Le Congo est un pays moribond, incapable de s’en sortir sans l’aide de la Belgique ?, propos d’Emmanuel Nashi recueillis par Antonio de la Fuente
Emmanuel Nashi, vous êtes professeur de communication aux Facultés de Namur et de Mons. Au Congo, un Etat affaibli doit gérer un énorme territoire. Cinquante après son indépendance, ne faut-il pas repenser la nature même de l’Etat congolais ?
Selon moi, la faiblesse de l’Etat congolais n’est pas liée à une question de territoire. Ce qui pose problème, ce n’est pas sa dimension géographique, mais sa gestion. Il convient donc de repenser les fondements même de cet Etat. C’est un Etat enfanté dans l’hypocrisie : le Congo est toujours considéré, par les puissances qui l’ont constitué en 1885 à Berlin, comme leur bien, c’est-à-dire un grand marché à se partager. La gestion en a été confiée à Léopold II, puis à la Belgique.
Ensuite, la poussée des mouvements indépendantistes obligeant ces puissances à lâcher du lest, elles ont, stratégiquement, octroyé une indépendance de façade, mais depuis lors ce sont elles qui décident pour le Congo. Dans les faits, le pouvoir politique a été octroyé à des régimes « concessionnaires » locaux, Mobutu pendant 35 ans, et Joseph Kabila aujourd’hui. Lumumba et Laurent Désiré Kabila, ayant voulu gérer le Congo comme une propriété du Congo, ont été liquidés. Voilà pourquoi les problèmes du Congo ont toujours été internationalisés par la Belgique et les autres puissances, et pour cause.
Nous avons un grand pays, deuxième en superficie en Afrique, quatrième en population, riche des potentialités humaines, et probablement l’un des trois premiers en terme de dotation en ressources naturelles du sol et du sous-sol. Ceci explique que le capitalisme mondialisé n’ait jamais voulu qu’un Etat se constitue au Congo, car il préfère piller ce pays en corrompant les dirigeants, plutôt que de devoir payer des taxes et d’investir massivement ! On travaille même pour sa balkanisation, afin de mieux faciliter et légitimer le pillage de ses ressources. C’est ce qu’on peut appeler le complot international contre le Congo.
En attendant et après une des guerres les plus meurtrières des dernières décennies, que faudrait-il faire pour améliorer les conditions de vie du peuple congolais ?
Les conditions de vie des Congolais ne seront pas bonnes dans un tel contexte. Le problème fondamental, vous l’avez compris, c’est l’accession du Congo à la véritable souveraineté politique, culturelle, et économique. Il faut une mobilisation nationale et internationale. Il y a nécessité de constituer un « leadership collectif » crédible capable, d’une part, de ficeler un projet politique ambitieux privilégiant les intérêts de la population congolaise, tout en ménageant les intérêts vitaux des grandes puissances, et d’autre part, de fédérer toutes les intelligences congolaises au-delà des clivages idéologiques à l’occidentale (gauche-droite), ou imposées par l’Occident (est-ouest ; mobutistes-tshisekedistes-kabilistes-bembistes).
Il y a un besoin de créer des synergies entre partis politiques et société civile. C’est un travail de longue haleine à inscrire dans la durée, dans la longue durée, mais c’est maintenant qu’il doit être entamé. Cela exigera des sacrifices à titre personnel et collectif. Le défi pour la génération congolaise à laquelle j’appartiens, c’est d’accepter de mener aujourd’hui un combat dont nous ne verrons sans doute pas les résultats.
Le Congo d’aujourd’hui est connu en Belgique, outre que par le travail de la presse, à travers les films de Thierry Michel (Katanga Business, Congo River). Est-ce que ces images sont un bon reflet de la réalité du Congo ?
Le travail de Thierry Michel est important, dans la mesure où il fait connaître des facettes du Congo que les grands médias négligent souvent ou n’ont pas les moyens (d’investigation et de temps) d’aborder. Cependant, il faut savoir que les films de Thierry Michel proposent forcément une image tronquée de la réalité du Congo (il ne s’agit pas porter un jugement moral : bon ou mauvais), et ce pour deux raisons :
Ses films ne sont pas faits d’abord dans un dessein pédagogique, mais davantage mercantile, et ceci n’est pas un reproche. Donc, il fait des films qui vont rapporter financièrement. Or, quels sont les films qui marchent en Occident sur le Congo en particulier et l’Afrique en général ? Sont-ce des films complexes qui montrent aussi des aspects positifs : les efforts faits par la population pour résister aux guerres successives leur imposées, pour se prendre en charge en dépit de la faillite des autorités, pour travailler, nourrir ses enfants et les éduquer dans un contexte économique désastreux ? Si vous faites un film complexe, il obligera les gens à réfléchir, et éventuellement à s’interroger sur eux-mêmes, sur le regard qu’ils portent sur les autres.
