Les jeunes participent a la vie associative pour être ensemble et faire autre chose que ce qu’ils font à l’école, par Julián Lozano Raya
—Animatrice : « Pourquoi tu as eu envie de faire du théâtre à la maison de quartier ? »
— Jeune : « Je ne sais pas… Pour m’amuser… Pour nous retrouver entre nous… Pour faire d’autres choses que ce qu’on fait à l’école ! ».
— Animatrice : « Et pas pour le théâtre ?! »
— Jeune : « Ouais… un peu, mais pas trop… C’est surtout pour sortir de chez moi et être entre nous ».
— Animatrice : « C’est qui « nous » ? »
— Jeune : « Bah, nous ! Les potes, les amis du quartier ».
Le discours du jeune est bien éloigné de la justification apportée quelques minutes plus tôt par l’équipe d’animatrices à propos de la pertinence de cet atelier au sein de l’association. Révélateur de la dynamique présente dans de nombreuses associations travaillant avec des jeunes issus des milieux populaires, cet échange illustre la tension dans laquelle les animateurs et animatrices se trouvent : proposer des activités qui tiennent compte des obligations des bailleurs de fonds, de l’approche politico-pédagogique de l’association et de ses ressources, de leurs compétences professionnelles : sportives, artistiques, éducatives… et des besoins et désirs des jeunes tout en cherchant à faire de ceux-ci des citoyens responsables, actifs, critiques et solidaires à travers leurs mises en place. Tout un programme !
Ces activités, dont la cohérence première provient souvent de la mise en place d’un atelier régulier basé la plupart du temps sur un mode d’expression —le théâtre, la photo, la vidéo, le street art, la sérigraphie—, n’en restent pas moins et avant tout des lieux de socialisation. Ce n’est donc pas seulement pour le théâtre, ni pour la vidéo ou la photo que les jeunes participent mais pour « être entre nous » et pour « faire autre chose que ce qu’on fait à l’école ».
Les ateliers seraient donc ainsi et surtout un espace d’expérimentation entre pairs. Sorte de « sas » où les jeunes viennent vivre des « expériences » et faire des « essais », ceux-ci participent à leur construction identitaire dans un cadre plus ou moins structuré et sécurisé. Il n’est donc pas étonnant qu’un autre jeune ait déclaré lors de l’évaluation finale de ce projet qu’ « on n’était pas à fond comme l’année passée parce que c’est l’adolescence ».
Symptomatique de cette période d’apprentissages, il est ainsi demandé aux animateurs de bénéficier de leur indulgence et de pouvoir ne pas être totalement engagé. C’est-à-dire d’accepter le flottement caractéristique de la jeunesse. Car bien que l’engagement soit souvent synonyme d’adhésion à une cause, à un collectif, à un projet, il doit être, dans le cadre des activités proposées par les associations, ni trop léger ni trop lourd afin de laisser chaque individualité se réaliser elle-même au sein du projet collectif et ainsi lui permettre de construire son identité par la définition de son rapport au monde.
Car c’est d’une part en expérimentant l’action collective au sein d’un projet de groupe et d’autre part en questionnant et agissant sur les enjeux de ce monde que les jeunes vont progressivement se doter des outils de leur engagement citoyen. En ce sens, et au-delà du médium utilisé —théâtre, photo ou vidéo—, la thématique sur laquelle porte le projet est tout aussi fondamentale, si pas plus, comme l’ont rappelé certains jeunes : « J’ai un peu apprécié la thématique mais j’aurais aimé que c’est nous qui la choisissions à travers un débat entre nous ». « J’aurais bien aimé comme l’année passée, qu’on puisse choisir notre pièce car quand on l’a choisie on a donné plus que cette année où on avait déjà un thème, et c’est dommage ».
Si la proposition d’un atelier régulier basé sur un moyen d’expression permet l’émergence d’une action collective, il n’en élucide pas pour autant l’objet de cet engagement. Sur quoi va-t-on s’engager ? Quels sont les enjeux qui mobilisent le groupe et sur lesquels les participants, en tant que groupe, veulent agir ? Il n’est donc pas surprenant que les jeunes quand il leur a été demandé s’ils voulaient refaire un projet théâtral aient répondu : « Pourquoi le théâtre ? Notre groupe, ce n’est pas seulement du théâtre. Il faut agrandir le projet ». « Pourquoi encore du théâtre ? On peut faire autre chose. On doit y réfléchir ensemble ». S’inscrivant bien dans la recherche d’expériences collectives que le groupe ne pourrait vivre sans l’intermédiaire de l’association, il a ainsi accepté de participer à différentes activités qui lui permettraient de définir son nouveau projet.
