Il n’y aura pas de transition si l’on s’en tient exclusivement à la dimension individuelle du changement ni sans questionnement des positions de domination et de pouvoir, par Christine Frison
En décembre 2018, je suis allée écouter Pierre Rabhi parler de « sobriété heureuse ». Par curiosité scientifique autant que par intérêt pour certaines thématiques abordées (les semences et la biodiversité agricole en premier lieu) j’ai voulu me faire mon propre avis sur l’homme qui suscite autant d’admiration (il a été comparé à un saint auréolé ce soir-là) que de critiques (le collectif Des Pierres sur Rabhi distribuait des tracts à l’entrée de la conférence pour contester la venue de « cet auteur conservateur, sexiste et homophobe » ; je cite).
Pierre Rabhi était invité à l’ULB par l’association Emergences et Ilios Kotsou. La soirée commence plutôt bien. L’amphithéâtre Janson au campus du Solbosch est plein à craquer (1500 places). Cinq initiatives sur la transition sont d’abord présentées en « teaser » par quatre hommes et une femme (qui prend la parole cinq minutes). Vient ensuite le récit de Pierre Rabhi sur son expérience personnelle d’arrivée en France puis de « retour à la terre ». J’abonde dans son sens quand il parle de l’érosion de la biodiversité agricole, des ravages causés par l’agriculture chimique intensive, et de l’importance de la diversité. Je suis particulièrement attentive quand il mentionne, à deux reprises, l’injustice de la domination masculine, ou plutôt, pour reprendre ses termes, de la « subordination des femmes aux hommes ». Le choix de présenter la situation comme la subordination de femmes aux hommes, plutôt que la domination masculine sur les femmes m’interpelle… (cela suscite mon intérêt vu les critiques sexistes dont il est l’objet). Pour le reste, le son n’était pas optimal, mais il n’y avait dans l’ensemble pas de propos ouvertement choquants ce soir-là. Seulement une approche relativement individualiste et « micro » du « changement », qui selon moi devrait être largement complétée par une vision macro et collective de la transition par les mouvements sociaux.
Vient ensuite un dialogue avec un autre invité de marque : Patrick Dupriez, ancien co-président d’Ecolo. Après 15 à 20 minutes de discussion entre Kotsou, Rabhi et Dupriez, s’en suit un court concert par des solistes du Brussels Chamber Orchestra, quatuor à cordes présenté tant bien que mal par une dame (dont je n’ai pu entendre le nom) qui a courageusement persévéré à les présenter malgré le brouhaha des personnes ayant choisi de quitter la conférence à ce moment-là.
Après cet interlude musical, la parole est donnée au public et je m’empresse de me lever pour poser une question d’une part et partager mon impression quant au caractère exclusivement masculin de la conférence. Je commence par me présenter et par parler de mon travail sur le droit international de l’environnement et la gestion collective des semences, en confirmant certains propos émis par Pierre Rabhi sur l’érosion de la biodiversité agricole notamment. La salle, ainsi que Pierre Rabhi et Ilios Kotsou m’écoutent attentivement. Je vois Pierre Rabhi hocher de la tête. Je souhaite faire un commentaire et poser une question, qui raisonnent avec mes résultats de recherche. Mon premier commentaire démontre l’importance de la diversité (diversité des semences certes, mais aussi des écosystèmes, des pratiques agricoles et culturelles et des communautés) comme élément central pour une gestion collective durable des semences. Diversité qui, selon moi, n’est pas représentée ce soir-là sur l’estrade.
Je demande aux femmes de l’assemblée de lever la main. Malgré le départ de près de la moitié de la salle, elles sont encore nombreuses, voire légèrement majoritaires. J’explique qu’il n’y aura pas de transition agro-écologique sans les femmes et que leurs voix doivent être prises en compte. Une bonne partie de la salle m’applaudit (Pierre Rabhi et Ilios Kotsou ne m’écoutent plus et parlent entre eux). Je m’adresse donc directement aux organisateurs pour leur demander de prendre cet élément en compte lors des prochaines conférences Emergences qui sont organisées presque tous les mois. J’invite les personnalités présentes à suivre l’exemple de personnalités masculines de plus en plus nombreuses, tel Olivier De Schutter, à refuser de participer à des conférences où les femmes ne sont pas représentées.
