La certification participative des produits agricoles est née en Europe où elle n’existe presque plus. Une nouvelle vie ailleurs pourrait la faire revivre ici ?, par Cecilia Díaz Weippert
La certification des produits agricoles faite de manière participative par les producteurs et consommateurs (SPG) est née en Europe, mais elle n’est presque plus utilisée ici. Par contre, ce système participatif, horizontal, démocratique et bon marché connait une meilleure vie dans d’autres pays et, en général, marche mieux dans des pays ou régions plus pauvres. Serait-il possible qu’en Europe il devienne de plus en plus difficile d’avoir des pratiques participatives et non marchandes ? Serait-ce seulement une question de culture, ou aurait-il des raisons économiques qui expliquent les conduites individualistes ?
Il est bien connu que l’industrialisation s’est accélérée en Europe après la deuxième guerre mondiale. Cela a été aussi le cas de l’agriculture. D’une part, il fallait reconvertir les avances technologiques du temps de la guerre en technologie de pointe pour d’autres domaines économiques, l’agriculture en étant un. D’autre part, la guerre avait laissé comme leçon aux Etats qu’afin de diminuer leur vulnérabilité, ils devaient pouvoir assurer une production abondante et constante pour l’ensemble de leur population.
L’industrialisation de l’agriculture en Europe a eu alors des conséquences rapides et fondamentales à la campagne. Entre autres, il y a eu une forte diminution de main-d’œuvre agricole à cause de l’utilisation des machines de production et de récolte performantes. Les monocultures industrielles s’imposent au détriment des productions familiales plus variées et de taille plus modeste. Il y a eu également une forte augmentation de produits agricoles uniformisés qui facilitent leur commercialisation pour les populations urbaines. L’utilisation accrue de produits chimiques dans les productions, surtout pour les monocultures –qui sont plus fragiles face à des maladies— s’est presque généralisée. La migration massive des populations rurales vers des zones urbaines est un des effets les plus importants de cette agro-industrialisation. En ville, les consommateurs de produits agricoles se sont de plus en plus éloignés de la réalité vécue par les producteurs.
Ce n’est que dans les années soixante que quelques collectifs de producteurs pratiquant une agriculture familiale, ainsi que des consommateurs, commencent à réagir face à l’emprise de l’agro-industrie. On s’inquiète pour les conséquences que ce type d’agriculture a sur la santé des consommateurs et des producteurs, ainsi que pour les dégâts provoqués à l’environnement. On dénonce aussi la rupture de lien entre producteurs et consommateurs, ce qui fait que ces derniers perdent toute maîtrise sur ce qu’ils consomment.
Les collectifs de producteurs résistant à l’agro-industrialisation sont plus nombreux en France, en Espagne, en Italie, mais existent aussi dans certains pays anglo-saxons. Ces agriculteurs sont à la base d’une agriculture écologique qui propose une production plus variée, saine et respectueuse de l’environnement. Certains consommateurs inquiets préfèrent aller acheter des produits agricoles directement chez ces producteurs pour s’assurer de la qualité du produit. Cette agriculture écologique —ou organique ou biologique, selon les pays— se base sur ce lien de confiance entre consommateur et producteur. Ces deux acteurs établissent ensemble les critères à respecter pour considérer qu’un produit est sain pour les êtres humains et pour l’environnement. Etablis de commun accord, ces critères deviennent des normes partagées sur ce qu’on peut considérer comme écologique.
Au fur et à mesure que cette production écologique commence à être appréciée par les consommateurs, ceux-ci, ainsi que les producteurs, veulent empêcher que des fraudeurs utilisent l’appellation « écologique » uniquement comme technique de marketing. Dès lors, une fois que le protocole (les normes) de la production d’aliments écologiques est établi, il faut aussi surveiller son application. C’est la naissance de la certification de la production écologique.
En 1980 l’administration française commence à reconnaitre officiellement certains critères concernant la définition de production écologique utilisés par l’association de producteurs de l’agriculture familiale Nature et Progrès. Les systèmes participatifs de garantie (ou système de garantie participative), appelés SPG, correspondaient au mécanisme utilisé pour faire participer les consommateurs à la certification des produits écologiques agricoles. La base du système est très simple : à partir des principes partagés entre consommateurs et producteurs (défense d’une production saine pour les êtres humaines et pour l’environnement), on définit ensemble comment produire afin d’assurer le respect de ce principe. Si un producteur ne peut pas respecter à 100% cette manière de produire, les autres producteurs l’aident à trouver les moyens d’y arriver. La relation est de confiance, directe, ayant un but formatif, elle est transparente et participative car tous les participantes s’impliquent dans la certification.
