Des formes nouvelles de prise de parole apparaissent néanmoins depuis le début de la crise, propos de Thierry Manirambona recueillis par Olivier de Halleux
Thierry Manirambona, vous êtes enseignant et animateur dans une école de Bujumbura. En Europe, nous avons parfois l’impression que le Burundi est au bord de la guerre civile. Qu’en est-il réellement ?
Le Burundi connaît une situation politique difficile. L’on peut situer le début de la crise politique le 26 avril 2015, le lendemain de la désignation du président de la République, Pierre Nkurunziza, à sa propre succession. Ce fait ne plaît pas à la société civile et aux partis d’opposition. Ces deux camps estiment que le président va briguer un troisième mandat, ce qui est contraire à la constitution. Le lendemain de cette investiture donc, les manifestations commençaient dans la ville de Bujumbura pour dire « non » au troisième mandat. Alors que ceux qui sont contre ce nouveau mandat le qualifient de troisième, ceux qui soutiennent le président le qualifient de deuxième mandat. Il n’y a pas d’entente. Les deux groupes font deux lectures différentes des articles de la constitution relatifs aux mandats présidentiels. Lorsque la cour constitutionnelle est saisie pour statuer sur la légalité ou non du nouveau mandat de Nkurunziza, elle tranche en faveur du président. L’opposition crie à la manipulation de la cour. Le vice-président de cette cour fuira même le pays et sera remplacé plus tard. Les manifestations ont fait plusieurs morts et plusieurs blessés jusque maintenant.
Le 13 mai, un groupe de militaires a tenté de renverser le pouvoir sans y parvenir. Certains des putschistes ont été appréhendés et emprisonnés. Un groupe a fui et depuis quelques jours, sur les antennes des médias étrangers, ils affirment être derrière les attaques à la grenade dans la ville de Bujumbura. Des élections législatives et communales ont eu lieu le 29 juin dans la tension surtout à Bujumbura. En ce moment, les négociations se poursuivent avec peu de compromis. Les réfugiés ne sont toujours pas rentrés. Les universités sont fermées et toutes les écoles secondaires de Bujumbura n’ont pas encore ouvert les portes.
Quel est votre quotidien à Bujumbura ?
Tous les matins, je vais en classe enseigner et après les cours, je rentre à la maison. Les bus circulent mais il n’est pas toujours prudent de sortir la nuit dans certains quartiers. Deux à trois fois par semaine, la nuit, nous allons dormir dans une musique de coups de fusils. Des fois aussi, une grenade explose ici où là, les gens courent dans tous les sens et quelques dizaines de minutes après, la vie reprend. Ces grenades causent des dégâts humains et matériels.
La situation politique instable occasionne l’insécurité. La population est armée et depuis quelques jours, les médias (ou ce qui en reste), parlent de l’existence d’une rébellion dans quelques-unes des forêts du Burundi. L’économie du pays souffre également. Les hôtels se sont vidés, les ONG ont massivement quitté le pays. Les gens ont perdu leur emploi. La vie devient de plus en plus chère. Cependant, tout le pays ne vit pas la même situation. La situation est plus calme et relativement stable dans les provinces.
A quoi cela sert d’enseigner dans le contexte actuel ?
Enseigner c’est transmettre des valeurs. Nous éduquons nos élèves à la paix, à la tolérance. Décider de retourner travailler est une manière d’encourager les fils et les filles du pays à ne pas abandonner leurs rêves les meilleurs. C’est de croire et aider les autres à croire qu’un avenir meilleur est possible. Ma petite contribution est d’encourager les élèves à venir à l’école pour qu’ils finissent leur année. Je les invite cependant à la prudence lorsque, pour se rendre à l’école, ils doivent traverser des quartiers où la sécurité n’est pas assurée. Pour le moment, je ne fais qu’assurer des cours à l’école, mon travail ne constitue pas une grande contribution pour les citoyens dans le contexte présent.
Y-a-t-il d’autres leviers qui aident les gens au quotidien, des activités culturelles, par exemple ?
Il n’y a pas grand-chose qui aide les gens au quotidien à vivre ces moments difficiles. Pour ceux qui le peuvent, ils vont au travail ou essaient d’en trouver un et de remplir leurs journées par des activités qui peuvent faire entrer un peu d’argent. Gagner sa vie est le souci quotidien de la plupart des gens de Bujumbura. Je pense notamment à des dizaines de journalistes qui n’ont plus de travail après que leurs radios et stations de télévision ont été saccagés. Les gens sont très préoccupés de trouver de quoi manger qu’ils n’ont pas le temps de s’adonner à des activités culturelles. Des musiciens ont fui le pays, il y en a beaucoup qui sont basés au Rwanda. Or la musique et d’autres manifestations culturelles rassemblaient beaucoup de gens et avaient le pouvoir d’apaiser les gens. Pour le moment, chacun invente le quotidien à sa façon.
Les accords d’Arusha, en 2000, ont été une véritable avancée pour dépasser l’antagonisme dit ethnique. La crise politique actuelle est-elle toujours basée sur ce même problème ?
