Développement durable, stade suprême du développementalisme

Mise en ligne: 4 septembre 2007

L’arrogance humaine consiste désormais à vouloir gérer la planète toute entière, par Valéry Paternotte

Disons-le d’emblée : cet article repose sur la lecture d’ouvrages que l’on peut qualifier d’alternatifs, dans la mesure où ils ne partagent pas l’enthousiasme des grandes organisations internationales qui produisent de beaux schémas théoriques sur papier glacé où le développement économique, la cohésion sociale et le respect de l’environnement s’interpénètrent harmonieusement. Les auteurs les plus incontournables seraient, à mes yeux et dans l’ordre, Ivan Illich, Gilbert Rist, Wolfgang Sachs et Serge Latouche. Partant du principe que les propos ci-dessous peuvent être attribués à tous et à chacun d’entre eux, j’ai choisi de ne pas alourdir le texte de citations et références précises et d’inviter le lecteur intéressé à se procurer les ouvrages mentionnés en fin de texte.

Depuis longtemps, on a réalisé - au moins sur papier - que le développement devait être plus, voire autre chose, que la croissance économique. Nombreux sont désormais ceux qui sont conscients que le PIB (ou le PNB) ne mesure jamais que la valeur totale de la production de biens et services (selon qu’on parle de la seule production interne ou qu’on tienne compte des imports et exports) et ne fait donc nullement la différence entre la valeur de récoltes de tomates bio, les sommes dépensées pour réparer les voitures accidentées ou les gains tirés par la vente de bois tropical. Le PIB peut parfaitement augmenter dans un pays où tout le monde s’accorderait à dire que tout se dégrade : il suffit que la dégradation sociale ou environnementale s’accompagne de dépenses. Si l’on construit des stations d’épuration pour traiter la pollution accrue de l’eau par une production industrielle croissante, si l’on doit renforcer les effectifs de police pour contenir le mécontentement social provoqué par de nouvelles inégalités, si l’on doit distribuer des masques aux piétons et cyclistes lors de pics de pollution atmosphérique, le PIB augmente. Premier constat : toute croissance n’est pas bonne.

D’autres critiques sont également entendues : le développement ne peut être imposé de l’extérieur, les bénéficiaires doivent participer, de la conception à la mise en oeuvre, aux projets de développement, la technologie véhicule toujours des valeurs culturelles qui peuvent ne pas être transposables... Deuxième constat : il ne peut y avoir de modèle ou de projet de développement universel.
Si dans de nombreux pays le revenu moyen augmente, l’écart entre riches et pauvres n’a jamais été aussi grand. Troisième constat : le développement s’accompagne le plus souvent d’inégalités croissantes.

Bien sûr, on n’a pas attendu le XXIè siècle pour constater tout cela. C’est pourquoi on a, régulièrement, affublé le substantif d’adjectifs successifs : humain (Conférence de Stockholm 1972), social, participatif, endogène, et, le dernier en date, « durable » (depuis le rapport Brundtland en 1987 et la Conférence de Rio en 1992).

La critique la plus facile -mais tout à fait pertinente- car elle ne bouscule pas trop ceux qui ont déjà une culture critique du développement, c’est celle selon laquelle l’expression « développement durable » constitue un oxymoron. Après tout, le développement a toujours été affaire d’expansion territoriale, d’occidentalisation du monde, d’exploitation humaine et de renforcement des inégalités, d’anéantissement de cultures et de dommages environnementaux ; il ne peut dès lors être durable.
Gilbert Rist nous invite à voir le développement, tel qu’il s’est toujours manifesté et non comme on aimerait l’imaginer. Et il est - et devrait a priori rester - la transformation de la nature et des relations sociales en marchandises pour alimenter une croissance infinie de biens et de services destinés à la demande solvable. L’oxymore - en l’occurrence par l’ajout d’un adjectif traduisant un changement désirable - permet de requalifier le développement, dont tout le monde sait maintenant qu’il est généralement inhumain, dangereux pour l’environnement et anti-social. Ces astucieuses requalifications permettent donc rien moins que d’envelopper, dans un nouvel emballage, éventuellement trompeur, toujours le même contenu. Et le développement dit « durable » ne serait que la énième tentative de présenter le même produit sous un meilleur jour.

Certains pourtant soutiennent que le Sommet de la Terre qui s’est tenu à Rio en 1992 et la référence au développement durable a changé quelque chose. En l’occurrence, la perception que l’environnement est fini. Comme le souligne Wolfgang Sachs, la photo de notre planète bleue pendue dans le noir de l’espace (reprise sur pratiquement tous les « États de la planète » et autres rapports environnementaux) a indéniablement constitué un changement sur le plan cognitif. Pas étonnant que les écologistes, qui appelaient à plus d’humilité et de modération et qui dénonçaient la non prise en compte de l’environnement dans la science économique, se soient rués sur cette image pour marteler que les limites de notre planète étaient désormais visibles et forcément indéniables. L’unicité et la finitude de notre planète, symbolisées par cette photo prise de la lune, devait ébranler la vision de consommateurs aux besoins illimités.

