Chercher des activités pour les intégrer dans des projets qui peuvent être financés plutôt que le contraire, voilà où mène la bureaucratisation dans l’alpha, propos de Marie Baele recueillis par Julia Petri
La bureaucratisation, ou « le pouvoir des bureaux » (selon l’expression de Vincent de Gournay en 1759), comment cela se traduit-elle en ce que concerne l’alphabétisation et l’apprentissage du français langue étrangère à Bruxelles ? Quelles en sont les conséquences pour les associations et leurs publics ? Nous avons rencontré Marie Baele, formatrice en alpha et en français langue étrangère depuis plus de 25 ans.
Une connaissance me proposa de dédier quelques heures à des cours d’alphabétisation à Evere. Seules conditions : de la patience et le plaisir d’être là bénévolement. Mis à part une courte expérience en école de devoirs, un diplôme universitaire en poche, deux séjours à l’étranger et l’enseignement de français langue étrangère à des adultes dans la périphérie bruxelloise, mon bagage était surtout chargé d’enthousiasme et de curiosité. J’ai donc rejoint en 1992 une petite équipe de quatre bénévoles travaillant avec une vingtaine d’adultes belges et étrangers. Une petite pièce mise à notre disposition par le Centre culturel d’Evere, une grande table, une douzaine de chaises, il ne fallait pas plus pour accueillir les personnes désireuses d’apprendre. Les cours étaient individualisés : préparation au certificat d’enseignement de base, apprentissage de l’écriture et de la lecture, conversation française... Rien de bien structuré si ce n’était la planification de l’occupation du local.
A cette époque déjà le Centre culturel d’Evere se caractérisait par sa volonté de vouloir favoriser le développement communautaire et l’éducation permanente par le biais de cours d’alphabétisation, l’organisation d’écoles de devoirs et d’autres animations culturelles.
Comment a évolué le public d’apprenants ?
Il y a 25 ans, c’était surtout des « belgo-belges » qui venaient pour apprendre à lire et écrire ainsi que des personnes d’origine étrangère qui souhaitaient apprendre à parler. Ces dernières années, la population bruxelloise s’est fort diversifiée et cela s’est ressenti dans nos groupes : en janvier 2017 pour plus de 250 inscrits, nous avions plus de quarante nationalités différentes. Au-delà des origines nationales, il y a une énorme diversité culturelle, économique et sociale ainsi que des parcours de scolarisation et des vécus.
Et comment les cours ont-ils évolué au fil des années ?
La demande des cours s’est faite croissante. La patience, l’imagination et la régularité des formateurs ainsi que leur enthousiasme ont eu un écho et il a fallu aménager des classes supplémentaires. De plus la commune a vu s’installer sur son territoire de nombreuses familles albanaises ayant fui la guerre. En septembre 98 nous étions dix formateurs volontaires et 65 personnes inscrites aux cours. Les groupes étaient très petits : trois ou quatre personnes, voire parfois des cours individuels pour des apprenants en difficulté. Nous fonctionnions par tranches d’une heure ou d’une heure et demie. On parvenait ainsi à assurer le roulement et satisfaire tout le monde.
Depuis mon entrée dans l’équipe des formateurs j’ai été soucieuse de partager les compétences et méthodes. J’ai vite éprouvé le besoin d’organiser une dynamique constructive au sein de l’alpha. Je n’y allais plus uniquement pour donner cours (conversation – lecture et écriture – « écrivaine publique » pour l’un et l’autre), j’y allais aussi pour assurer avec la directrice l’organisation des inscriptions, les réunions entre formateurs, le repas annuel de l’alpha, quasi un temps plein. La directrice a pu obtenir en 1999, un mi-temps Maribel social pour m’engager comme coordinatrice. J’ai pu assurer la coordination tout en gardant mes groupes de cours.
C’est à cette même époque que le Comité de pilotage de l’alpha a été créé par la Fédération Wallonie-Bruxelles et Lire-et-écrire. L’alpha a pris une tournure plus officielle ; nous avons dû remplir la première enquête quantitative menée par Lire-et-écrire Bruxelles.
En 2002, deux conventions de partenariat ont été signées : l’une entre le centre culturel, le CPAS et la commune d’Evere, l’autre entre le centre culturel et Lire-et-écrire. Un travailleur détaché du CPAS et deux formateurs mi-temps détachés de Lire-et-écrire ont pu renforcer l’équipe des volontaires, ce qui a précipité de nombreuses nouvelles inscriptions d’apprenants orientés par les services communaux, le CPAS ou Lire-et-écrire. Outre l’aménagement de nouveaux espaces de cours, il en est découlé aussi un besoin de systématisation, d’organisation, de concertation et de rédaction de rapports. Ceux-ci ont vite nécessité un travail d’encodage des données, d’interprétation de celles-ci et de réflexion.
