Multiplier les procédures normalisées est une démarche appréciée. Les réseaux sociaux, les sites de rencontres, les « démarches qualité » des ONG en sont de bons exemples, par Guillermo Kozlowski
Bureaucratie, commun et travail social, ces trois termes résonnent de manière étrange. Chacun des termes porte un imaginaire énorme, parfois très lourd. Mais, ce qui au fond est la seule raison valable de s’en occuper : les dispositifs, les modes de penser, les imaginaires, la manière dont ils se télescopent, ont des conséquences dans les pratiques du travail social. Des conséquences qui portent à la fois sur une dévalorisation de certaines expériences et sur l’omniprésence de certaines pratiques.
La bureaucratie est une usine à fabriquer du commun. C’est pour fabriquer du commun que l’Union Soviétique a produit un Etat bureaucratique. De la même manière la France, suite à la révolution de 1789, a accru les procédures bureaucratiques avec l’intention, entre autres, de garantir l’égalité de ses citoyens. Aujourd’hui ces modèles de bureaucratie évoquent, à juste titre, la pesanteur, l’inertie, l’inefficacité. C’est notamment ce que leur reproche la critique libérale. Mais, peut-être, est-ce simplement une question d’image liée à ce type de bureaucratie-là ? Car multiplier les procédures normalisées, traitées avec des niveaux de hiérarchie stricts, évaluées avec des critères de productivité, est une démarche très appréciée. Les réseaux sociaux, les sites de rencontres, les « démarches qualité » des ONG, sont de bons exemples.
Dans ces derniers exemples on ne voit généralement pas de bureaucratie, probablement parce que nous ne comprenons pas toujours très bien les enjeux et le fonctionnement. Le mot est en effet péjoratif, lié à des images désagréables. C’est peut-être pour cela que lorsqu’une démarche bureaucratique nous semble être un facteur d’accélération, qu’elle apparaît sous une interface avenante, voire ludique, qu’elle renvoie à un imaginaire d’efficacité et de réussite, qu’on peut y accéder librement de n’importe où, on n’y voit pas de bureaucratie… Il faut aussi remarquer qu’il n’y a pas de critique libérale de ce types de bureaucratie.
Pour dissiper ce hiatus le meilleur chemin est certainement de lire Kafka. Non pas se rapporter à l’image fossilisée portée par l’adjectif « kafkaien », mais au récit vivant du fonctionnement d’une bureaucratie réalisé par Kafka dans ses romans. En effet, personne n’a aussi bien pensé la bureaucratie que lui, peut-être parce que personne n’a aussi bien compris et raconté à quel point il y est question de désir. Avec la bureaucratie l’ordre existe, le monde est cohérent, il y a une place pour chaque chose, et la sensation puissante de bien-être que procure le fait de mettre les choses à leur place. Dans une société complexe les modèles abstraits permettent un regard d’ensemble, et fabriquent l’illusion d’un ensemble cohérent. Si le problème social est que les choses ne sont pas à leur place, la bureaucratie serait la réponse de la question sociale.
Ce désir traverse la bureaucratie austère, sévère, ultra hiérarchisée du début du XXème siècle. Et aussi celle ludique, réactive, « participative » d’aujourd’hui, qui s’est déployée dans tout ce qui concerne le savoir, la création, la politique. La bureaucratie fabrique du commun, pas nécessairement un commun froid, abstrait, distant, mais aussi un sentiment d’appartenance, un imaginaire partagé.
Le travail social s’est-il bureaucratisé ? Cela dépend de ce qu’on entend par travail social. Si on place le travail social dans la filiation de l’aide sociale aux indigents, telle qu’elle apparaît dans les paroisses de la fin du moyen âge, puis se métamorphose dans les services sociaux des États-nations européens des XIXème et XXème siècles jusqu’à nos jours, ce n’est probablement pas le cas. « A partir des XIIe et XIIIe siècles, le social-assistantiel a pris dans l’Occident chrétien une configuration déjà complexe où l’on peut lire les principaux traits d’une politique d’assistance « moderne » : classification et sélection des bénéficiaires des secours, efforts pour les organiser d’une manière rationnelle sur une base territoriale, pluralisme des instances responsables, ecclésiastiques et laïques, « privées » et « publiques », centrales et locales » [Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995, p 71.]. En ce sens, il y a une continuité de longue durée plutôt qu’une bureaucratisation.