Suite à une visite au Musée du capitalisme et à une balade sonore « D-Tour » dans leur Molenbeek historique, il est rapidement apparu que c’est d’eux, de leur quartier, de la stigmatisation ambiante qui entoure leur commune depuis fin 2015 qu’ils veulent parler à travers la réalisation d’un projet vidéo. C’est donc en interrogeant leur rapport au monde, à leur monde, au regard des évolutions sociales, politiques, économiques, culturelles qui le caractérisent que les jeunes ont pu se positionner sur la parole et l’action qu’ils veulent porter. Bien que ce merveilleux travail porté par les animatrices ne se réclame pas formellement de l’éducation à la citoyenneté mondiale solidaire —et encore moins de l’éducation au développement—, il s’y inscrit pleinement. Car s’appuyant sur une démarche pédagogique en prise avec les défis de ce monde, il permet au groupe de se positionner comme acteur à travers un engagement concret, individuel et collectif.
Et c’est en ce sens que le travail des ONG devrait pouvoir se rapprocher des associations socioculturelles, en mettant à leur service les liens qu’elles entretiennent avec l’Autre - proche ou lointain - et avec les visées de changement social qu’elles portent. Car bien que l’animation socioculturelle n’échappe pas en partie à la dérive consumériste de nos sociétés capitalistes, elle n’en reste pas moins source de nombreuses opportunités pour toutes les associations qui travaillent à l’émancipation des jeunes issus des milieux populaires en les accompagnant dans leurs expérimentations et constructions identitaires.
Néanmoins, les points d’achoppement peuvent être nombreux vu les différences de logiques institutionnelles qui guident leurs actions. Partant le plus souvent des publics avec lesquels elles travaillent et de leurs besoins dans leurs liens avec des associations de jeunes, les ONG ont souvent tendance à prioriser la porte d’entrée thématique en proposant à leurs partenaires, qui se trouvent souvent en milieu scolaire, des animations « clé sur porte » s’intégrant à un projet plus large de sensibilisation sur, par exemple, le commerce équitable, les droits humains ou l’agroécologie.
Censées stimuler la recherche et la mise en place de pistes d’actions par les publics à qui ils s’adressent, ces activités restent le plus souvent caractérisées par une approche transmissive où seules les méthodes actives et participatives utilisées donnent l’impression d’avoir permis la mobilisation des participants. Si cette approche d’éducation à la citoyenneté mondiale solidaire peut s’appliquer au milieu scolaire qui propose un cadre contraignant, elle a toutes les chances d’échouer avec des jeunes issus des milieux populaires. Non qu’ils soient moins préoccupés par les enjeux de ce monde mais parce que les expérimentations collectives qu’ils recherchent impliquent l’aventure, l’incertain, le tâtonnement, l’erreur, l’inconnu, c’est-à-dire le désir [1].
« Au moins une année de détente. Pas chaque année un projet » (Nawel, 14 ans, lors d’un échange sur les projets futurs à la maison de quartier Rive Gauche, à Molenbeek).
La méthodologie du projet est pratiquée par la quasi-totalité des acteurs associatifs sous la pression de la grande majorité des bailleurs de fonds qui distillent une idéologie gestionnaire à travers les subsides basés sur des appels à projets. Aux antipodes de ces pratiques, les initiatives dont les jeunes sont porteurs ont rarement à voir avec la logique planifiée et rationalisée de l’idéologie du projet. Si ces jeunes ont envie d’aider, de voyager, de rencontrer des personnes, de découvrir d’autres cultures, comment organiser ces envies dans un cadre qui fige pour l’ensemble du projet son déroulement et ses résultats (sic !) ?
Malgré sa connotation essentiellement positive, nombreux sont les animateurs et les animatrices qui ont des difficultés à mettre en place un projet avec leurs groupes [2]. Non que la mise en place d’une action avec un but, une aspiration, une finalité commune soit problématique, au contraire, mais parce qu’il est très difficile de déterminer en amont le cheminement pour l’atteindre et surtout de motiver les jeunes. Il est ainsi important de distinguer le projet —ou la pédagogie du projet— de la méthodologie du projet qui implique une instrumentalisation du présent au profit d’un futur idéalisé et qui place ses participants comme simple producteurs d’actions planifiées dont les résultats sont déjà connus.