On peut dire que c’est le début de la bureaucratisation de l’alpha ?
Comme coordinatrice mi-temps, j’ai dû faire un choix, celui de privilégier l’accueil et la disponibilité tant auprès des formateurs que des apprenants. Nous ne voulions pas tomber dans le panneau de la gestion bureaucratique des ressources et du public. Nous voulions poursuivre la dynamique d’échanges entre formateurs et la construction concertée de notre projet pédagogique. Nous avons été appelés à remplir des formulaires de plus en plus détaillés, exigeant plus de temps consacré aux aspects administratifs (encodage access, fichiers excel volet quantitatif, volet qualitatif, évaluation, prospection, justificatifs...). Cette bureaucratisation a exigé l’engagement d’une personne à temps plein et cela m’a permis de reprendre mon travail de formatrice.
Dans quelle mesure les CPAS, Actiris et l’Onem ont-ils participé à la bureaucratisation de l’alpha ?
Ces institutions demandent aux associations Alpha de contrôler la fréquentation, la régularité et la réussite des apprenants pour leur octroyer les allocations sociales (chômage, intégration sociale) et ce via la remise d’attestations régulières. Les associations perdent de plus en plus leur rôle pédagogique et social (accueil, orientation, information,) et deviennent le « gendarme » et des instruments de contrôle au service de l’administration. Pour les apprenants, le droit et le plaisir d’apprendre bascule pour devenir un devoir, un stress. Ce sont des exigences imposées par des bureaucrates, loin de la réalité, du quotidien des apprenants et des professionnels, salariés ou volontaires. C’est cela la bureaucratisation.
Cette bureaucratisation s’est-elle généralisée à l’alpha à Bruxelles ?
Bien sûr. À partir de 2011, à Bruxelles, la Cocof a utilisé les informations collectées pour imposer un cadre d’organisation, structure et fonctionnement à l’ensemble des associations d’alpha. Cela a ajouté encore plus d’exigences administratives ainsi que des exigences d’orientation de leur projet pédagogique. Ces dernières se traduisent, entre autres, par l’imposition d’un minimum de neuf heures de cours par semaine pour toutes les personnes inscrites : or, la grande majorité sont des femmes – souvent seules avec charge d’enfants - qui n’ont pas suffisamment de disponibilité pour répondre à cette exigence. Des nombreuses associations fonctionnent avec des volontaires à qui on ne peut pas imposer une telle charge de travail.
Cette bureaucratisation n’a-elle pas changé la nature du travail en alpha et français langue étrangère ?
Certainement, cela va beaucoup plus loin, et c’est grave. Pour mener nos activités avec un nombre croissant d’apprenants, les institutions nous ont poussés à entrer dans une logique de projets, qui finissent par changer la nature et le sens de la pédagogie que nous développons. Pour pouvoir fonctionner, les associations sont obligées de rentrer dans une dynamique de « consumérisme social ». Il faut courir derrière les subsides mais pour cela, il faut rentrer dans la logique d’élaboration de projets, qui changent l’essentiel du travail. Et pour avoir des subsides, il ne faut pas construire des projets compatibles avec la pédagogie choisie mais adapter la pédagogie au format des projets. En fin de compte, c’est la logique des subsides qui formate les contenus et les activités réalisées.
Nous ne cherchons plus des subsides pour soutenir les idées qui sous-tendent nos activités pédagogiques mais nous cherchons des activités pour les intégrer dans des projets qui obtiennent des financements. Les projets font partie d’un mécanisme de bureaucratisation qui change le sens-même du travail. On est par exemple arrivé à devoir intégrer des apprenants dans des activités qu’ils n’avaient pas demandées tout simplement parce que ça correspondait à la logique des projets subsidiés par les institutions, les bailleurs de fonds.
C’est un message pessimiste pour l’avenir ?
Non, si les associations parviennent à dépasser le malaise qu’elles ressentent pour ensemble réfléchir et proposer aux institutions un dialogue qui respecte ce pour quoi elles se sont créées ainsi que les aspirations des citoyens et citoyennes. Et cela ne concerne pas que l’alpha et le français langue étrangère car ce phénomène de bureaucratisation concerne tout le secteur associatif.