Polyphonies migrantes 

Mise en ligne: 1er décembre 2016

Discours et énoncés polyphoniques sur les migrations, par Jean Claude Mullens

Dans le cadre de la recherche-action menée par ITECO sur les publics peu touchés en éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire, nous avons animé en 2015 avec mon collègue Joris De Beer, à Bertrix, au Luxembourg belge, une formation de trois jours à l’approche interculturelle. Expérience assez rare, le groupe était constitué à la fois de femmes volontaires actives dans le groupe Interculturalité de Vie féminine à Bertrix, et de professionnelles issues de Vie féminine, du service Education populaire du centre culturel, du CPAS et de la commune de Bertrix.

A cette hétérogénéité due à la présence de volontaires et de professionnels, de première et de deuxième ligne, s’ajoutaient d’autres facteurs de diversité comme l’âge, l’ancienneté d’installation dans la région, les religions et spiritualités, les classes sociales, les diplômes, les états-civils, et les origines nationales... Parmi les pays d’origine des participantes, on trouvait bien sûr la Belgique, mais aussi l’Algérie, le Madagascar, le Maroc, et la Turquie.

A l’issue des trois journées de formation, nous avons décidé de nous réunir à nouveau pour visiter Bruxelles, découvrir des projets associatifs liés à l’interculturalité, mais aussi pour échanger, dans le cadre de la recherche-action d’ITECO, autour des représentations des migrations et du développement.

Le travail avec le groupe de Bertrix a révélé une dimension cachée de la contribution des migrants à l’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire. Cette contribution nous semble renvoyer à la production de discours polyphoniques sur les migrations et le développement dans différents espaces sociaux.

A l’issue du travail avec le groupe de Bertrix, une nouvelle question a émergé : dans quelle mesure les personnes migrantes - par l’intermédiaire de leurs discours et d’énoncés polyphoniques - contribuent-elles à élargir et diffuser le sentiment et la conscience d’appartenir à un monde beaucoup plus large au sein duquel se tissent ou pourraient ou devraient se tisser des relations de savoir, de plaisir et de solidarités ?

Cette question nécessite de préciser le concept de polyphonie, qui comme l’explique Jean-Claude Ascombre émerge à la fin des années septante lorsque diverses approches en linguistique « posent sous une forme ou sous une autre la question de l’existence de discours à plusieurs voix. Le fond du problème est bien connu, et concerne la thèse de l’unicité du sujet parlant. Toile de fond – le plus souvent implicite – de nos grammaires normatives et de nombre de théories linguistiques contemporaines, cette thèse considère tout énoncé comme l’œuvre d’un seul acteur. A l’inverse, l’optique polyphonique considère tout texte comme le lieu d’une multiplicité de « voix » qu’il met en scène. (…) C’est l’hypothèse d’une hétérogénéité énonciative, un énoncé est susceptible de faire entendre plusieurs voix, et non la seule voix de son locuteur-sujet parlant [1] ».

Les proverbes, les formules sentencieuses qui s’expriment lors des formations, peuvent ainsi être analysés sous l’angle de la polyphonie. Gresillon et Mainguereneau expliquent par exemple au sujet du proverbe qu’il s’agit « du discours rapporté par excellence. Il reprend non les propos d’un autre spécifié, mais celui de tous les autres, fondus dans ce « on » caractéristique de la forme proverbiale. Non seulement, comme dans la polyphonie ordinaire, la responsabilité de l’assertion d’un proverbe est attribuée à un personnage distinct du locuteur, mais encore elle mêle la voix du locuteur à toutes les voix qui ont proféré avant lui le même adage  [2] ».

Que faire, alors ?

Une participante a ainsi décrit de manière polyphonique ce qu’elle voyait et entendait s’exprimer, les autres voix, dans une photo d’une file de migrants marchant sur les rails d’un chemin de fer : « Une image qui montre le chemin de l’espoir. Partir pour construire la vie. Ils se disent : de toute façon, je vais mourir si je reste. Oui, une image d’espoir, fuir la guerre. En même temps, c’est difficile, comme pour les Kurdes qui doivent aller en Turquie, puisqu’ils sont aussi en guerre avec les Turcs. C’est le chemin de l’espoir, mais c’est aussi un chemin de souffrance. Devoir quitter son pays, c’est une souffrance, puis le chemin vers l’espoir est semé de souffrances (…). Evidemment, il y aussi tous ceux qui ne peuvent pas quitter leur pays. On voit à travers l’image qu’ils ont pris peu de bagages. Ils ont tout laissé derrière eux. Ils risquent leur vie malgré tout, ils risquent quelque chose, mais ils risquent plus encore en restant au pays, avec la guerre. S’ils restent au pays, ils risquent leur vie, ils risquent déjà de mourir avec la guerre. Est-ce qu’ils marchent vers un espoir qui ne se réalisera pas ? Déjà en Turquie, j’imagine la façon dont ils seront accueillis… D’accord, ça sera déjà mieux que rien, ils vivent, c’est déjà beaucoup, même s’ils ne sont pas heureux en Turquie, mais ils préfèrent quand même mourir dans un pays où il n’y a pas de bombardements… ».