En revanche, si on place le travail social dans la lignée de ce que pouvaient faire certains syndicats au XIXème siècle par exemple, ou de ce que sera la pédagogie des opprimés en Amérique latine à partir des années soixante, dans ce cas la bureaucratisation est flagrante puisqu’elle n’y avait pas de place. En effet, à l’époque l’éducation populaire était fondamentalement opposée à toute bureaucratisation. Paulo Freire affirmait, par exemple, « Que connaître, comment connaître, pourquoi connaître, en faveur de qui et de quoi connaître, contre qui et contre quoi connaître sont des questions théoriques et pratiques – et non des raffinements d’intellectuels – que l’éducation, en tant qu’acte de connaissance, nous pose. Ce sont des questions fondamentales, directement liées à d’autres concernant l’acte même d’éduquer, de sa possibilité, de sa légitimité, des objectifs et des finalités de cet acte, de ses agents, de ses méthodes et de son contenu » [Paulo Freire. Lettre du 5 janvier 1976 aux camarades Monica, Edna, Paulo, Cahiers libres 343, Editions François Maspero, 1978, p 119.].
C’est ainsi qu’il explique son point de vue dans l’une de ses lettres aux camarades guinéens qui organisent la mise en place d’une politique d’alphabétisation en Guinée Bissau dans les années 1975-1976. Ces lettres sont très intéressantes, peut-être plus que l’essai « Pédagogie des opprimés », parce qu’il y a une pensée à l’oeuvre, des questions, des problèmes. On y voit notamment le souci permanent de ne pas dire plus qu’il n’en sait. Freire sait certes beaucoup de choses sur l’alphabétisation, et ne fait pas semblant de les ignorer, mais il ne connaît pas la Guinée-Bissau ; du coup il souligne en permanence les limites de ce qu’il affirme. Ce n’est pas un souci de modestie qui apparaît, mais une véritable position politique de ne jamais endosser la position d’expert. Dans l’extrait ci-dessus il apparaît clairement que les objectifs, les acteurs, les méthodes, les évaluations, les questions, les temps de travail, se décident à partir de l’action, on est très loin d’avoir même les conditions de possibilité minimales pour un fonctionnement bureaucratique. Les rapports entre les intervenants non plus, la lettre s’adresse aux camarades guinéens. Ce ne sont ni des clients, ni des prestataires, ni des partenaires.
Aujourd’hui l’éducation populaire se positionne rarement comme étant radicalement opposée à la bureaucratisation. Démarche qualité, ciblage du public concerné, indicateurs d’évaluation chiffrés, sont largement acceptés. Il semble même pour beaucoup que ce soit un mariage fécond. D’une certaine manière c’est dans cette bureaucratisation, notamment avec sa manière d’isoler des objectifs quantifiables, d’évaluer des méthodes en dehors de tout contexte, et fondamentalement de dépolitiser la question sociale en faveur d’une approche technique, que l’éducation populaire et le social-assistantiel se mélangent.
En général, en Belgique il est de bon ton d’évoquer un mélange, sorte d’équilibre savant, entre ces deux tendances, mais c’est peut-être plus une image idéalisée qu’une analyse pertinente. Quoi qu’il en soit, ce qui est plus important, est que la bureaucratisation actuelle du travail social est dans une très large mesure vécue comme une professionnalisation et une modernisation (dans le sens d’une mise à jour), comme une mise en commun des ressources et des informations. La bureaucratie permettrait le travail transversal, en réseau, la co-construction. La bureaucratie se présente comme une langage commun, à la fois possible et nécessaire, du travail social.
La bureaucratie crée une certaine forme de commun, et c’est le travail social compatible avec une approche bureaucratique qui s’est développée à la faveur de cette conception-là du commun. Toutes sortes d’évaluations pour vérifier l’utilisation de l’argent public (donc commun). Un ciblage du public pour que ces activités s’occupent de l’ensemble de la population ayant un « besoin ». Des objectifs mesurables d’utilité sociale pour qu’elles servent le bien commun, notamment la cohésion sociale par le biais de la mise à l’emploi comme arrière fond commun à l’ensemble du travail social. Homogénéisation des évaluations du public, permettant une mise en commun des informations. Et, surtout, le langage commun qui permet d’intégrer, développer, multiplier toutes ces procédures.
La question qui reste, celle qui se pose peu, est celle du coût de tout ceci. En effet la bureaucratisation pose toujours la question du coût de ce dont elle s’occupe, mais pas le sien propre. La technique est toujours évaluée du point de vue de ce qu’elle apporte, mais rarement de celui de ce qu’elle empêche. Non pas la complainte sur le thème de « l’humain qui disparaît ». Mais un regard sur les pratiques qui sont rendues impossibles.
