Guatemala : la colonisation est toujours d’actualité

Mise en ligne: 2 décembre 2021

SERJUS est une organisation guatémaltèque d’éducation et d’aide à la défense des droits des communautés, des peuples originaires et des populations défavorisées, en général. Parmi ses multiples actions en faveur de ces publics, l’organisation a créé un système d’écoles d’éducation populaire. Il ne s’agit pas de l’endoctrinement partisan, mais bien d’une formation politico-pédagogique qui favorise l’émergence d’une réflexion critique sur la réalité. On cherche à dépasser la pensée unique qui justifie l’oppression, la domination et l’exclusion d’une majorité de la population guatémaltèque, pensée qui s’est forgée au fil des siècles et qui est complémentaire au système colonialiste, patriarcal et capitaliste qui s’est toujours imposé dans ce pays.

Colonialiste ? On peut s’étonner de l’utilisation de ce mot pour décrire une réalité actuelle, quand on sait qu’il y a plus de deux siècles que l’État du Guatemala – comme partout en Amérique latine - a acquis son indépendance vis-à-vis de la couronne espagnole. Et pourtant, le colonialisme est toujours d’actualité. C’est un des sujets abordés dans les ateliers de SERJUS. L’organisation distingue au moins trois moments historiques clés du pays, où ce système de domination se crée et se recrée. SERJUS les nomme comme les trois moments de spoliation et de réactualisation de la colonisation.

La plupart des participants aux ateliers sont des dirigeants de base qui représentent des organisations des peuples originaires [1]. Mais pas uniquement, car on trouve également des jeunes universitaires de la ville, des dirigeants de syndicats et des représentants de mouvements sociaux. Les participants sont intéressés par l’histoire cachée du pays, celle qui n’est pas enseignée dans les écoles, celle que le système dominant veut nier.

Le traumatisme des 36 années du conflit armé [2] et de la féroce répression militaire a davantage renforcé une politique de silence et de peur face à l’histoire du pays.

Dans les ateliers, on ne se limite pas à revoir de manière théorique l’histoire du pays. Les participants utilisent aussi des jeux pédagogiques pour mieux comprendre chaque période historique et ses conséquences sur la réalité actuelle. Par exemple, dans un des ateliers, on propose aux participants de monter une petite pièce de théâtre sur les moments clés de dépossession et de pillage des peuples originaires et de la population métisse défavorisée. C’est à ce moment-là que les sentiments d’injustice s’expriment et on voit à quel point les personnes sont touchées au quotidien par une sorte de colonisation idéologique qui exclut et méprise une grande partie de la population guatémaltèque.

Mais, de quoi parle-t-on exactement ?
Une série de concepts sont exposés et discutés lors des ateliers. Ils seront à la base de l’explication de l’histoire non-officielle du Guatemala. C’est ainsi qu’on parle de spoliation pour faire référence à l’action d’enlever ou d’arracher violemment une possession ou un bien appartenant à une personne, un groupe ou une communauté. Et quand on parle de la spoliation historique des peuples, on pense à l’appropriation du territoire collectif et des ressources naturelles des communautés subies à un moment de l’histoire, et consolidées au travers de l’imposition d’un système social, économique et politique. Des lois, des politiques et des dispositions soutiennent ce système, ainsi que le recours à la force militaire et/ou aux discours trompeurs qui prédominent à l’école et dans les médias officiels, pour diviser les communautés [3].

SERJUS parle de spoliation récurrente des peuples pour faire référence au pillage auquel les peuples originaires du Guatemala (et, en général, de toute l’Amérique) ont été soumis durant toute ou la majeure partie de leur histoire. En effet, depuis l’invasion européenne, l’histoire de ces communautés est émaillée de spoliations qui n’ont cessé de se répéter.

Dans les ateliers on parle également de colonialisme ou de domination d’un pays par un autre, habituellement plus puissant sur le plan économique ou militaire, et ce d’une façon violente à travers une invasion militaire, ou de manière plus subtile en ayant recours à la tromperie et au mensonge. Il peut être motivé par le pouvoir, la richesse, la possession de terres et de leurs ressources, la stratégie militaire ou économique, les revendications historiques, etc.

Dans les ateliers de SERJUS, on parle aussi du colonialisme interne ou de domination exercée à l’intérieur d’un pays, par un peuple ou groupe ethnique sur un autre, ou encore par un pouvoir hégémonique ou une classe sociale sur un ensemble de collectivités qu’ils subordonnent afin de servir leurs propres intérêts.

Et, à un niveau plus large, on parle également du colonialisme transnational quand la domination s’exerce à travers des multinationales dans le cadre d’un processus de globalisation mondiale.

Une histoire de spoliation et colonialisme dans la vie des peuples du Guatemala.