« On voit bien qu’ils ne partent pas se promener, ce n’est pas une ballade. Il y a la guerre un peu partout. Par rapport aux Kurdes, il y a la guerre en Syrie. La Turquie pense avoir un droit de vie ou de mort sur les Kurdes, à cause de différences religieuses, des différences de cultes entre Turcs et Kurdes. Il y a un manque de respect des Turcs. Pour eux, « ma langue, c’est ma vérité ». Pour eux, les Kurdes n’existent pas. Les Turcs n’acceptent pas les Kurdes, mais ils leur disent en même temps que la Turquie leur donne tout. Si l’Europe faisait la même chose avec vous, la Turquie, comme avec nous, les Kurdes, si elle vous bombardait, vous ne seriez pas d’accord, pourquoi alors vous le faites avec nous, les Kurdes ? ».

« Les guerres, les migrations, c’est aussi à cause de la dictature. Si on lutte pour ses droits, si on manifeste, on nous envoie en prison. Je suis Kurde et musulmane. Par rapport aux solutions, il faudrait mobiliser les qualités humaines, avoir de la compassion, de l’humanité pour l’autre. Pourquoi toujours mettre l’accent sur les différences ? On devrait pouvoir se rapprocher des autres malgré ces différences. C’est important de savoir partager, d’aider. On a tous besoin de soutien. Grâce aux autres, on peut partager la vie. Il ne faut pas laisser les gens dans la merde, il faut les aider pour sortir la tête de l’eau. Dans tout ça, il faut pouvoir aussi exprimer ses émotions, dire ce qu’on a vécu soi-même, ça donne du sens… ».

Quelqu’un d’autre : « Oui, mais, le peuple, nous, on est des moutons ». Suit un échange un peu tendu. Une autre participante : « C’est à cause de la dictature. S’il y a des manifestations, on envoie les personnes qui luttent pour leurs droits en prison ».

Par rapport à une autre image de migrants, une famille, un père, des enfants, suivent les voies de chemin de fer… « On voit des personnes démunies. Ils ont tout laissé là-bas. Ils fuient. Ils suivent les voies du chemin de fer pour trouver la paix, la sécurité, trouver une terre d’asile. Ils ont des visages tristes, inquiets. Il y a de la détresse. Mais pour nous, tout ça c’est de l’imaginaire, on n’a pas connu la guerre… ».

Quelqu’un d’autre, par rapport à une image de réfugiés derrière des barbelés : « On voit des personnes dans un lieu fermé. Elles cherchent à fuir. Des personnes leur donnent à boire. On voit de la tristesse sur les visages, de la souffrance. Les visages sont marqués par la peur. Ils ont soif. Avec cette barrière, on se demande, est-ce qu’ils arriveront à sauter au-dessus, à franchir cette misère ? Ca me fait penser au ghetto. On a envie de leur tendre la main pour qu’on vienne les aider. On voit un papa, un grand frère, on dirait qu’il dort debout. On se demande, d’où ils viennent ? D’après leur physique, on dirait des Syriens ou des Irakiens. Pourquoi est-ce comme ça ? C’est la domination du plus fort sur le faible. C’est une histoire de religion, chacun se dit que ce sont mes pratiques qui sont les vraies. C’est l’ignorance par rapport à la religion. Beaucoup de musulmans pratiquent la religion comme ils l’entendent et pas par rapport au Coran : « Untel m’a dit qu’il fallait faire comme ça ». Chacun traduit le Coran comme il veut ».

