Les responsables de la ruine de la Terre peuvent-ils en organiser le sauvetage ?, par Chafik Allal
Il s’agit de faire une transition, nous en sommes à peu près toutes certaines aujourd’hui. Nous en sommes au moins aussi certaines que, hier, on était certaines qu’il fallait moderniser, et avant-hier qu’il fallait soutenir le capitalisme. Mais qui doit la faire cette transition ? Avec qui ? Pour qui et pour quoi ? Avec quels modes d’organisation ? Quels préalables ? Dès que la question est abordée sérieusement, on se rend bien compte que c’est compliqué. Parce qu’aujourd’hui, personnellement, j’ai compris qu’il faut changer de paradigme pour faire une transition. Beaucoup d’auteurs en parlent, et je n’ai pas envie de détailler ça, mais en gros, le libéralisme économique est responsable des dégâts sur la société, sur l’environnement, y compris sur l’économie et la finance, sur les modes de gouvernance. Et donc il nous faut changer la manière de voir les choses, nous débarrasser de tout ce qui nous a faits (ou presque) pour construire d’autres « matrices », modèles théoriques, visions conceptuelles et pensées pour faire autre chose où, essentiellement, l’économique serait au service d’une vision plus axée sur le sociétal, le social, l’humain, l’environnemental, que sais-je ?
De là à être poussé vers un paradigme forcément écologique, il n’y a qu’un pas, que je ne franchirai pas ici. Car, et c’est de là que vient mon problème, parfois on a l’impression que l’écologique peut se dissoudre ou être dissous dans le capitalisme mondialisé justement (et nous toutes connaissons les forces et les capacités de récupération, d’intégration ou d’absorption du capitalisme). Et de plusieurs façons. Et donc, avant que ça ne soit trop tard, nous voudrions essayer de repolitiser ce champ de la transition en essayant de l’aborder sous l’angle d’éléments de réponses aux questions posées au début. Et malgré (ou à cause du fait) que la transition se présente de façon très douce et positiviste, nous voulons l’aborder à partir de certains mécanismes qu’on feint de croire implicites ou hérités. Nous refusons le pouvoir des mêmes dominants, refusons la définition des concepts (et donc celui de transition aussi) faite en Occident par les dominants et rêvons de faire tout ensemble, femmes et hommes, enrichis et appauvris, du Nord et du Sud...
J’ai été sensibilisé à ces questions de transition de façon lente et je reconnais que j’ai moi-même traîné le pied parce que j’avais eu la malchance de voir le film « Demain » dont beaucoup de mes amis « transitionneux » m’ont vanté les mérites : et quelle claque ! Une vraie claque qui m’a éloigné longtemps de ce milieu parce que, regardant ce film, je me suis senti en plein écofascisme : j’avais l’impression que le principal personnage féminin du film était présenté comme une niaise qui – heureusement pour elle dans le film – avait la chance d’avoir à ses côtés un homme qui pouvait la guider. En plus de ça, ce film qui parle pas mal d’agriculture, arrive à le faire sans donner du tout (ou peu ?) la parole à des paysans ou à des agriculteurs. Belle prouesse qui a été analysée en long et en large dans divers blogs et journaux. Les questions importantes que j’ai gardées de ce film sont : est-ce que ça va être le même groupe social ou humain – on peut le nommer mais laissons de côté pour le moment – qui est responsable principal des problèmes et des crises actuels dans le monde qui va prendre le pouvoir pour nous infliger ses solutions ? Et alors là, je me souviens de l’écofascisme et des paroles de Bernard Charbonneau : « Un beau jour, le pouvoir sera bien contraint de pratiquer l’écologie. Une prospective sans illusion peut mener à penser que le virage écologique ne sera pas le fait d’une opposition dépourvue de moyens, mais de la bourgeoisie dirigeante, le jour où elle ne pourra plus faire autrement. Ce seront les divers responsables de la ruine de la terre qui organiseront le sauvetage du peu qui en restera, et qui après l’abondance géreront la pénurie et la survie. Car ceux-là n’ont aucun préjugé, ils ne croient pas plus au développement qu’à l’écologie : ils ne croient qu’au pouvoir ».
Bien que ce film reconnaisse les ravages écologiques engendrés par le capitalisme et les interactions de mauvaise nature avec l’environnement, son examen du désastre social est presque inexistant. « Demain » ne propose aucune analyse des nombreuses oppressions systémiques et des mécanismes de domination consubstantiels aux capitalisme et libéralisme (racisme, sexisme, domination Nord-Sud, enrichis et. appauvris), des problèmes indissociables de l’existence du pouvoir — autrement dit de l’accumulation de puissance par un nombre restreint d’individus dans une société.
Cela explique sûrement pourquoi le film a tellement plu aux dominants : il n’évoque pas la responsabilité de ceux qui sont responsables des désastres systémiques et qui ne sont pas près à laisser ou à partager les pouvoirs. Plusieurs siècles de domination résultant dans des crises multidimensionnelles non abordées dans le film « Demain » mais donnant tellement l’impression que des gens s’affairent à construire des solutions (souvent marginales, mais c’est une autre question).