Je voulais ensuite poser ma question sur l’absence, fondamentale selon moi, de la dimension collective du changement et de la transition mais Ilios Kotsou m’interrompt (cela fait trois minutes que je parle) pour m’enjoindre de laisser la parole à d’autres personnes qui ont des remarques en lien avec le sujet du jour (je n’avais pourtant pas l’impression d’être hors sujet : Pierre Rabhi a longuement parlé de diversité et a mentionné la « subordination problématique de femmes aux hommes ». De plus, la sobriété heureuse s’applique également, me semble-t-il, aux femmes…).
Tant bien que mal, je garde le micro, j’attends qu’il termine et je reprends la parole pour lui demander de me laisser terminer. Je suis un peu déstabilisée et j’en oublie de poser ma question. Je poursuis en invitant les « transitionneurs » présents ce soir-là à laisser de la place aux femmes, voire à leur céder leur place lorsqu’il s’agit de prendre la parole ou des responsabilités dans les initiatives de transition, car il n’y aura pas de transition sans diversité (des genres, des cultures, des religions, des origines…) des personnes participant activement aux initiatives de transition. En effet, je suis convaincue qu’il est important que toute personne « transitionne intérieurement vers une sobriété heureuse » comme le prône Pierre Rabhi ce soir-là. Mais c’est loin d’être suffisant. Il n’y aura pas de transition si l’on s’en tient exclusivement à la dimension individuelle du changement. Il n’y aura pas de transition sans questionnement des positions de domination et de pouvoir. Comment engager une transition sans voix dissonantes, qui remettent en cause les jeux de pouvoir ? Il est pour moi inconcevable de changer nos modes de vie vers plus de sobriété sans questionner les freins à l’égalité, au partage, à la diversité.
Illias Kotsou m’interrompt à nouveau. Je rends donc le micro et faisant tout de même remarquer qu’étant la première femme à avoir pris la parole pour exprimer son avis ce soir-là durant 3:30 minutes (sur les 2h30 d’évènement), j’ai été coupée deux fois, démontrant par là-même toute la pertinence de ma remarque. C’est alors qu’une partie de la salle me hue (tandis que quelques courageuses m’applaudissent).
Je n’ai évidemment reçu aucune réponse à mon commentaire de la part de Pierre Rabhi et Illias Kotsou, ni de Pierre Dupriez, que je croyais sensible à la question et dont j’espérais un soutien face à ce « manterrupting » patent. J’ai par contre reçu un commentaire désagréable d’une femme qui a commenté mon propos en expliquant que c’était « bien parti » sur la thématique des semences, mais que cela avait fort malheureusement « dérapé ». Elle a par la suite posé une question tout à fait pertinente sur la banque de gènes de Svalbard en Norvège, où des semences de chaque pays sont conservées comme dans un coffre-fort « au bénéfice de l’Humanité », et n’a reçu aucune réponse précise non plus. L’on peut trouver des réponses dans mon travail si cela intéresse… J’ai publié deux livres en lien avec le sujet cette année : « The Commons, Plant Breeding and Agricultural Research. Challenges for Food Security and Agrobiodiversity » avec mon ami Fabien Girard, et ma thèse de doctorat « Redesigning the Global Seed Commons. Law and Policy for Agrobiodiversity and Food Security ».