En 1992 on publie un règlement européen de la production écologique qui est d’application partout en Europe. Avec ces mesures, la privatisation d’un système qui était géré par les citoyens (producteurs et consommateurs) avance rapidement. En en 1995 on établit une norme unique qui fixe les conditions de base à remplir par les entités qui veulent donner des certifications écologiques. Ce qui était né comme des accords entre producteurs et consommateurs devient ainsi une norme surveillée par une entité autre que ces deux acteurs : la certification est réalisée par des entités externes, des tierces parties.
La rupture de lien entre producteur-consommateur est consolidée car ce sont les entreprises accréditées les seules entités autorisées à donner la reconnaissance de la qualité du produit écologique. Et, en 2011, c’est déjà la Commission européenne (une entité supranationale) qui définit les critères d’une production écologique et détermine le type d’organismes qui seront accrédités pour faire le contrôle sur le terrain. La certification des produits devient ainsi externe, « professionnelle », payante, sans partage de principes, sanctionnant et non-pédagogique. Le lien de confiance, de dialogue et de participation pour la définition et l’application de critères établis de commun accord entre producteur et consommateur est définitivement laissé de côté. On a basculé de la participation citoyenne à la délégation de responsabilités et à la privatisation du contrôle ; de la confiance à la méfiance ; et, bien sûr, de la gratuité de la certification au payement (assez cher) au bénéfice des entreprises de certification. Chaque pays européen a ses organismes de contrôle qui sont, d’ailleurs, devenus le casse-tête des petits producteurs écologiques. La plupart d’entre eux ne visent pas la vente de leur production à grande échelle ; ils veulent approvisionner les marchés locaux, avec une production limitée. Pour eux, supporter le prix de la certification d’une tierce partie est économiquement presqu’impossible. La bureaucratisation du SPG a bien préparé le chemin de la privatisation de la certification écologique.
Et la Bolivie dans tout ça ?
Parallèlement à une presque disparition des SPG en Europe, d’autres pays et régions considérées comme plus pauvres ont démarré des SPG à leur manière. La Bolivie en est un cas intéressant. L’exemple de la production de café est assez illustratif pour comprendre comment on est arrivé à utiliser les SPG en Bolivie. Le café est produit à environ 1500 mètres au-dessus du niveau de la mer, en général par des coopératives ou associations de petits producteurs. Afin que ce café puisse être exporté avec un label de commerce juste et écologique, il doit être doublement certifié. Et cette certification doit être faite en respectant les règles des pays ou régions qui achètent le café, l’Europe et l’Amérique du Nord. Si la certification écologique est déjà chère pour les producteurs d’ici, elle devient alors très voire trop chère pour les petits agriculteurs de Bolivie. En principe, ces frais peuvent être préfinancés par les acheteurs du commerce équitable et écologique, ce qui facilite la certification du café en Bolivie. Mais, pour qu’il soit produit dans des conditions écologiques, les plants de café sont cultivés dans des champs où se trouvent aussi d’autres espèces comme, par exemple, des agrumes. Ceux-ci, à la différence du café, sont commercialisés dans le marché local et ils ne sont pas destinés à l’exportation. Et de ce fait, ils n’ont pas de certifications écologiques-équitables. D’un point de vue uniquement de la qualité néanmoins, ces agrumes sont bien écologiques, autant que le café.
En conclusion, les producteurs exportent le café certifié, mais vendent leurs oranges sans certification ni reconnaissance de qualité, dans des marchés locaux. Et souvent on vend ces oranges de très bonne qualité mélangées à des oranges traitées avec des produits chimiques.
L’organisation de producteurs écologiques de Bolivie (AOPEB) était confrontée à ce problème : les agrumes écologiques, tout comme d’autres produits agricoles, ne sont pas reconnus et ne peuvent pas être valorisés comme étant un produit sain.
Invités à un marché écologique en Allemagne, quelques représentants d’AOPEB ont pris connaissance du système de certification (SPG) jadis utilisé en Europe. De plus, ce système commençait à se faire connaitre dans d’autres pays du monde. L’AOPEB a été séduite par le SPG car il pouvait permettre aux petits producteurs d’accéder à une certification écologique de leurs produits destinés à un marché local. En Bolivie, surtout dans des petites villes et villages, les consommateurs ne peuvent pas se permettre de supporter le coût d’une certification de tierces parties. Pour AOPEB, il y avait un autre avantage à encourager la pratique de ce système : les populations rurales en Bolivie ont l’habitude de travailler de manière collective, que ce soit en « ayllus », en organisations communautaires, en coopératives ou associations commerciales ou en syndicats locaux. Alors, mettre en pratique un système participatif où un groupe de producteurs et de consommateurs discutent et se concertent pour définir des critères de production écologique et faire le contrôle sur le terrain ne devait pas être compliqué pour ces populations dont la culture implique s’organiser à la base.