Compter sur ceux qui ont créé les problèmes pour changer de paradigme c’est nier d’un coup de main toute l’analyse marxiste et post-marxiste et l’essentiel des travaux des sociologues sur les intérêts divergents des différentes classes sociales. D’abord, ils en sont essentiellement pas ou peu capables (vas essayer de faire changer de paradigme à quelqu’un qui a tout obtenu grâce à l’ancien paradigme : au mieux, et de bonne foi, il va saupoudrer l’ancien avec des pratiques nouvelles ; au pire, il va instrumentaliser les solutions à son profit). Pour l’anecdote, la première fois que j’ai vu projeter le film « Demain » à un groupe d’étudiants d’une université algérienne, la réaction majoritaire était : « en quoi ce film nous concerne ? En rien ». Non pas qu’ils soient moins formés sur ces questions, mais ils avaient peut-être soupçonné le film d’être écofasciste et se sont dit que ça ne les concerne pas comme jeunes étudiants non forcément bourgeois d’un pays du Sud (et encore, ça doit être un peu relativisé).
Tout ça pour en arriver à parler de choses sérieuses : ces tentatives que j’appellerai « Demain-like » de parler de transition sont tout à fait compatibles avec les systèmes de dominations actuelles ; l’homme « expliquant » à la femme, l’urbain ayant les solutions pour le rural, les gens du Nord donnant la main aux gens du Sud ; mais ne vont pas se risquer à toucher au pouvoir des multinationales, au pouvoir des hommes sur les femmes ou bien aux mécanismes de domination de l’Occident . Pendant que le « grand débat mondial » de la bien nommée « éducation à la citoyenneté mondiale » met l’accent sur le rôle des individus dans la transition écologique, celui des multinationales est largement laissé de côté. Et en même temps, on expurge les relations entre peuples et groupes sociaux des histoires de dominations, comme préalable à toutes discussions sur l’avenir de l’humanité, ainsi les puissants s’exonèrent de leurs dettes financières, écologiques vis à vis des autres (mais exigent parfois ou souvent des autres d’honorer les leurs). Par ailleurs, le changement de paradigme commence à avoir lieu, plus pour analyser les problèmes que pour amener des solutions (parfois c’est difficile). On utilise la complexité et se donne du mal pour expliquer le parcours d’une fraise ou d’une pizza pour dire à quel point ça fait du mal (à la planète, aux sociétés, aux migrations) de consommer des fraises venant d’Espagne ou du Maroc. Et pour donner des solutions, on efface toute la complexité et on propose presque de cultiver soi-même ses fraises ou ses tomates. Bien sûr, en posant ces choix de façon tellement abrupte, on évacue les questions de transition chez l’autre, celui chez qui mon alimentation était fabriquée pendant des décennies, celle qu’on a poussée à me faire des tomates ou des fraises et qui a construit une vie, une famille, basée sur ça. On compte sur ses capacités d’adaptation. Sans vraiment s’en préoccuper ou bien de plus en plus rarement.
Alors et la co-transition dans tout ça ? C’est de réintroduire du politique dans la transition : du Nord-Sud, du « ici et ailleurs », du décolonial, du féminin et du féminisme, de la lutte contre la domination. Parler de la transition sans parler de tout ça c’est risquer de retomber dans l’écofascisme que nous essayons de prévenir. Ne pas permettre que seuls les affairistes du Nord puissent faire leurs affaires dans le Sud ou vice versa, mais dire et clamer fort et défendre l’idée que oui nous avons beaucoup à gagner à travailler ensemble ici et ailleurs : hommes et femmes, du Nord et du Sud, des descendants de colonisés et des descendants de colonisateurs, devons construire un devenir pour ouvrir des possibles qui puissent nous concerner toutes et nous intéresser, de là où nous sommes, en travaillant avec d’autres de là où elles sont. Penser co-transition c’est développer notre côté « sans gêne » pour nous préoccuper du devenir d’autres et les inviter à faire de même avec nous, si elles ne le font pas directement par elles-mêmes. Nous mêler des affaires des autres n’est pas une si mauvaise chose finalement, si elles aussi peuvent se mêler de nos affaires, pour un monde plus égalitaire en termes de richesse et de pouvoir et respectant l’environnement.
Il s’agit de repenser nos luttes en général c’est-à-dire non pas juste traduire et comprendre des pensées venues d’ailleurs, comme le voudrait une approche anthropologique classique, mais aussi lutter contre la séparation entre un ici et un ailleurs, construction de la modernité coloniale prise dans des logiques extractivistes et de domination. Par exemple, aussi, écrire plus de textes, faire plus de films avec pour objectifs de créer du lien, de l’interrelation, entre des luttes du Sud et des luttes situées au Nord. Il y en a qui s’y essaient, il y en a même qui y arrivent . Sans concessions, et sans passions tristes ; il s’agit d’un devenir lié mais qui reste à construire. Cette fois-ci, nous pouvons faire le bon choix, nous devons faire le bon choix.
J’ai essayé d’écrire à partir d’une plume féminine, par envie de tester l’expérience qui vivent des femmes de masculiniser dès qu’il y a un homme dans un groupe même largement féminin. C’est assez dur comme gymnastique mentale même si dans ce texte j’y étais peu exposé. La co-transition c’est aussi, comprendre à partir de l’expérience.