L’accaparement de terres par des multinationales et des Etats s’intensifie au détriment de populations locales, par Milena Merlino
Des multinationales se seraient approprié dix millions d’hectares de terre par an dans le monde au détriment des populations locales. Ce sont les chiffres avancés par l’ONG internationale Grain. On considère que 203 millions d’ha ont été accaparés en dix ans [1], ce qui représente environ 66 fois la superficie de la Belgique. Dans un monde où l’on sait que 868 millions de personnes ne mangent pas à leur faim, cette ruée vers ce que l’on appelle déjà « l’or brun » mérite que l’on s’y attarde. En effet, c’est bien à l’exportation et non aux populations du Sud qu’est destinée la majorité des récoltes issues de l’accaparement des terres.
Le phénomène a pris de l’ampleur dans le sillage des crises alimentaires à répétion. Si l’on pointe généralement du doigt la hausse des prix des denrées comme principale raison, on ne peut ignorer d’autres tendances qui ont contribué à intensifier l’accaparement des terres depuis quelques années. Parmi celles-ci, la flambée des prix du pétrole et la volonté répandue de développer les agrocarburants, cette dernière étant fortement soutenue par l’Union européenne qui veut atteindre une proportion d’énergies renouvelables de 10% d’ici 2020 [2].
On ne peut négliger non plus l’impact de la croissance démographique qui, combinée à la crise alimentaire, a suscité la préoccupation de certains Etats où l’accès à des terres fertiles s’avère particulièrement problématique ; ou encore l’évolution des habitudes alimentaires dans certains pays émergents tels que la Chine où la consommation de viande a fortement augmenté, l’encourageant à lorgner sur des terrains propices à l’élevage au-delà de ses frontières.
Dans la mouvance de Kyoto, les pays industrialisés tentent aussi d’acquérir des crédits carbone [3] afin de compenser leurs émissions de CO2, ces visées trouvant souvent une voie de concrétisation dans un projet forestier sur un autre continent. L’or brun attise également l’intérêt d’investisseurs internationaux tels que les banques et les fonds de pension. Parfois, l’acquisition d’une terre est réalisée dans un but spéculatif et la vente facilitée elle- même par la corruption sévissant dans le pays d’accueil.
Les causes de la recrudescence de l’appropriation des terres sont donc multiples.
Selon un rapport récent d’ONG et spécialistes de la question [4] , il semble néanmoins qu’un pic ait été atteint en 2009, la tendance étant à la décroissance depuis lors. Toutefois, cette information est à prendre avec beaucoup de précaution dans la mesure où le sujet est sensible et où la transparence est loin d’être de rigueur en la matière. Ainsi, cette légère baisse actuelle pourrait également s’expliquer par le fait que certaines firmes ou autorités renâclent à délivrer des informations complètes et correctes sur l’étendue des faits. Quoi qu’il en soit, la question reste suffisamment inquiétante dans certaines régions du globe pour ne pas se laisser bercer par l’illusion d’une « mode passagère ». On peut même craindre que les préoccupations énergétiques ou la pression démographique allant s’intensifiant, la ruée vers les terres ne soit encouragée sur le long terme.
Diverses organisations ont collaboré à l’élaboration d’un outil ayant pour vocation de rassembler des données chiffrées sur l’ampleur du phénomène d’accaparement à travers le monde : le Land Matrix Database. Cette base de données et le rapport qui en est tiré [5] fournissent de précieuses informations permettant d’objectiver la situation générale et d’avoir une vision des opérations foncières. Il en ressort notamment que l’Afrique est la région du monde la plus affectée par ce que Jacques Diouf, ex-directeur de la FAO, avait qualifié de « forme de néocolonialisme ».
En effet, les terres arables fertiles de certains pays du continent économiquement le plus pauvre ont attiré la convoitise d’investisseurs étrangers qui se sont tournés notamment vers le Soudan, l’Ethiopie, Madagascar, la Tanzanie et la République démocratique du Congo. Souvent, en tout cas, il s’agit d’Etats parmi les plus pauvres, voire touchés par la faim, peu démocratiques et où les droits fonciers sont moins bien protégés. Mais l’intérêt se manifeste également à l’égard d’autres régions du globe qui se caractérisent par de grandes étendues ou une main-d’œuvre bon marché telles que la Russie, l’Indonésie ou les Philippines.
La pénurie de terres dans de nombreux pays industrialisés ou l’aridité des sols sous certaines latitudes ont incité des nations et des multinationales à franchir les frontières pour développer des cultures. Ainsi, plusieurs Etats du Golfe disposant de peu de terres fertiles, mais de revenus pétroliers importants, se sont lancés dans la production de maïs, riz, sucre ou légumes en Ethiopie, au Mali, en Tanzanie, au Soudan. Autre pays s’investissant dans cette course à la terre : la Chine, intéressée par l’accès à des ressources naturelles et fortement préoccupée par son développement industriel, ses besoins énergétiques et surtout son approvisionnement alimentaire sur le long terme dans un contexte national de diminution de surfaces agricoles disponibles [6] .
