reviennent ».

Comme les entreprises se sont heurtées à la détermination des habitants de Palajunoj, elles ont pris des stratégies parallèles afin de poursuivre leur travail : criminaliser les dirigeants, offrir de l’argent à certains d’entre eux, et offrir à la population des avantages, comme faciliter l’installation d’un marché pour que les paysans de la localité puissent vendre leurs produits.

« Mais nous ne lâcherons pas si vite nos terres », disent-elles. Avec le soutien des ONG, les communautés activent aussi leurs propres mécanismes de défense, la mobilisation et la dénonciation par la voie légale. Mario, un autre dirigent, explique : « Nous sommes au bord du volcan et pour cette raison cette terre est un territoire protégé, selon la loi. Pour pouvoir l’exploiter, il faudrait une licence spéciale, ce que l’entreprise n’a pas. Nous avons recherché cette information car une ONG nous avait signalé que ce cas de figure est récurrent au Guatemala. Et, nous avons trouvé la faille. C’est pour cela que nous avons introduit un recours et nous espérons le gagner. Le problème c’est que la justice est lente, mais il y a de fortes chances qu’on gagne ».

En attendant, ils se mobilisent, font des marches, bloquent des chemins, exigent la diminution des volumes d’extraction… « Nous restons actifs et vigilants car si on baisse les bras, s’il y a le moindre découragement, il n’y aura plus d’espoir pour nous et nos communautés ».