Enfin, le contexte local en Bolivie est aussi favorable à la production écologique : les communes qui se déclarent écologiques et montrent qu’elles travaillent dans ce sens reçoivent quelques avantages de la part de l’Etat.
C’est ainsi qu’en 2008, AOPEB commence à promouvoir et, ensuite, à accompagner des certifications participatives dans certaines communes qui présentaient un contexte favorable pour le faire. Pour promouvoir les SPG, AOPEB utilise des méthodes participatives, des jeux de rôles, des mises en situation, afin que les producteurs, les consommateurs, les agents communaux et tous les acteurs puissent s’approprier le concept et créer leurs propres systèmes de certification. Car c’est cette partie de créativité et de souplesse qui rend intéressant ce système. Il y une grande variété de types de SPG : pour des coopératives de production ; pour des producteurs épaulés par les administrations communales ; pour des communautés...
Après quelques années d’expérimentation, c’est la FAO qui a été attirée par ce système et a financé AOPEB afin qu’elle élargisse ces expériences à d’autres communes. Ensuite, c’est le gouvernement bolivien même qui crée des conditions et des institutions spécifiques pour faciliter cette démarche. Cet intérêt institutionnel pour le SPG constitue une reconnaissance de la pertinence de faire certifier de manière participative les produits écologiques.
On peut se poser la question de savoir si, avec ces mesures institutionnelles, on serait encore une fois en train de bureaucratiser ce type de certification ? Il est clair que c’est un risque, mais à différence de ce qui s’est passé en Europe, en Bolivie on donne une légitimité au système participatif de garantie pour certifier les produits écologiques, et non pas à des institutions tierces. On ne le privatise pas, on ne le « monnétarise » pas. Par contre, on encourage la participation des différents acteurs dans la certification des produits agricoles.
En 2016 il y avait déjà en Bolivie 26 communes (des 339, c’est-à-dire, 8%) et deux grandes organisations économiques paysannes qui utilisaient le SPG et environ 7500 familles participant à ce système. Sa mise en pratique implique des formations, des discussions, des accords, des apprentissages en collectifs et entre acteurs populaires —petits producteurs, consommateurs et agents communaux de villages et de petites villes.
Ce qui se passe en Bolivie a intéressé aussi des agriculteurs belges du Mouvement d’action paysanne, MAP. Le mouvement veut faire re-vivre les SPG en Belgique, pas uniquement pour des raisons économiques (cette certification est moins chère) mais principalement pour impliquer aussi les consommateurs dans les options de l’agriculture écologique. Il veut promouvoir une implication citoyenne et des choix citoyens en faveur de l’agriculture saine. Les impressions et les réflexions autour du SPG bolivien ont inspiré des agriculteurs belges. Ils ont vu sur le terrain son application, ce qui l’a encouragé à promouvoir activement cette certification SPG chez nous. C’est ainsi qu’à la Ferme Arc en ciel, à Wellin, on discute et on apprend comment on peut démarrer son propre SPG (voir aussi le récit d’un agriculteur belge sur son expérience en Bolivie).
Bien-sûr, tout n’est pas rose. On le sait bien, toute participation entraîne également des difficultés, des conflits, des désistements. Mais c’est ainsi qu’on peut aussi renforcer les liens sociaux. Ce qui est intéressant de cette expérience c’est le va-et-vient des SPG : du Nord vers le Sud, du Sud vers le Nord, tout en se transformant et en s’enrichissant dans ces passages.
Quand on expose en Belgique l’expérience des SPG en Bolivie, on nous demande toujours si une telle certification peut donner des garanties suffisantes de qualité du produit. Mais, dans la situation actuelle, est-ce que les consommateurs se méfient autant des entreprises privées qui certifient ? Connaissons-nous bien les critères qu’elles utilisent pour le faire ? On a l’impression qu’en Europe on fait plus confiance à la parole du marché qu’à ce que les citoyens peuvent dire et faire.
Sera-t-il possible de faire renaître en Europe une confiance dans les décisions prises par le collectif ?
Références
AOPEB, Guide de procédure SPG, 2012.
AOPEB, Systèmes participatifs de garantie, 2010.
AOPEB, Guía para la implementación de SPG, 2013.
Eva Torremocha, Sistemas participativos de garantía, Mundobat, 2014.
Marc Devisscher, El sistema participativo de garantía municipal de Caranavi, Bolivia , trabajo final para optar al diploma de especialista en agricultura ecológica, ILC, La Paz, Bolivia, 2011.