Cette impression d’être face à des discours polyphoniques, d’entendre plusieurs voix, d’autres voix dans la personne qui parle, je l’ai eue à plusieurs reprises, ces derniers temps, dans d’autres groupes, autour d’autres énoncés tout aussi polyphoniques mais davantage « xénophobes » par rapport à l’accueil et l’intégration des migrants :

  • Charité bien ordonnée commence par soi-même : « Nous accueillons trop d’étrangers ». « Nous n’avons pas ou plus les moyens de les accueillir correctement ». « Il faut d’abord aider les pauvres d’ici, ceux de chez nous ». « Il faut instaurer la préférence nationale ». « Les étrangers, des privilégiés ». « Les étrangers, les réfugiés sont beaucoup plus aidés que les Belges qui vivent dans la pauvreté ». « Dans notre propre pays, les Belges passent au second plan ». « Pour les pouvoirs publics et les élus, on passe après les étrangers ». « Les étrangers bénéficient de privilèges et de facilités d’accès aux aides sociales, au logement, au travail ».
  • Toujours se victimiser pour nous culpabiliser : « Les réfugiés viennent en Belgique car ils savent qu’ils pourront y recevoir une aide financière et des avantages sociaux ». « Pour obtenir ces avantages, ils n’hésitent pas à mentir, à jouer les victimes (« à se victimiser »), et à nous faire passer pour des racistes si on ne les aide pas ». « On est chez nous » : « Les étrangers, les réfugiés nous obligent à modifier et à renoncer à notre culture et notre mode de vie et notre identité ». « C’est nous qui devons nous adapter à leurs coutumes, alors que nous, nous sommes chez nous ». « Ils ne font pas d’effort pour s’intégrer et s’assimiler ». « C’est à nous de nous intégrer à eux ». « Ils ne font pas d’effort pour s’intégrer à nous, ils gardent leurs coutumes ». « Si nous on va chez eux, on fait des efforts pour s’intégrer, alors que eux quand ils sont ici, ils ne font rien pour s’intégrer ». « Alors que les immigrés italiens, espagnols, portugais faisaient tout pour s’intégrer, eux, ils ne font rien ».
  • Avec leurs coutumes : « Quand on fait un barbecue, on ne peut plus manger ce qu’on veut, du porc, il faut de la viande hallal ». « Si on fait une fête, si on veut boire une goutte d’alcool, c’est interdit, c’est compliqué, ils font toute une histoire ». « Le foulard et les autres signes religieux, ça devrait être interdit, surtout dans les services publics ». « Refuser de serrer la main à une femme ou à un homme, c’est un manque de respect pour l’égalité entre hommes et femmes ».
  • On vit sous une menace permanente : « Sans généraliser, c’est surtout la deuxième génération, contrairement à leurs parents, qui se replie sur la religion, ils deviennent vindicatifs, dangereux ». « Avec le terrorisme, on ne peut plus vivre en paix ». « On doit faire attention dans les espaces publics ». « Depuis les attentats, on sait que ça peut arriver à n’importe qui, n’importe où ».

Et ainsi, d’autres discours et énoncés polyphoniques… D’un point de vue pédagogique et politique, le concept de polyphonie pourrait aider l’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire à redéfinir ses critiques de l’opinion commune, de la doxa, de la « sagesse des nations », ouvrir aussi à des questionnements méthodologiques sur notre rapport pédagogique et politique, notre responsabilité, celle des participants et locuteurs par rapport à leurs discours et énoncés dans les processus de formation.

Par rapport à la question de la responsabilité, Marion Carel et Oswald Ducrot décrivent justement trois attitudes possibles du locuteur vis-à-vis d’un contenu polyphonique. La première est de « poser » ou « prendre en charge » le contenu même si on ne s’en déclare pas à l’origine. La deuxième attitude consiste à mettre ce contenu hors discours, à refuser d’en faire un objet possible de discussion : « le contenu accordé est attribué à un ON-énonciateur, à une sorte de doxa ou de voix publique ». La troisième attitude est l’« exclusion » qui consiste à déclarer « la fausseté d’une de ses propres croyances, non seulement d’une croyance que l’on a eue autrefois, mais d’une croyance que l’on a encore au moment où l’on parle et qui commande la parole [3]. » 

Cette troisième attitude s’exprime parfois à l’issue d’une formation : « Vous savez, je ne suis pas toujours de mon opinion, et d’ailleurs ma fille ou mon mari ou mon voisin ou mes collègues m’aident beaucoup pour changer d’opinion, vous savez ? ». Mais faire dialoguer, critiquer, s’opposer toutes ces voix à la fois intérieures et extérieures à nous, en nous, n’est-ce pas aussi une autre définition de l’éducation populaire et permanente ?

[1Jean-Claude Anscombre, La comédie de la polyphonie et ses personnages, Langue française, 2009-4, n°164, p. 11-31.

[2A. Gresillon et D. Mainguereneau, Polyphonie, proverbe et détournement ou Un proverbe peut en cacher un autre, in Langages, 1984, vol. 19. N°73 pp. 112-125

[3Vigny, Stello, chapitre 5 : Je ne suis pas toujours de mon opinion.