Néanmoins, le refus de la méthodologie du projet ne doit pas pour autant empêcher le groupe de définir progressivement les étapes de son action collective, c’est-à-dire de construire son projet au fur et à mesure de ses cheminements. S’il n’y a donc pas planification, il y a bien organisation, questionnement, essai, erreur, réorientation… La tâche des organisations est donc de permettre et de faire émerger ces « trouvailles » de groupe en s’adaptant constamment aux aléas du projet tout en jonglant entre les obligations qui les lient aux bailleurs de fonds et la réalité de terrain. Sortir de la logique « axée résultat » prônée par la méthodologie du projet est ainsi une nécessité, si l’on veut favoriser l’émancipation des publics et la repolitisation des actions éducatives.
Cette conciliation entre les temps institutionnels des organisations et les rythmes de la vie des jeunes passe ainsi nécessairement par l’acceptation de l’incertitude et le deuil de la volonté de maîtrise qui est souvent plus contraignante que libératrice pour le groupe.
« Les jeunes issus des milieux populaires ne s’engagent que sur des actions concrètes, ponctuelles et qui touchent à leur environnement quotidien » (Propos d’un coordinateur de Maison de jeunes à Bruxelles, 2016).
Bien que l’« engagement soit le graal de toute action d’l’éducation à la citoyenneté mondiale solidaire », comme dit une animatrice d’ONG, reste à savoir comment amener les jeunes à vouloir s’engager. D’autant que la jeunesse est par nature le temps de l’indétermination, de l’incertitude, de la précarité, de l’informel, de la construction identitaire en cours, les différents selfs étant non encore acquis ou expérimentés... [3]. Dans une période où les grands marqueurs idéologiques ne sont plus structurants et où les formes conventionnelles de participation à la vie publique —le vote, l’adhésion à un parti politique et ou un syndicat sont en net recul, les jeunes issus des milieux populaires se dirigent plus facilement vers les associations qui constituent bien souvent des espaces d’action collective localisée et pragmatique en prise avec leurs réalités de terrain.
Loin de la logique d’affiliation partisane, la participation à une association est ainsi un moyen de vivre une expérience précise, plus qu’une finalité en soi. Les jeunes ont en ce sens un rapport ambivalent à l’association de laquelle ils attendent soutien et appui tout en réclamant des marges d’autonomie de plus en plus grandes en fonction de leur âge.
Si le militantisme descendant basé sur des valeurs et revendiqué comme une intervention visant à transformer l’ordre social est en net recul, et ce d’autant plus dans les couches populaires, c’est à partir de l’engagement inductif basé sur des actions utiles, en nette augmentation, que les animateurs peuvent re-politiser leurs actions avec les jeunes. Partant de tous les comportements « infra-politiques » qui se veulent être des comportements de résistance individuelles aux pouvoirs en place —resquiller le métro, obtenir des lettres de refus de la part de « faux employeurs » pour leurs dossiers du chômage, occuper un logement vide...— , il y a matière à questionner les rapports de domination et à organiser des pratiques moléculaires de désobéissance pour faire émerger de forces politiques collectives porteuses de revendications.
Si les acteurs traditionnels de l’éducation à la citoyenneté mondiale solidaire veulent « trouvailler » avec les jeunes issus des milieux populaires et les associations qui en sont proches en les considérant comme des acteurs de changement, ils doivent pouvoir transcender leur posture transmissive et accepter l’incertitude de l’expérimentation à partir des comportements infra-politiques dont ils sont porteurs. Si ces « pratiques concrètes de résistance dissimulée » [4] ne suffisent pas à elles-seules à faire émerger un agir ensemble politique, elles peuvent sans nul doute constituer les déclencheurs d’un questionnement sur le devenir collectif de notre monde.
Article écrit suite à l’accompagnement de la Maison de quartier Rive Gauche à Molenbeek entre septembre 2015 et juin 2016.
[1] Scop le pavé, Le projet.
[2] Propos recueillis auprès d’une animatrice socioculturelle travaillant en région wallonne avec différentes associations de jeunesse.
[3] Rosini, L’engagement des jeunes : définitions, paradoxes et synthèses des études sur le sujet, Actes des 39e Rencontres nationales du RNMA, Paris, 2013
[4] Y. Citton, Nécessités et insuffisances de l’infra-politique, in L’infra-politique : une autre manière de faire de la politique ?, conférence du 14/11/2013, Lyon.