Génération Porto Alegre

Mise en ligne: 11 juillet 2012

Majoritairement jeunes, souvent bien nés et instruits au-delà de la moyenne, ils ont des atouts pour se faire entendre, par Bernard Duterme et François Polet

Rebelles ou casseurs ? Anti ou alter-mondialistes ? Gauchistes attardés ou réactionnaires postmodernes ? Les étiquettes ont la vie dure. Il s’agit dès lors de bien les soupeser avant de les consacrer. Tentons donc, audelà des caricatures, d’appréhender cette nouvelle génération de militants, ces manifestants de tous les sommets par ce qu’ils sont, par ce qu’ils font, par ce qu’ils dénoncent et par ce qu’ils proposent.

Qui sont-ils ?

Qui peuplent les contremobilisations hautes en couleur des grands rendezvous européens, des réunions de l’Organisation mondiale du commerce ou autres G8 ? Sans prétendre à une complète homogénéité du mouvement, quelques traits récurrents chez bon nombre d’activistes « pour une autre mondialisation » peuvent toutefois être relevés. Majoritairement jeunes, souvent bien nés, plutôt européens ou nord-américains et instruits au-delà de la moyenne, ceux que l’on a appelés le peuple de Seattle ou de Gênes ont des atouts pour se faire entendre. S’il n’invalide pas le mouvement, ce profil plutôt privilégié ne constitue apparemment pas non plus un obstacle à son articulation à un faisceau de luttes sociales et culturelles à l’ancrage plus populaire. Le Forum social mondial de Porto Alegre s’affirme ainsi comme la manifestation la plus visible de cette convergence entre ONG et mouvements sociaux du Nord et du Sud, entre syndicats et organisations indigènes, entre féministes et écologistes… Neuf, le mouvement assume ses filiations historiques sans s’y réduire. Ses identités multiples, plus qu’elles ne le dispersent, lui confèrent son originalité actuelle, fragile certes, mais ouverte et radicale. Questionné hier sur sa représentativité et sa légitimité par les politiques traditionnels, il est aujourd’hui l’objet de bien des tentatives de récupération.

Que font-ils ?

Massif un jour, évanescent le lendemain, le mouvement privilégie visiblement des formes d’action à géométrie variable, en phase avec l’accélération des communications et des échanges, avec les outils de la société informationnelle. Mobile, souple, émancipé des chapelles habituelles, le peuple de Porto Alegre renouvelle les modes d’expression et d’adhésion à l’action collective conflictuelle. Fonctionnement en réseaux, happenings symboliques et créatifs, militantisme d’influence, mobilisations démonstratives… ce « mouvement de mouvements » détonne, séduit et irrite. Majoritairement pacifiste, il pâtit autant qu’il bénéficie – médiatiquement s’entend – des débordements violents d’une minorité. A en croire les sondages, l’écho des contestataires auprès d’opinions publiques en quête de repères reste toutefois largement favorable.

Que dénoncent-ils ?

De Seattle à Laeken, les calicots des manifestants – « people not profit », « le monde n’est pas une marchandise » - ne laissent planer aucun doute sur ce qui est visé : la mondialisation néolibérale, la corporate globalisation. Ce n’est donc pas le rapprochement entre les peuples et les cultures, dont les altermondialistes sont sans doute les premiers protagonistes, qui est en cause, mais plutôt l’intégration des nations et des économies selon des règles profitant d’abord à une élite globalisée. Dualisation sociale croissante entre pays et au sein de ceux-ci, dégradation accélérée de l’environnement, imposition uniforme d’une culture de la concurrence ( « the winner takes all society » ), hégémonisme des Etats-Unis, marchandisation des rapports sociaux… tant les effets que la logique du système sont dénoncés, en bloc ou en partie. Les motifs de refus se multiplient et convergent sans se confondre : pillage des économies du Sud, privatisation des services publics ( santé, éducation, eau… ), course effrénée à la productivité, spéculation financière, démantèlement des systèmes de sécurité sociale, brevetage du vivant… En cause bien sûr, les multinationales, les institutions internationales qui promeuvent ou imposent ces politiques et les gouvernants qui les appliquent.

Que proposent-ils ?

Si la diversité des causes et des identités n’entrave pas la confluence des luttes contre un ennemi commun — l’union dans l’adversité—, l’unité des points de vue s’affaiblit lorsqu’il s’agit de formuler des politiques de rechange. Les divergences sont indéniables et les solutions clés en mains bannies. Des valeurs cardinales fédèrent toutefois l’ensemble des altermondialistes, à commencer par la conviction qu’une autre mondialisation est possible, centrée sur l’homme, respectueuse des cultures et de l’environnement, basée sur la coopération, la justice sociale et la solidarité. Le Forum social mondial constitue aujourd’hui l’espace public de référence, le lieu d’échange par excellence, où la traduction de ces valeurs communes en projets et en propositions concrètes est en gestation. Les grandes tendances sont connues : annulation de la dette du tiers monde, réforme radicale des institutions internationales, taxation des transactions financières, promotion du commerce équitable, de l’économie solidaire, de la démocratie participative… Gageons que les prochains rendez-vous de Porto Alegre et d’ailleurs, forts de dizaines de milliers de participants originaires des cinq continents, se donneront les moyens d’entrer plus à fond dans l’élaboration d’alternatives à l’actuelle mondialisation [1] Pour que le leitmotiv fédérateur « Un autre monde est possible » ne devienne pas un refrain éthéré ou, lui aussi, marchandisé.

Adaptation d’un article paru dans
Le Soir du 26 janvier 2002.

[1Lire Alternatives Sud, Un autre monde est-il possible ?, Centre Tricontinental-L’Harmattan, Paris, 2001 .