Présentation : La non-innocence dans le rapport à l’altérité

Mise en ligne: 1er décembre 2016

Peut-être que nous ne sommes pas coupables du conformisme de nos démarches pour répondre à un monde qui change. Mais pas innocents non plus, par Chafik Allal

Dans le milieu de l’éducation au développement, à la citoyenneté mondiale et solidaire, tout comme d’autres questions sociétales liées à la mixité des groupes ou des tribus (comme on dit parfois dans la novlangue urbaine), les questions à l’origine des articles du présent numéro d’Antipodes existent depuis longtemps ; elles ont rarement été considérées comme prioritaires. La mixité des groupes reste une bonne intention, espérée, défendue ou imaginée, ici et là, mais rarement on a réussi à construire des dispositifs la facilitant.

Evidemment que beaucoup d’ONG et d’associations aimeraient avoir des groupes avec une présence de jeunes d’origine populaire et de migrants, en même temps que le public actuel. On a pu néanmoins constater que dans le contexte actuel, en Belgique, ça reste rare d’y arriver. Si personne n’est coupable d’une telle situation, personne n’est innocent non plus . Nous laissons faire, nous consacrons peu de temps, ou en tous cas pas suffisamment pour aller construire avec eux des dispositifs qui intègrent, intéressent, amènent des publics hétérogènes. La « diversité » des processus s’en trouve affectée, et nous nous retrouvons à « parler de », « dire au nom de », « défendre les » sans avoir leur avis, leur point de vue politique, ni leur contribution.

Ce numéro d’Antipodes présente succinctement les polyphonies d’une recherche, d’un début de quelque chose qui est plus ouvrant que donné sous forme de résultats. Parce que cette histoire est compliquée et nous refusons de la simplifier. Nous avons arpenté des chemins nouveaux pour pouvoir faire face à nos faiblesses et nos insuffisances en toute humilité et tenter de comprendre pourquoi les jeunes des classes populaires et les migrants sont peu présents à nos formations.

Nous avons écouté et tentons maintenant de nous décentrer pour travailler plus avec ces publics, seuls ou bien mélangés aux publics habituels. Nos questions et celles des articles commencent par « Pourquoi ça ne les intéresse pas ? Est-ce le sujet ? La forme ? Nous ? ». Le « nous » référant aux personnes du milieu, pas uniquement à celles d’ITECO. Nous avons arpenté de nouvelles rues pour connaître de nouveaux lieux et de nouvelles personnes, et nous avons également arpenté de nouvelles façons de penser ces questions-là. De façon non-innocente. Avec plaisir et inconfort, curiosité et responsabilité. Ce dont il s’agit-là et ce qui est contenu constitue les germes d’une question interculturelle : là où on nous pousse au « vivre-ensemble » nous voulons de « l’agir-ensemble », ici ou ailleurs, et maintenant. Ce qui transparaît assez souvent dans quelques réponses données est le conformisme de nos démarches, au sein des associations et des ONG, pour répondre de la même façon à un monde qui change. Et peut-être que là non plus, nous n’en sommes pas coupables. Mais pas innocents non plus.

Autre chose qui transparaît assez bien : ces « publics de la diversité » comme on les appelle parfois, ne sont pas dupes. Ils voient bien ou comprennent intuitivement que dans le milieu progressiste comme dans d’autres milieux conservateurs, on peut dire que pour le moment ils n’ont pas forcément plus de place ni plus de pouvoir. Et ils ne veulent parfois pas déléguer leur pouvoir aux autres pour qu’ils prennent soin de leurs revendications. Et c’est dans notre milieu, en son sein, qu’il y a matière aujourd’hui à questionner les rapports de domination et à organiser des pratiques moléculaires de désobéissance pour faire émerger des forces collectives porteuses de revendications qui intègrent tout le monde et ne restent pas le fait des classes moyennes construisant des actions basées sur un imaginaire de la classe moyenne avec des objectifs de la classe moyenne, pas coupables mais pas innocents non plus.

L’occasion fait le larron, je ne sais pas pourquoi les articles et entretiens du présent numéro d’Antipodes font résonner en moi ce passage, reçu récemment d’un ami, d’un article de Vinciane Despret qui permet de penser toutes ces notions : culpabilité, victime, innocence, responsabilité…

« Le thème de la culpabilité revient souvent chez Haraway. Elle pourrait apparaître comme l’autre de l’innocence. Mais c’est cette alternative que Haraway justement refuse, par le choix en quelque sorte incontournable que cette alternative assigne : celui entre victime et coupable. Cette assignation revient à exiger de la part de la victime une innocence totale, elle lui enjoint d’être une victime impeccable. Une exigence exorbitante, puisqu’elle requiert une mise en ordre de ce qui, justement, ne peut pas être mis en ordre, de ce qui ne demande ni aveu, ni culpabilité, ni innocence,ni rédemption, mais curiosité dans le plaisir et l’inconfort, et responsabilité. Une attention aux conséquences, non aux causes : une réponse, pas une explication, quelle qu’elle soit. Ce lien entre l’innocence « irresponsable », la tentation d’harmoniser le désordre et la confusion entre réponse et explication se tisse lorsqu’Haraway écrit de la culpabilité qu’elle relève finalement de « cette arrogance cosmique de la culture américaine [dans ce cas-ci, la nôtre], qui nous mène à croire que toutes les fautes ont leurs causes et qu’il nous est possible de les identifier ». « Les dieux, conclut-elle, doivent bien se moquer de nous ».

Pour qu’ils se moquent un peu moins de nous, il nous reste à faire le chemin. Les articles qui suivent permettent de commencer votre propre arpentage, si vous en avez envie, en toute non-innocence.

Je vous souhaite une bonne lecture.