En ce qui concerne l’Inde, le Land Matrix a pu répertorier des transactions foncières relatives à un total de 1.924.509 hectares sur les continents africain (Cameroun, Ethiopie, Madagascar, Mozambique et Soudan) et asiatique (Cambodge, Indonésie et Laos). Mais d’après les mêmes chercheurs, les Etats-Unis sont de loin les champions toutes catégories avec plus de trois millions d’hectares achetés ou loués en Afrique, en Amérique du Sud ou en Asie. Quant à la Belgique, par le biais de diverses entreprises ou filiales de multinationales, elle cumule 126.475 ha principalement en Afrique (Sierra Leone, Nigeria, Cameroun, Kenya, Tanzanie) et en Argentine, sans compter 109 mille hectares au Congo dont disposerait, d’après cette même source, la région de Bruxelles. Toutes ces transactions réalisées par notre pays n’ont pas pu être documentées dans tous les détails, mais on constate que plusieurs d’entre elles ont abouti à des plantations d’huile de palme.
Si l’arrivée de capitaux étrangers résultant de la vente ou de la location de terres par le biais de baux à long terme est souvent saluée par les gouvernements des pays les plus pauvres, l’accaparement de terres n’est pas sans porter de graves préjudices aux populations locales. En effet, le modèle agricole qui est généralement implanté au terme de la transaction foncière répond aux caractéristiques de l’agrobusiness avec tous ses corollaires : cultures tournées vers l’exportation (blé, riz, huile de palme, etc), dégradation des terres, pollution des sols et nappes phréatiques par les engrais et pesticides.
Ce sont donc autant de terres perdues pour l’agriculture paysanne qui nourrit pourtant 70% de la population mondiale, une perte menaçant la sécurité alimentaire des habitants locaux. Cette transition vers un nouveau modèle induit en outre inévitablement une déperdition des connaissances et variétés agricoles traditionnelles.
Très souvent, les populations locales ne sont pas consultées lors des transactions. Dans divers pays pauvres en Afrique prévalent encore des régimes fonciers ayant peu évolué depuis la période coloniale et dans ce cadre, les terres appartiennent officiellement à l’Etat qui accorde un droit d’usage aux petits agriculteurs. Il est donc extrêmement difficile pour ces derniers de faire valoir leurs droits. Dans d’autres cas de figure, c’est le chef de village qui gère les lopins de la communauté sans consulter celle-ci ou encore, tout simplement, le titre de propriété n’existe pas et la famille qui réside pourtant sur le terrain depuis plusieurs générations se voit donc expulsée sans autre forme de procès.
Certains partent alors résignés, avec de maigres compensations en poche (quand ils en obtiennent !) car ils se voient privés de leurs terres ou d’un accès à l’eau dont ils disposaient antérieurement ; ou encore, les petits propriétaires qu’ils étaient se retrouvent engagés comme ouvriers agricoles par la multinationale qui a acquis leurs propres terres et qui, dans plusieurs cas, leur propose des conditions de travail ou un salaire de misère. D’autres tentent de s’opposer, se lançant alors dans le combat de David contre Goliath qui va parfois jusqu’à dégénérer dans un conflit violent. L’exode forcé qui peut résulter de cette mainmise sur les terres peut donc être la cause d’une déstructuration profonde du tissu socio-culturel et économique local.
Les pays où les droits fonciers sont moins protégés, où les populations sont plus démunies et éprouvent plus de difficultés à s’organiser ou à avancer des revendications sont quasiment une aubaine pour les accapareurs. Profitant de cette situation, ces derniers établissent souvent les contrats dans la plus grande opacité et dans des conditions très défavorables pour les populations locales qui n’ont d’ailleurs généralement pas été consultées et n’ont pu exprimer un consentement libre, informé et préalable [7] en dépit parfois de textes internationaux tels que la Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail relative aux peuples indigènes et tribaux ratifiée par vingt pays à l’heure actuelle.
Certaines catégories de la population sont particulièrement vulnérables face à ce phénomène. On le sait, les femmes dans les pays du Sud en particulier sont moins souvent consultées dans le cadre de décisions relatives à la propriété au sein de la famille. Et si, comme en Afrique, nombre d’entre elles travaillent très souvent aux champs afin de subvenir aux besoins familiaux, elles ne disposent que très rarement d’un titre officiel de propriété. Elles sont également plus aisément sujettes à des manœuvres d’intimidation. Leur situation est donc particulièrement préoccupante.
Dénoncé par des ONG et mouvements paysans de par le monde, l’accaparement de terres fait épisodiquement l’objet d’articles dans la presse depuis quelques années. Outre le travail de sensibilisation et les recherches entreprises en termes de documentation, diverses démarches ont vu le jour ; certaines encore trop timides pour endiguer le phénomène, mais elles ont au moins le mérite d’exister.
