La croissance « fuit » de partout

Mise en ligne: 4 septembre 2007

Ce qui est central ce n’est pas la croissance per se mais le modèle de croissance qui peut être au service du développement humain ou non, propos de Frédéric Lapeyre, recueillis par Antonio de la Fuente

Frédéric Lapeyre, vous êtes économiste du développement et professeur à l’Université Catholique de Louvain. Vous affirmez qu’il n’y a pas de lien automatique entre croissance et développement. Vous mettez en doute l’enchaînement vertueux « libéralisation, croissance et réduction de la pauvreté » prêché par les organisations économiques internationales et derrière lequel courent la plupart des gouvernements.

Un des enjeux centraux pour la pensée hétérodoxe actuellement est de réaffirmer la différence fondamentale qui existe entre logique de l’accumulation et logique de développement. Les acteurs dominants tentent par tous les moyens de clore le débat sur la place de la croissance dans les stratégies de développement en avançant l’hypothèse que « la croissance est bonne pour les pauvres ». Mais ce nouveau discours sur la lutte contre la pauvreté n’est qu’un moyen de relégitimer une idéologie néo-libérale en crise où la croissance est fondée sur la libéralisation et la dérégulation au nom de l’intégration dans l’économie mondialisée. L’histoire des politiques de développement nous montre bien que ce qui est central ce n’est pas la croissance per se mais le modèle de croissance qui peut être au service du développement humain ou non. Dire qu’il faut déconstruire le modèle de croissance promu par les acteurs dominants, ce n’est pas forcément rejeter l’idée de croissance mais, dans tous les cas, réencastrer la croissance dans une stratégie de développement dont elle serait un élément parmi d’autres. L’Europe est bien placée pour savoir qu’il peut y avoir croissance sans création d’emplois ou croissance créatrice d’inégalités et d’exclusion sociale. La priorité n’est donc pas de libéraliser à tout va au nom d’une hypothétique croissance durable mais de redonner un espace d’autonomie aux pays pour, qu’à travers un débat démocratique, ils décident de la nature et de la vitesse de cette intégration et que celle-ci soit au service de l’amélioration des conditions de vie et de travail des populations.

Le discours ambiant met l’accent sur la réduction de la pauvreté, plutôt que sur la réduction des inégalités. S’attaquer aux inégalités risquerait de mettre à mal les conditions de la croissance, entend-on dire.

Le glissement des politiques de développement vers des politiques de lutte contre la pauvreté permet d’écarter toute réflexion liée à la question de la redistribution et de réaffirmer le caractère central de l’objectif de croissance dans la formulation des politiques de développement. La priorité, c’est bien désormais qu’il y ait moins de pauvres et il ne peut exister d’objectif plus consensuel que celui-là. Si dans le même temps les inégalités baissent, alors c’est encore mieux car cela accélère le processus de réduction de la pauvreté, mais ce n’est pas une condition nécessaire et il faut surtout éviter toute politique volontariste dans ce domaine qui pourrait mettre en péril les conditions de la croissance. Le fait que ne figurent pas la promotion de la justice sociale et la réduction des inégalités dans les huit Objectifs du millénaire en dit long sur le nouveau paradigme dominant du développement.

La croissance n’est pas problématique dans le discours dominant véhiculé par la Banque mondiale et l’OMC à condition que tout soit fait pour intégrer l’économie mondialisée et si toutes les ressources viennent se concentrer dans ces noyaux d’activités performants. Un tel modèle de développement est par nature producteur d’inégalités et de fragmentation sociale et spatiale. On est au cœur de l’idéologie des hommes, des régions, des pays qui gagnent. Les opportunités de développement, qui sont offertes à tous, dépendent du succès de l’ouverture de l’espace national et de la convergence vers les normes de l’internationalisation. C’est un retour à l’idée des retombées positives de la croissance qui permet de mettre de côté les politiques redistributives. Il existe dès lors deux niveaux de responsabilité dans le cadre de l’économie mondialisée : celui relatif à la responsabilité de chaque pays de s’adapter aux normes de la mondialisation (en termes de compétitivité, flexibilité et employabilité) et celui du nouvel ordre mondial de garantir les bonnes conditions de l’accumulation à l’échelle mondiale à travers un droit d’intervention ou de sanction destiné à faire revenir à la raison ceux qui perturberaient l’ordre mondial sur lequel repose la dynamique de l’accumulation mondialisée.