Dans la formation, SERJUS aborde ces trois moments historiques qui marquent successivement la recréation des étapes de spoliation des peuples originaires du pays. Le premier moment est appelé « Invasion et colonisation espagnole », et il démarre, bien évidemment, avec l’arrivée des Espagnols sur le territoire de l’actuel Guatemala, en 1517. Il s’agit du début du régime colonial, qui consiste à envahir le territoire, dominer les populations autochtones et s’approprier les richesses naturelles pour enrichir la couronne espagnole. Pour justifier cette invasion violente, le colonisateur élabore une idéologie qui donne une légitimité à l’occupation des territoires et à l’exploitation des peuples originaires, afin d’extraire des ressources naturelles. La religion s’y prête également. C’est ainsi qu’on arrive même à s’interroger sur la condition humaine des indigènes. Est-ce qu’ils ont une âme ? Le débat ecclésiastique est intense et la réponse à cette question aura des conséquences importantes pour l’économie et l’organisation sociale dans le Nouveau Monde. Pour les détenteurs du pouvoir, la supériorité des peuples européens, tant biologique que culturelle, religieuse, d’organisation sociale, et de conception de la vie en général, n’est jamais mise en question. Au nom de cette supériorité, tout ou presque tout, est permis.

Le deuxième moment de spoliation se caractérise par l’appropriation des terres communales indigènes et la réforme libérale qui permet l’existence et l’expansion des cultures d’exportation. Il démarre avec l’indépendance des élites de descendants européens de la couronne espagnole (les créoles), élites qui vont créer la nation, Guatemala. Le système économique, politique et idéologique qui émerge a comme base le schéma colonial précédent, axé sur la discrimination, l’appropriation des terres communautaires et la domination économique et militaire sur les peuples originaires. C’est à partir de cette base que naît une conception libérale de développement des monocultures d’exportation. Le café, et ensuite la banane, sont les productions d’exportation les plus répandues de cette période. Afin de favoriser ce type d’activité économique, on donne également des grandes extensions de terre à des colons européens disposés à développer ces monocultures. En effet, à la différence de la conception des peuples originaires, pour ces colons la production agricole est conçue comme une marchandise nécessaire pour s’enrichir. Cette mouvance libérale légalise le travail forcé des indigènes, et, en général, elle institutionnalise un système d’exploitation des êtres humains et des ressources naturelles, en créant des lois fonctionnelles à cette conception. Pour préserver ce système il faut qu’un pouvoir militaire fort s’impose. Le corps militaire est ainsi renforcé, les gouvernements dictatoriaux se succèdent en connivence avec les gouvernements de certains pays dominants de la scène internationale, notamment, les États-Unis.

Ce système ne s’est pas imposé sans la résistance des différents peuples originaires, et de certains groupes de métisses. Mais tous ces mouvements de contestation ont été étouffés par les forces militaires. Une exception à cette tendance a été la période historique entre 1944 et 1954 où des gouvernements ont mis en place de grandes réformes, il s’agit d’une période de démocratisation de l’économie, de la politique et de la vie sociale. Mais, quand ces gouvernements démocratiques ont voulu s’attaquer au système de latifundia et mettre en place une Réforme Agraire, l’alliance des forces libérales, capitalistes et militaires ont initié une répression sanglante. En réponse, le peuple a déclenché un conflit armé qui a duré 36 ans (1960-1996). Pendant ses années noires de l’histoire du Guatemala, les manifestations populaires ont été écrasées, et, pour finir, le militarisme, le capitalisme et l’exploitation des travailleurs et des ressources naturelles se sont imposés.

Le troisième moment historique de la spoliation est le moment actuel, où, entre autres, les grosses entreprises d’extraction de ressources naturelles s’approprient illégalement des terres et des fleuves des communautés indigènes, pour surexploiter ces ressources, sans que les communautés n’en bénéficient.

Dans la région comprise entre le sud-est du Mexique et le Panama se situe ce qu’on appelle le Couloir Biologique de Méso-Amérique où se trouvent les 12 % de la biodiversité de la planète. Cette énorme gisement de richesse attise la convoitise d’entreprises d’extraction et/ou de surexploitation de toutes sortes de ressources naturelles. Pour y arriver, des traités internationaux légitimant les interventions de ces entreprises ont été signés par différents États. L’expansion de monocultures d’exportation telles que la palme africaine, la canne à sucre et la banane, sont protégées par ces traités de libre commerce. Ils permettent également à des entreprises internationales d’agir sans régulation, surexploitant les ressources naturelles (minerais et autres), ou construisant des barrages et des centrales hydroélectriques qui épuisent les sources et les cours d’eau et détruisent l’environnement des communautés originaires.