Si j’écris ceci, c’est parce que je suis fatiguée de voir que non seulement les choses ne changent pas concernant beaucoup d’hommes (aucun homme présent n’a ouvertement soutenu mon propos ce soir-là), mais qu’en plus les femmes qui bénéficient aujourd’hui largement des droits acquis grâce aux luttes de leurs mères, grand-mères et arrière-grand-mères (droit de vote, ouverture d’un compte bancaire sans l’autorisation du mari, permis de conduire, droit de travailler sans autorisation masculine, contraception), ces femmes qui ont oublié les souffrances de celles ayant lutté pour qu’elles puissent avoir la vie qu’elles mènent aujourd’hui, ces mêmes femmes sont les premières alliées à défendre le patriarcat…. Pourtant, chaque jour des études scientifiques attestent de l’inégalité patente entre les femmes et les hommes (inégalité de salaire « au mieux » ; une femme mourant tous les trois jours sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint « au pire » ; et entre les deux, une multitude d’incivilités, d’injonctions sexistes explicites ou implicites quotidiennes — tant dans la sphère privée que publique — qui usent). Et encore, je parle de mon point de vue de privilégiée : femme blanche, éduquée, provenant d’un pays riche… Je n’ose même pas évoquer les combats encore plus ardus menés par mes compagnes socialement défavorisées, stigmatisées du fait de leur religion ou couleur de peau…
Alors, comment prétendre soutenir et agir pour une transition agro-écologique, vers « une sobriété heureuse », quand la voix des femmes est étouffée ? Croient-ils vraiment à une possible transition sans remise en question du système de domination patriarcale ? Manger bio et végétarien, trier ses déchets et prendre un peu moins l’avion pour ses vacances, ne permettra pas de transitionner ! La transition, c’est la réécriture d’un système économique et social où la démocratie directe, participative et inclusive empêcherait à un pouvoir, une élite, de dominer les autres. C’est inventer de nouvelles formes de gouvernance participative, adaptative et flexible, inclusive de la diversité, respectueuse des humains et de la nature ! Comment prétendre transitionner sans remettre en cause le fondement organisationnel même de notre société patriarcale ?
J’invite mes amis soutenant l’égalité entre les femmes et les hommes à partager ce poste largement (les « likes » égotiques m’importent peu, c’est le partage des savoirs qui compte !), car sans les hommes, l’égalité femmes-hommes ne restera qu’une utopie.
J’invite les personnes convaincues par la nécessité de la transition agro-écologique à intégrer directement et à tous les niveaux la dimension du genre dans leurs programmes en vues des élections prochaines. J’invite les recteur·rice·s des universités belges à ne plus autoriser la tenue de conférences et évènements où les femmes (entre autres) ne sont pas représentées. Cela m’a particulièrement surprise hier, puisque l’ULB a mené l’année passée une très belle campagne d’information contre les violences sexistes et prônant la « tolérance zéro ». Cette « tolérance zéro » passe aussi par un message clair et ferme des plus hautes autorités académiques pour un partage juste et équitable des temps de paroles lors des évènements publics, tel que celui du 10 novembre 2018.
Je présente par ailleurs mes excuses à mes amies et amis LGBT. Dans mon argumentaire sur la diversité, j’avais prévu de parler des « tous les genres et de la diversité des identités » mais vu la tournure des évènements, je n’ai pas pu le faire et je le regrette… Certes, c’est la lutte féministe qui me tient à cœur avant toute chose, car en tant que femme je ne me sens légitime que pour parler de celle-là, mais l’inclusivité est l’autre grand corolaire de la diversité et il est important de le marteler. Chaque personne à sa place dans la société.
Je remercie mes amis militant pour les droits des femmes pour le courage qu’elles et ils me donnent dans cette lutte quotidienne épuisante…
En conclusion, il n’y aura pas de transition sans partage et refondation du pouvoir et sans remise en question des dominations (patriarcales, coloniales) existantes. Il n’y aura pas de transition sans diversité ni inclusivité de chaque membre faisant partie de nos sociétés.
PS / Suite à un première publication de ce texte, j’ai été contactée par Monsieur Ilios Kotsou qui s’est platement excusé pour l’incident et qui a reconnu l’importance de la diversité dans les temps de parole. Il m’a invitée à le rencontrer pour discuter de stratégies à mettre en place au sein de l’association Emergences afin de contribuer à une meilleure représentativité des personnes intervenantes. Par ailleurs, depuis cet incident, les conférences Emergences ultérieures ont particulièrement pris soin de permettre une représentativité équitable dans les temps de parole et dans le choix des personnes invitées comme conférencières. Je remercie Monsieur Kotsou pour sa démarche.