Je ne pense pas qu’un conflit ethnique soit possible en ce moment. Tous les partis politiques sont composés de gens de toutes les ethnies. Ceux qui fuient le pays ne sont pas d’une même ethnie. Ceux qui soutiennent le nouveau mandat du président comme ceux qui s’y opposent ne sortent pas d’une même ethnie. S’il y a une guerre, ce sera une guerre entre partis politiques et non entre ethnies. J’épouse la vision du chercheur français André Guichaoua qui, dans une interview accordée à RFI disait que « la crise burundaise renvoie à des frustrations économiques, sociales et politiques ».
Et je persiste à croire que si frustrations il y a, elles concernent toutes les ethnies. Et d’ailleurs, scientifiquement parlant, il n’existe pas d’ethnie au Burundi. Le Robert définit une ethnie comme étant un « ensemble de personnes que rapprochent un certain nombre de caractères de civilisation, notamment la langue et la culture… ». Tous les Burundais partagent une même langue, une même culture. La population burundaise vit sur le même territoire, partageant le peu qui existe. Le peuple burundais est quasi homogène. Tout en ne niant pas l’existence des groupes dits hutus, tutsis et twas et dont les modes de vie ne sont pas éloignés, il est difficile de trouver des différences incontestables entre différents groupes. Mais je dois aussi souligner que ceux qui soutiennent qu’il existe des ethnies au Burundi trouveront des différences entre ces différentes ethnies.
Comment le pays est-il structuré sur le plan social, alors ?
L’organisation sociale au Burundi n’est pas influencée par l’ethnie. Les différents rapports entre personnes, la structure sociale, ne sont pas influencés par l’ethnie. Par contre, l’ethnie intervient quand il s’agit du pouvoir. Des quotas ont été fixés et chacune des trois ethnies occupe un certain pourcentage des postes tel que défini par les accords d’Arusha.
Beaucoup de Burundais ont peur de s’exprimer. Cette peur peut-elle être un frein à un véritable changement au Burundi ?
Des radios qui sont censées être les canaux officiels de transmission de l’information ont été saccagées, détruites. Si les professionnels de la parole ne peuvent pas s’exprimer, comment un simple citoyen pourrait s’exprimer sans peur ? À un moment, les réseaux sociaux ont été bloqués —mais je ne l’ai pas vérifié moi même— et, semble-t-il, les appels téléphoniques écoutés. Comment, dans une situation pareille, quelqu’un peut encore parler librement ?
Depuis le début de la crise, des formes nouvelles de prise de parole apparaissent néanmoins : les blogs, et les réseaux sociaux fonctionnent de nouveau. Facebook permet à beaucoup de gens de s’exprimer parfois sous un autre nom. Aussi les gens s’expriment à travers des récits, qui ne sont pas des récits classiques pour véhiculer l’actualité. Ainsi donc, à travers la fiction, la poésie, la nouvelle, les gens expriment ce qui passe au pays. Ils parlent. Ceux qui n’osent pas parler ont peur d’être incompris, de blesser, d’être mal interprétés.
Le soulèvement populaire face au troisième mandat du président Nkurunziza rappelle quelque peu celui qui a eu lieu au Burkina-Faso en octobre 2014. Pensez-vous qu’un réel changement s’amorce au Burundi et en Afrique ?
Pour ce qui est des différences entre les deux cas, l’engagement de la communauté internationale peut être différent d’un pays à l’autre et la population peut être divisée par rapport au conflit… Quant aux similarités, dans la plupart des pays africains, on voit que les dirigeants veulent rester éternellement au pouvoir : c’est le point commun. Quant à la manière dont les populations réagissent ou la manière dont la situation est gérée à court et à long terme, cela diffère d’un pays à l’autre.
D’arriver, quelle forme pourrait prendre le changement au Burundi et en Afrique ?
C’est difficile à dire. Pour le moment, rien n’est stable, aucune forme de gouvernance ne tend à s’imposer dans tous les pays africains. Chaque pays connaît, à mon sens, une situation politique qui lui est propre. Autant de pays, autant de formes de gouvernance… autant de démocraties, entre guillemets. Et malheureusement, rien ne semble stable en Afrique, même s’il est acquis dans la souffrance, après de longues années de lutte. Rien n’est stable…pour le moment.
Enfin, que pensez-vous de l’attitude occidentale à propos de la crise burundaise ?
Les Occidentaux veulent être prudents. Ils évitent de s’engager à côté de ceux qui peuvent être vaincus. Ils ont des intérêts à défendre, des partenariats à nouer avec les vainqueurs. Ils préfèrent que les pays de la région des Grands Lacs en premier lieu et les autres pays africains en second lieu soient plus impliqués dans la résolution des conflits africains avant de faire appel à la communauté internationale. Par expérience, les Occidentaux savent que s’engager directement n’est pas une bonne stratégie. Ils préfèrent soutenir indirectement les différents mouvements tout en prenant du recul pour faire semblant d’être absents.