L’accumulation produite par la dépossession et le pillage deviennent le moteur de cette expansion néolibérale. Ce processus de mercantilisation a démarré au 19ème siècle et s’est consolidé au 20 siècle. Sa force réside dans le contrôle de tout ce qui se trouve sur le territoire : les êtres humains, la terre, l’eau, l’air, les animaux, les plantes, les minerais, tout. La nouvelle justification idéologique utilisée pour imposer ce système n’est plus uniquement basée sur la richesse économique qu’il apporte au pays ou sur la répression militaire. L’idéologie actuelle récupère certaines conceptions d’orientation démocratique, mais, dans la pratique, elles n’ont aucun effet de protection pour les peuples originaires.

C’est ainsi, par exemple, que le Guatemala a ratifié la convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail où le signataire s’engage à consulter les peuples qui habitent un territoire sur l’utilisation des ressources qui s’y situent. Cette consultation doit se faire avant d’autoriser les entreprises à travailler sur le territoire. Malheureusement, ces consultations n’ont presque jamais un statut juridiquement contraignant, de ce fait, les décisions des communautés n’ont pas de valeur légale pour s’imposer. En conséquence, les entreprises d’extraction font ce qu’elles veulent, et la volonté des communautés est rarement respectée. Quand certaines communautés s’opposent plus fermement, la justice – généralement en faveur de la classe dominante - se charge de réprimer les dirigeants des communautés qui osent dénoncer la situation. Dans l’actualité,le cas le plus emblématique est celui de Bernardo Caal Xol, instituteur maya qui est déjà depuis 3 ans en prison pour avoir défendu les eaux du fleuve de sa communauté et s’est opposé à la surexploitation que veut en faire une entreprise hydroélectrique.

Le modèle d’expansion capitaliste modernisant et l’idéologie qui le soutient, ne constituent pour SERJUS qu’une actualisation de la colonisation de l’époque des conquérants espagnols. C’est pour cela qu’on parle de colonialisme permanent, il s’agit ici de la domination subie par les peuples originaires tout au long de leur histoire, que ce soit par le biais d’un colonialisme externe, interne ou transnational. Dans le cas du Guatemala, les communautés des peuples mayas, xinca, garifuna ainsi que le peuple ladin pauvre ont enduré depuis toujours différentes formes de colonialisme qui leur ont été imposées afin de renforcer la spoliation récurrente de leurs territoires.

Qu’est-ce que SERJUS cherche en revisitant l’histoire du Guatemala ?

En promouvant un processus de formation politico-pédagogique, SERJUS veut faciliter l’émergence d’une pensée critique et libératrice en faveur des droits individuels et collectifs des peuples indigènes et des métisses pauvres. L’organisation veut décoloniser, c’est-à-dire, reconstruire – avec les peuples originaires – le sens de la communauté de base, et, à long terme, viser la création d’un État Plurinational. Dans cet État, il y aurait de la place pour l’expression des cultures, des valeurs, des coutumes et des manières différentes de concevoir et d’agir face à l’environnement. En d’autres termes, il y aurait de la place pour la diversité.

Avec cette analyse que SERJUS amène au sein de l’école d’éducation populaire, l’organisation veut contribuer à une réflexion qui va au-delà d’une vision limitée uniquement à la préservation de l’environnement, ou de la simple lutte pour le contrôle des ressources naturelles. SERJUS veut montrer que la spoliation et le colonialisme actuels font partie d’un phénomène intégral d’accumulation capitaliste qui se manifeste dans différents aspects de la vie d’un pays : social, politique, culturel, environnemental, idéologique, militaire, dans les relations internationales, etc. « Il ne suffit pas de lutter pour notre eau ou pour nos territoires, ou pour la Mère Nature. La spoliation et le colonialisme permanents sont une réalité historique face à laquelle nous devons agir, ensemble, à partir de nos communautés et de nos organisations. Nous devons augmenter nos niveaux de conscience, d’organisation, d’action, d’articulation et d’unité afin d’arriver à la reconstitution de nos peuples et ainsi changer et refonder un nouveau pays et un nouvel État d’équité et de justice sociale [4]. »

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[1Au Guatemala, il y a au moins 4 grands groupes de peuples originaires, qui représentent environ 45 % de la population totale du pays

[2Il s’est officiellement terminé à la fin de l’année 1996, au moment de la signature des accords de paix.

[3Par exemple, selon Gerdes Dick qui a analysé la spoliation à laquelle ont été soumis les indigènes des hauts plateaux de l’Equateur, du Pérou et de la Bolivie, ce terme peut se définir ainsi : « La spoliation qui commença par la terre et qui culmine aujourd’hui dans la dépossession de biens culturels, coutumes et traditions ». SERJUS, « Capitalisme, exploitation et injustices : une histoire permanente de spoliation et colonialisme », SERJUS

[4« Capitalisme, exploitation et injustices : une histoire permanente de spoliation et colonialisme », page 6 ; page 54, SERJUS