Vous affirmez que le monde populaire continue à vivre avec ou sans croissance. Questionner le mythe de la croissance, porté par les élites, permettrait, d’après vous, de porter un autre regard aux pratiques des acteurs de base. La force d’imposition de ces élites néanmoins semble être considérable. Un peu partout, les paysans sont acculés par l’agro-industrie, l’économie « d’en bas » paraît bien démunie devant le rouleau compresseur de la mondialisation.

Aux apôtres de la croissance et de l’expansion de la logique de l’accumulation à toutes les sphères de l’activité humaine, l’histoire longue des pratiques populaires montre que les gens vivent qu’il y ait ou pas de la croissance. Les acteurs populaires ont été plus ou moins intégrés à la croissance suivant les périodes historiques mais avec ou sans croissance, ils ont montré leur capacité à sécuriser de manière plus ou moins efficace leurs conditions de vie et à gérer un espace de vie quotidien.

Remettre en question le mythe de la croissance, c’est aussi porter un autre regard sur ces acteurs populaires. Ce déplacement radical du regard vers les « acteurs oubliés » de la modernisation -c’est-à-dire ceux qui ont pendant longtemps été considérés comme les non-acteurs du développement- doit amener à une toute autre conception des enjeux actuels du développement. On ne peut, en effet, que constater le décalage abyssal qui existe, comme le dit Jean-Philippe Peemans, entre, « d’une part, les demandes de développement des populations telles qu’elles sont révélées à travers la multitude des pratiques développées par celles-ci et, d’autre part, les ambitions de modernisation du monde des élites » [1].

Les processus de modernisation puis de néo-modernisation qui ont porté l’idée de la croissance comme indicateur de développement « fuient » de partout, comme le montre l’analyse des processus de développement réel marqués par la diversité des dynamiques de changement social résultant de la confrontation des pratiques des acteurs populaires et des offensives modernisatrices des élites [2]. Contrairement aux mythes de la convergence ou de la fin de l’histoire associés aux théories de la modernisation, les pratiques populaires sont le signe le plus visible d’espaces d’autonomie que les populations arrivent à préserver ou à recréer en termes de gestion des ressources, organisation du travail, des modes de production et de style de vie. Les organisations internationales, gardiennes de l’ordre mondial et des bonnes conditions de l’accumulation dans un cadre mondialisé, se trouvent ainsi confrontées à la question du pouvoir grandissant du refus, de l’indocilité et de la dérobade par lesquels les acteurs populaires tentent de définir des lignes de fuite et de se soustraire à la logique de l’accumulation. Ces luttes et pratiques populaires ne se posent donc pas simplement contre le projet néo-modernisateur - c’est-à-dire comme une force simplement négative et réactive - mais, pour reprendre les termes de Hardt et Negri, « elles expriment, nourrissent et développent leurs propres projets de développement constituants » [3].

Comment analysez-vous l’irruption du courant dit de la décroissance ? Viendrait-il en réaction devant l’absence d’alternative à l’idéologie de la croissance, si solidement installée dans l’esprit du temps ?

Je suis très sceptique par rapport au courant de la décroissance car je pense qu’il se trompe fondamentalement d’ennemi. Cet autre regard sur le développement dont je parlais juste avant, doit nous amener à une autre approche de l’accumulation. On peut appréhender les contours d’un autre style de développement à travers l’analyse de cette multitude de pratiques génératrices de revenus et d’emplois liées à un paquet de biens et services répondant aux besoins de ces acteurs « du bas » et encastrés dans une sociabilité populaire qui interdit la domination de la pure logique capitaliste. Compte tenu des éléments constituants de ce style de développement, la croissance n’est plus ici un objectif, ni même un indicateur mais une résultante de choix car selon la nature des biens et services identifiés comme essentiels par les communautés elles-mêmes, il y aura plus ou moins de croissance. La logique de développement est ici autonome par rapport à la logique de l’accumulation ; non dans le sens où elle serait complètement déconnectée de celle-ci mais dans le sens d’une capacité de régulation des processus d’accumulation au moyen de structures et de processus propres aux systèmes de contrôle social dont se dotent les communautés.

[1Jean-Phillipe Peemans, Le développement des peuples face à la modernisation du monde, Academia-L’Harmattan, Paris, 2002, p. 247.

[2Frédéric Lapeyre, Mondialisation, néo-modernisation et ’devenirs’ : un autre regard sur les pratiques populaires », ouvrage coordonné par George Froger, La mondialisation contre le développement durable ?, PIE Peter Lang, collection Ecopolis, Paris, 2006.

[3Michael Hardt et Antonio Negri, L’Empire, Exils Editeur, Paris, 2000, p.93.