Quelques réflexions à partir de « Tamazigh transition » un film-évaluation de projets de co-développement produit par ITECO, par Guillermo Kozlowski
Une question sans noblesse
Quand on imagine des projets de développement qui ne s’inspirent pas d’un rapport colonial, la question de l’évaluation est un problème. Justement parce que c’est dans l’évaluation que le néocolonialisme s’est fait une place forte bien douillette, très éloignée des routes principales de la critique. C’est au nom d’évaluations objectives que de généreux organismes, institutions ou ONG proposent, en toute innocence, des modèles éducatifs, politiques et économiques de facture néolibérale.
Le film « Tamazigh transition », produit par ITECO et réalisé par Chafik Allal, s’est aventuré dans les routes, réputées peu cinématographiques, de l’évaluation. Dans un certain sens le résultat est un film-évaluation, il supporte bien entendu d’autres types de regards, mais on peut le voir comme un film d’évaluation non-coloniale de projets de développement. Ma proposition n’est pas de faire une critique cinématographique, mais de problématiser la question de l’évaluation à partir du film.
Signes et images
L’histoire commence avec un type qui parle seul dans une route au milieu du désert… Peut-être que son téléphone fonctionne et qu’il a un interlocuteur quelque part, peut-être qu’il entend des voix… en attendant, il est physiquement au milieu du désert. Par ailleurs il paraît qu’il est en retard. Le personnage finit par raccrocher son téléphone et s’éloigne de nous en marchant, à vue d’œil il se passera un certain temps avant qu’il arrive quelque part.
On retrouve le réalisateur un peu plus tard dans un village, il attend au bord d’une route. Il patiente, tente d’appeler, son interlocuteur sera apparemment en retard, il attend à nouveau, et passe quelque temps à embobiner quelqu’un qui se présente comme une « autorité » et veut le contrôler. Pendant ce temps on s’intéresse à un troupeau de moutons, des serres et des vieux camions remplis de gens qui passent. La scène prend un certain temps. On le sent, il va attendre, et on devrait commencer à s’y faire, nous aussi, spectateurs, on va attendre un moment.
Désormais il y a un choix à faire… on peut s’exaspérer, envisager ce qu’on va manger le soir, sortir discrètement son téléphone portable, se dire que : « merde, ces gens-là pourraient être à l’heure ! ». Dans le même ordre de choses on peut penser que Allal nous prend la tête à laisser ces longueurs au montage : « n’y aurait-il pas des choses importantes à montrer ? ». En plus : « qu’est-ce que c’est cet endroit ? Ça ne ressemble à rien cette route poussiéreuse ». Et surtout : « il ne se passe rien ici ! ».
Nous pouvons aussi faire ce que fait le héros en attendant ses hôtes : regarder un peu, commencer à s’intéresser à ce lieu. On est comme lui après tout, coincés là pour un moment… Dans ce dernier cas il est conseillé de se détendre un peu physiquement et mettre un peu plus aux aguets notre perception. Ce n’est pas une métaphore, les films à grand spectacle jouent sur nos réflexes, des signes nous sont envoyés en permanence, c’est pour cela qu’on a l’impression qu’il y a beaucoup d’action. On est tendus parce qu’à chaque instant il y a un élément signifiant le danger ou le gain possible qui nous est adressé. Dans cet endroit il n’y a aucun signe auquel se vouer. Rien qui nous parle pour nous faciliter la compréhension, qui nous résume ce qu’est cet endroit ou ce que sont les gens qui y vivent. Il n’y a pas de drapeaux, pas de slogans, pas de symboles en vue, pas de spécialistes de la question ni de notices explicatives. Il faudra regarder, écouter, pour trouver un sens aux images et aux sons. Bref, le pari du film est de faire de l’évaluation avec du cinéma documentaire.
Instant et durée
Pas d’erreur possible, on est déjà en plein travail sur l’évaluation. Par exemple : « l’autorité » qui vient contrôler l’équipe de tournage est concrètement un monsieur un peu autoritaire, un peu collant, dont on devine qu’il s’ennuie. Mais on perçoit aussi que la rencontre avec une équipe de tournage est inhabituelle pour lui, qu’il ne sait pas si c’est important dans le cadre de sa fonction, si ça pourrait lui attirer des ennuis ou pas… Tout ceci est un savoir sur cette situation singulière. Dans le film on apprend aussi que l’expérience que nous voulons rencontrer n’est pas connue de l’autorité, que « pas connu » implique potentiellement un rapport avec des autorités dont on voit maintenant un visage.
Avec les mêmes images, au moment du montage, il était possible de transformer cette « autorité » en signe. Une image choisie et montée pouvait en quelques secondes transformer ce policier en signe d’État autoritaire ou en signe d’État corrompu ou archaïque ; ou même en signe que dans le sud tout est plus humain, que tout est une affaire de relations interpersonnelles… C’est une question d’économie de temps et d’effort, pour présenter un signe cinq secondes suffisent, parce qu’il s’agit simplement de relier quelque chose à un imaginaire que l’on possède déjà, avec des signes un endroit ressemble toujours à quelque chose. C’est d’autant plus rentable qu’une fois que les choses sont transformées en signes, n’importe qui, même une machine, peut faire les calculs, établir un classement, et du coup l’évaluation apparaîtra comme objective. On est tellement habitués à ce mode de rapport au monde que lorsqu’on ne réduit pas les images à des signes ça nous exaspère, on ressent physiquement un malaise.