Avec du recul, on constate que si Rio a bien provoqué un changement de mentalités, ce n’est pas cette remise en question des besoins illimités mais bien une nouvelle arrogance dont Ivan Illich avait dès les années septante annoncé l’arrivée. La reconnaissance des limites de la planète a donné naissance à une armée d’ingénieurs et autres planificateurs, prêts à définir - scientifiquement bien sûr - les seuils minimaux ou maximaux de reproduction, de consommation ou d’émission dans les domaines les plus variés. Ils s’imaginent devoir définir, en tout premier lieu, combien la Terre peut porter de terriens. Ensuite, dans quelle mesure les dits terriens peuvent injecter du gaz carbonique dans l’atmosphère s’ils veulent préserver un climat semblable à celui qu’ils connaissent aujourd’hui ; jusqu’à quel point cette espèce peut continuer à menacer les autres sans finir par en payer le prix fort ; quelles sont les espèces animales et végétales à préserver... Cette masse de savants calculs devrait permettre de quantifier l’impact de nos comportements sur le fonctionnement de la planète, les dommages éventuels pour notre espèce et le chiffrage économique des alternatives éventuelles. Les planificateurs voient désormais cette boule bleue suspendue dans l’espace comme le nouvel objet de leur savoir-faire scientifique et technique. Car les projets les plus fous se situent désormais à l’échelle de la planète (géo ingénierie) : fertiliser les océans en vue de diminuer l’excès de CO2 ou installer en orbite de nombreux écrans artificiels pour filtrer le rayonnement solaire. L’arrogance humaine consiste désormais à gérer la planète toute entière.

Cette vision d’une planète que l’homme peut et doit gérer, loin de redonner le pouvoir aux populations, conduit à le confier intégralement aux techniciens. La conception la plus répandue du développement durable n’invite pas les peuples à inventer des normes sociales permettant de faire reculer les menaces environnementales, elle subordonne la politique aux études de faisabilité techniques. C’est ce qui fait dire à de nombreux auteurs, dont Wolfgang Sachs, que le développement durable est le stade suprême du développement et du « développementalisme ».

Stade suprême car loin de redéfinir les objectifs, le développement durable poursuit toujours cette même logique d’optimisation ; au lieu de maximiser les outputs, la reconnaissance des limites environnementales et, par conséquent, le plaidoyer pour l’efficacité environnementale nous poussent désormais à minimiser les inputs. Fondamentalement, aucun changement. On ne parle pas de renoncer aux transports rapides, seulement de moteurs moins gourmands ; pas d’agriculture à taille humaine mais d’irrigation moins dispendieuse.

Certes, le gaspillage dans nos modes de production et de consommation est tel qu’une recherche de l’efficacité serait la bienvenue. Une centrale thermique classique produit à partir de cent unités d’énergie chimique, 40 unités d’énergie électrique et 60 de pertes sous forme de chaleur. On peut assurément faire mieux. La cogénération permet d’atteindre des rendements de 90 %. De même, l’irrigation au goutte-à-goutte permet de réduire la consommation d’eau, mettons, de moitié. Nul doute qu’en éliminant les gaspillages, on pourrait même produire deux fois plus avec deux fois moins, comme le soutenaient les rédacteurs de Factor Four. Mais il est malheureusement trop prévisible que les gains d’efficacité seront rapidement (plus que) compensés par une consommation accrue. Après tout, une voiture qui consomme moins a le même effet qu’une diminution du prix de l’essence : on peut rouler davantage ! Les ampoules économiques permettent d’éclairer en permanence les pièces peu occupées.

La conclusion s’impose : pas plus que les requalifications précédentes, le développement dit « durable » ne remet en question la nature profonde du développement. Et peut-être même moins. Car si d’autres requalifications mettaient l’accent sur l’homme ou les peuples (« humain », « endogène », « participatif »), le développement durable semble remettre la planification scientifique au centre des débats. Je dis bien « semble », car comme l’avait déjà clairement formulé Ivan Illich au début des années septante, « il y a, face aux limites, deux attitudes fondamentalement différentes. Soit on part du principe qu’il serait dommage de consommer moins que le maximum possible et on confie alors aux planificateurs le soin de piloter notre planète le long de l’abysse. Dans ce cas, nos choix de consommation découlent de ce qu’il semble techniquement ou économiquement faisable, et les relations entre Etats seront faites de débats sur le partage des richesses et de nouveaux marchandages techniques sur la répartition des risques. Soit on réalise qu’il est plus souhaitable, individuellement, socialement et écologiquement, de déterminer soi-même des limites à sa consommation. Consommer volontairement moins et avoir l’assurance de rester à une distance suffisante du précipice. La deuxième option correspond au sens qu’Illich donnait à l’expression qu’il a lui-même créée : la société conviviale.

Ce débat me semble à la fois plus actuel et plus utopique que jamais. Plus actuel car le modèle mathématique du Club de Rome, qu’observait Illich à la fin des années soixante, et visant à montrer les conséquences au niveau mondial de la société industrielle, n’étaient rien face à l’ambition des gestionnaires et techniciens de 2007. Et en même temps plus utopique, dans la mesure où l’idée d’autolimitation paraît plus incongrue encore à l’homme du XXIè siècle qui semble désormais considérer la dégradation de l’environnement comme acquise, le développement comme inéluctable et l’absence d’alternatives comme évidente.

Sur le même sujet

- Serge Latouche, Survivre au développement, Mille et une nuits, Unesco, Paris, 2004.
- Gilbert Rist, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Presses de Sciences Po, Paris, 2001 [1996].
- Ivan Illich, La convivialité, Seuil, 1973.
- Wolfgang Sachs (sous la direction de), The Developement Dictionnary, et Global Ecology, Londres, Zed Books, 1992 et 1993.
- Ernst Ulrich von Weizsäcker, Factor four - Doubling Wealth, Halving Resource Use, Amory und Hunter Lovins, 1995.