Par conséquent, il ne confortera pas les gens dans leurs clichés (le Congo est un pays moribond, avec une population pauvre, analphabète, une élite corrompue, mais surtout un pays incapable de s’en sortir sans l’aide de la Belgique). Donc, si vous faites un film complexe, vous prenez le risque qu’il n’attire pas les foules. Mais, c’est le cas de la plupart des films, je crois. Il faut qu’il colle aux représentations sociales.
La deuxième raison, justement, c’est que les films de Thierry Michel - et encore une fois il ne s’agit pas d’un reproche -, sont porteurs d’un regard belge, donc empreints de ces clichés. Le passé colonial belge au Congo est tellement lourd dans les représentations, de part et d’autre. Prenez le film Congo River. Au-delà du travail artistique et esthétique qui est assurément remarquable, il faudrait se poser la question suivante : à la fin de ce film, combien de spectateurs ne se disent pas : « Ah, c’est dommage que les Belges soient partis ! Ce pays, il faudrait quand même le recoloniser » ! Je ne suis pas certain que le réalisateur ait eu conscience de ce type de lecture quand il faisait son film. Ce n’est pas forcément voulu, il s’agit d’effets de fiction !
Il faut également voir d’où vient l’argent avec lequel il réalise ses films. Les politiques (la Communauté française, par exemple) n’interviennent-ils pas dans le financement ou la production ? Si c’est le cas, le point de vue politique proposé par le réalisateur (car toute œuvre d’art, comme le disait Roland Barthes, est toujours idéologique) peut-il se permettre d’aller à l’encontre de celui de ses financiers ? En l’occurrence, Thierry Michel peut-il proposer un film, financé par le pouvoir politique belge, qui montre éventuellement que le Congo n’a pas besoin d’aide au développement, avec toutes les ressources naturelles dont il regorge, ce qui revient à interroger la politique stérile de l’aide au développement menée depuis cinquante ans ? S’il le fait, il ne doit pas compter sur l’argent de la Belgique pour son prochain film.
En conclusion, je pense que ces films sont nécessaires, en complément aux raccourcis médiatiques qui mettent très rarement en perspective les événements. En revanche, ils ne sont pas suffisants, et la complexité commanderait qu’ils proposent plusieurs points de vue. L’idéal ici étant que le public en Belgique ait l’occasion de voir aussi des films sur le Congo réalisés par des Congolais de Belgique.
Dans quel état d’esprit vous allez célébrer les 50 ans d’indépendance du Congo ?
Dans un état d’esprit ambivalent. D’abord, un sentiment de gâchis, lorsque je vois que, cinquante ans après cette « indépendance », en l’espace de trois semaines peuvent se succéder à Kinshasa, Louis Michel, Laurette Onkelinx et Joëlle Milquet. Derrière toutes les justifications politiciennes que l’on peut donner, il est clair qu’ils vont là pour se substituer aux dirigeants congolais : faire à la place du gouvernement ce que celui-ci est payé pour faire, à savoir la politique de santé, de l’emploi... Le Congo sera construit par les Congolais, et non par la Belgique, ni la France, ni les Etats-Unis.
Certes, ce ne sera pas sans l’appui des autres. Ils peuvent nous appuyer, mais l’effort principal doit venir de nous-mêmes. Nous avons des bras et des jambes, nous avons des mains, nous avons des cerveaux comme tous les autres peuples du monde. Et on peut y arriver si on laisse les Congolais remettre leur destin entre les mains des plus méritants d’entre eux.
J’ai, en même temps, un sentiment d’espoir, d’optimisme, car je vois de plus en plus de Congolais qui ont mal au Congo, qui refusent la fatalité, qui refusent de laisser le champ libre aux élites corrompues, aux aventuriers, et autres criminels qui ne peuvent faire que ce que j’appelle « la politique de la ceinture », c’est-à-dire la satisfaction de leurs besoins du ventre et du sexe.
Je rencontre également de plus en plus de jeunes congolais, bien formés, qui travaillent ensemble à des alternatives sérieuses en politique, porteurs d’une ambition forte d’assumer des responsabilités avec conscience. Cela constitue mon ultime raison d’espérer.