Ce choix que nous avons dû faire en tant que spectateur existe par rapport à l’évaluation. Il n’y a pas une manière efficace et une autre inefficace de regarder, mais deux modalités différentes de rapport au temps. Si l’évaluation normative peut objectiver les choses ce n’est pas par une éventuelle précision supérieure des données qu’elle produit. Lorsque on abstrait une série de signes ça va plus vite parce qu’on évalue d’après le passé, on regarde les choses avec les yeux de ce qui nous est déjà arrivé, à nous. Ces signes nous parlent parce qu’ils correspondent au sens que nous donnons déjà au monde, et qu’ils sont coupés des devenirs dont ils proviennent.
C’est le souci de toutes les modélisations, on peut modéliser dans la mesure où nous estimons « toutes choses étant égales par ailleurs… ». C’est-à-dire que ce qui nous semblait déjà être le sens des choses n’est pas altéré. Si on évalue à partir du présent, l’actuel, alors il faut laisser le temps à ce présent d’exister, d’être autre chose qu’un instant. L’évaluation normative, celle qui revient à cocher des cases relatives à un modèle a une certaine temporalité, celle des instants qui se succèdent. Dans « Tamazigh transition » il est question non pas d’instants mais d’une durée, parce qu’on nous propose des images, des mouvements complexes. Les signes sont transparents et immédiats, on peut les intégrer, on sait ce qu’ils nous disent, parce qu’ils sont bâtis en fonction de ce que nous savons. Avec les images, on peut avoir un rapport, mais on ne peut pas les assimiler, par définition une image n’est pas transparente.
Ceci dit : signes, images, instants, durée… reste la question principale, qu’est-ce qu’on peut faire avec ça ?
Action et agitation
On retrouve au bout de quelques péripéties un des projets de développement : une pompe à eau. Mais, là aussi, il va falloir prendre le temps, le choix va se maintenir tout au long du film : pas de signes, mais une durée. Le gens ne nous adressent pas la parole à nous spectateurs, il n’y a pas d’entretiens, ils se parlent. Par moments ces discussions sont directement liées aux projets, à d’autres moments non. Le réalisateur et la cadreuse interviennent dans les discussions, mais ce sont juste deux personnages de plus, les questions posées par le réalisateur ne structurent pas les échanges. Personne ne va nous exposer un projet, ni s’expliquer sur ce qui est fait. Ils ne sont pas mis en position de nous rendre des comptes. Le film lui-même ne nous est pas adressé, comme les gens ne s’adressent pas au réalisateur. Qui, à son tour, ne sera pas notre guide, mais on peut l’accompagner si on veut, avoir une place dans cette histoire. La place un peu particulière de l’étranger qui vient voir.
Pourtant, si Chafik Allal est un peu en retrait et nous avec lui, ce n’est pas par incapacité d’action, il ne s’agit pas de nous rendre passifs, c’est au contraire parce qu’il se passe beaucoup de choses qu’il nous faut du temps. Nous avons besoin de temps pour commencer à nous habituer au fonctionnement singulier de cette situation [1]. C’est lorsqu’on s’agite, lorsqu’on pose des questions sans cesse, lorsqu’on n’arrête pas de comparer, qu’on ne fait rien. La passivité c’est réciter mécaniquement cette intarissable rengaine « Chez nous on fait comme ça et ici c’est autrement… Chez nous ça se passe comme-ci et ici c’est autrement, chez nous on mange ça et ici on mange autre chose… ». Il n’est alors question que d’un passé imaginaire, on ne regarde rien, si ce n’est l’évocation du phantasme que l’on a de « chez soi ». Cette logorrhée propre aux voyageurs occidentaux est un réflexe bâti par des siècles d’orientalisme, un enchaînement automatique d’associations.
Par exemple : la pompe est en panne, il faudra bricoler pour arranger les longs tuyaux, mais ils sont trop rouillés, alors il faudra aller en ville faire fabriquer d’autres tuyaux. Du coup il faudra attendre encore. On pourra en tant que spectateurs se demander pourquoi tant de « il faut » exaspérants qui font perdre du temps à tout le monde, on peut faire autrement, rien ne paraît efficace tout est trop lent. L’évaluateur viendrait alors avec tous ses conseils bienveillants : « Chez nous on commanderait ça par internet, chez nous c’est standard, chez nous… ». C’est ça le mot de la fin, il y a une évaluation qui veut que le monde soit « comme chez nous ». C’est de cette passivité brutale que le film nous propose de sortir.
En conclusion
A la fin du film on ne nous donnera pas non plus une évaluation. L’évaluation proposée ici c’était ça. Dans nos contrées l’évaluation est devenue un étrange rituel, dans lequel on transforme les images en signes abstraits, on découpe les choses de leur durée, sous prétexte de comprendre la vérité. Dans ce film, il ne s’agit ni d’évaluer des objets ni d’objectiver des sujets. Mais là où ça devient intéressant c’est qu’en même temps le film n’affirme pas que tout se vaut. Par exemple, entre le projet de pompe à eau présenté au début du film et le projet de coopérative de semences présenté à la fin, il y a de grandes différences d’approches et de perspectives. Mais ces différences on ne peut les comprendre que dans la durée du film.
Il est nécessaire de tenter de comprendre ce qu’on fait, le problème avec l’évaluation normative est qu’elle oblige à agir en fonction de ce qui est compréhensible par ceux qui évaluent. Peut-être que ce que ce film avance est l’impossibilité de toute évaluation, l’impossibilité de dire la vérité d’un projet, mais il ouvre autre chose, la possibilité de parler de ce projet avec quelque pertinence.
[1] Ceci est valable pour n’importe quelle situation : il faut une durée pour qu’il y ait une relation réelle. C’est vrai dans cette histoire au Maroc, mais c’est aussi vrai en Belgique, en Suède ou en Allemagne. Il ne faut pas créer un malentendu : prendre le temps n’est pas s’adapter à la « temporalité du Sud », ou quelque chose de cet ordre, mais habiter la complexité d’une situation.