« Une reconversion des esprits et des mentalités se révèle indispensable pour que se réalise une véritable intégration des intellectuels au mouvement de libération. Une telle reconversion —une ré-africanisation dans notre cas— peut se réaliser avant la lutte, mais elle ne se complétera qu’au cours de celle-ci, dans le contact avec les masses populaires et la participation aux sacrifices qu’elle exige [citation d’Amilcar Cabral]. Sans cette reconversion, il ne sera pas possible, aujourd’hui, à de jeunes citadins petits-bourgeois de prendre part avec des paysans à l’authentique effort culturel dont l’alphabétisation des adultes est un point de départ. Sans cette reconversion, la tendance de l’animateur est d’alphabétiser ceux qui étudient, de leur transmettre ses connaissances, sa vision déformée par la ville. L’alphabétisation cesse alors d’être un acte créateur et se bureaucratise par la répétition mécanique des ba, be, bi, bo, bu, par la mémorisation des mots et des phrases qui n’ont jamais rien à voir avec la vie réelle » [Paulo Freire, op cit, p 94.].
Dans cet extrait d’une autre lettre du même échange entre Paulo Freire et des camarades guinéens, on peut distinguer clairement deux manières de concevoir le commun. D’une part il y a la manière bureaucratique, qui consiste à réduire l’écriture aux phonèmes, ba, be, bi… Mais plus fondamentalement à réduire toute initiative à des objectifs isolables et évaluables. Ces unités de base permettraient de sortir de tout contexte, de toute asymétrie, de toute polarisation, on aurait alors une problématique purement technique. C’est ce que souligne Freire dans les années septante.
Aujourd’hui il faut ajouter que cette manière de faire est fonctionnelle, avec un mode d’évaluation chiffrée des « compétences ». Et ce type d’évaluation, à son tour, très fonctionnelle avec des mises en réseau, ces compétences hors-sol sont valables partout et pour tous. Ces évaluations sont faciles à mettre en commun parce qu’elles ne demandent aucune connaissance de la situation dont elles sont issues. N’importe quel bureaucrate peut comparer des évaluations chiffrées de n’importe où sans y avoir jamais mis les pieds, sans connaître rien à l’alphabétisation. Voire, c’est justement parce qu’il ne connaît rien que le bureaucrate peut évaluer ce genre de programmes et les mettre en place. S’il connaissait quelque chose d’autre que la bureaucratie, il devrait mettre de côté cet autre savoir. Dans ce cas est commun ce qui se prétend n’être propre à personne, valable pour tous et partout, en deçà ou en dehors du sens, des intérêts, de la politique, de la culture. Bref, l’Occident.
A cette conception du commun Freire oppose une autre. Aller au contraire vers ce qui est singulier. Fabriquer le commun à partir de la lutte et non des « valeurs » acceptables par tous.
Ce n’est pas juste une posture, dans sa manière d’alphabétiser il propose d’utiliser non pas des phonèmes dénoués de sens mais des mots chargés politiquement. Il donne comme exemple le mot riz. Ce mot est commun en Guinée, justement parce qu’il ne signifie pas la même chose pour tout le monde. Parler du riz est une manière d’aborder toute une série de conflits. Le conflit entre la ville et la campagne (qui le produit, comment il circule, quel est son prix…), entre différentes régions du pays (quels outils, quel type de terre, quelle variété de riz, quel type de production…), entre l’agriculture et l’industrie… Mais aussi la production du riz au niveau mondial (qui le produit, comment il est commercialisé, la dépendance économique du tiers-monde…).
Tout ceci n’est pas une couche supplémentaire à l’alphabétisation, ce sont des conflits qui sont aussi liées à l’écriture, à un monde de l’écrit.
Le commun, tel que la bureaucratie le conçoit, est en grande partie centré sur la défense de la société. La société en danger doit être protégée, notamment il faudrait éviter que cette société moderne se désagrège. Le commun apparaît alors comme ce qui représente, ou devrait, ou au moins pourrait représenter tout le monde. Comme ce à quoi il faudrait adhérer, s’intégrer.
Le commun tel que l’éducation populaire l’envisageait est en quelque sorte à l’opposé. Non pas la société idéale à laquelle on devrait participer, mais les conflits, les asymétries de la société réelle. Ici on ne doit pas être représentés, mais c’est bien par la manière dont on est présent que l’on pense et agit. Ce ne sont pas deux manières de faire la même chose, les rythmes, les temporalités, les problématiques, les sujets sont différents///.
Guillermo Kozlowski est chargé de mission au Collectif formation-société à Bruxelles.