Ainsi, en mai 2012, le Comité de la sécurité alimentaire mondiale, une instance de la FAO, a fait un premier pas en adoptant une mesure qui reconnaît le droit des peuples autochtones, l’accès à la terre et l’importance de la transparence en la matière. Saluées par certains Etats et mouvements sociaux, elle a été décriée par d’autres pour son caractère trop consensuel et non- contraignant.
Le Brésil, quant à lui, a adopté une loi visant à limiter l’achat de grandes superficies par des étrangers ; mais il semble que son impact soit à relativiser [8] La Belgique elle-même s’est préoccupée de la question en la personne d’Olga Zrihen, sénatrice socialiste qui a déposé une proposition de résolution relative à l’accaparement de terres et à la gouvernance foncière dans les pays en voie de développement ; celle-ci a été votée à l’unanimité par la Commission des Relations extérieures du Sénat.
Ce ne sont que quelques mesures et exemples ponctuels, mais qui témoignent néanmoins d’un intérêt accru au sein des opinions publiques. Il reste encore toutefois beaucoup de chemin à parcourir encore et la vigilance doit rester de mise en la matière. Ainsi, peut-on espérer une évolution substantielle tant que l’Union européenne et les Etats-Unis maintiennent leur politique énergétique relative aux agrocarburants, qui sont un des moteurs de cette ruée vers l’or brun ?
Au sein des Etats et des instances internationales, la question de la sécurité alimentaire des populations doit rester une priorité dans les débats et dans les faits : on ne peut décemment mettre dans la balance le droit à l’alimentation avec la course folle aux agrocarburants qui réduit considérablement les superficies pouvant être consacrées à l’agriculture familiale. Certaines ONG insistent sur le rôle de la Banque Mondiale et lui demandent de geler pendant six mois ses investissements dans l’agriculture qui impliquent de grandes transactions foncières, en particulier au vu de son mandat spécifique de lutte contre la pauvreté, dans l’attente d’adoption de règles plus rigoureuses visant à éviter l’accaparement de terres [9].
Mais la problématique, au travers de ses multiples facettes, exige une évolution sur de multiples plans encore : lutte contre la corruption et la spéculation, soutien à l’agriculture paysanne face à l’agrobusiness, exigence de transparence dans les contrats et transactions et respect des droits des populations locales.
Symptomatique d’une exploitation inacceptable du Sud par le Nord, des petits agriculteurs par certains Etats, multinationales ou investisseurs divers, ce phénomène mérite une attention soutenue et l’adoption de mesures visant un encadrement strict afin que les droits des populations du Sud soient respectés. L’accaparement des terres pose également la question de notre modèle de développement et de celui préconisé par les pays émergents. Un modèle trop souvent inéquitable, non-éthique, accapareur de richesses et de ressources au détriment de l’autre moitié de la planète. Et ça, c’est bien sûr l’affaire de nos politiques, mais c’est aussi celle de chacun d’entre nous qui sommes acteurs et consommateurs au sein de ce modèle.
[1] « Main basse sur les terres du Sud », Alternatives économiques, janvier 2012.
[2] A la fin 2012, l’Union européenne a toutefois proposé de limiter à 5% la proportion des agrocarburants produits à partir de denrées alimentaires dans le cadre de l’objectif global visant à atteindre une utilisation de 10% d’énergies renouvelables pour les transports d’ici 2020
[3] Un crédit-carbone équivaut à une tonne de dioxyde de carbone sur les marchés du carbone. L’entreprise dépassant son quota d’émission achète alors des droits pour émettre du carbone, alors que celles qui ont réussi à abaisser leurs émissions en deçà du quota peuvent générer des crédits destinés à être vendus sur le marché du carbone.
[4] « Transnational land for agriculture in the global South » (based on Land Matrix Database), Ward Anseeuw, Mathieu Boche, Thomas Breu, Markus Giger, Jann Lay, Peter Messerli, Kerstin Nolte ; avril 2012
[5] « Transnational land for agriculture in the global South » (based on Land Matrix Database), Ward Anseeuw, Mathieu Boche, Thomas Breu, Markus Giger, Jann Lay, Peter Messerli, Kerstin Nolte ; avril 2012.
[6] Outre le rôle de multinationales, nous évoquons l’implication directe d’Etats dans la mesure où certains financent des hommes d’affaires via des banques et passent directement des contrats avec eux. Grain mentionne le cas de Sai Ramakrishna Karuturi, PDG et fondateur de Karuturi Global, avec lequel Dijbouti a signé un contrat pour qu’il lui fournisse 40 mille tonnes de nourriture par an. Cet homme d’affaires est également financé par le gouvernement indien via l’Exim Bank (cfr. « Qui est derrière l’accaparement des terres », Grain, 14 novembre 2012).
[7] Le CLIP en français ou Free Prior and Informed Consent en anglais évoque le droit des populations à accepter ou refuser un projet qui affecterait leur vie et leur accès à des ressources naturelles ou à un territoire qu’elles possèdent de droit, y compris en vertu du droit coutumier.
[8] De plus en plus de Chinois se ruent sur le Brésil pour acheter des terres bon marché.
[9] La terre et la Banque mondiale. Pourquoi elle a un rôle à jouer.