Une sixième génération de l’éducation au développement

Mise en ligne: 13 novembre 2014

L’histoire récente apporte de nouveaux ingrédients aux pratiques des acteurs, par Cécile Imberechts

En 2000, Manuela Mesa Peinado publiait un document qui allait devenir une référence pour les acteurs de l’éducation au développement en Europe : L’éducation au développement, entre charité et citoyenneté globale [1]. Son analyse montrait l’évolution des concepts et modalités de l’éducation au développement à partir de la fin de la Deuxième guerre mondiale jusqu’à nos jours et distinguait cinq grandes générations de l’éducation au développement. La plus récente, intitulée « éducation pour la citoyenneté globale », prenait sa source dans le contexte des années nonante… Plus de vingt ans après, nous avions envie d’esquisser ce que pourrait être la sixième génération de l’éducation au développement. Autoportrait.

Ingrédients de la cinquième génération

L’auteure de la théorisation en cinq modèles de l’éducation au développement nous met en garde : ces cinq générations ne forment pas une catégorisation linéaire. Il s’agit de processus historiques complexes dans lesquels les discours et les pratiques de l’éducation au développement ont évolué de manière irrégulière : en réalité, les actions proposées par un acteur déterminé peuvent montrer simultanément des caractéristiques de l’une ou l’autre génération. Aujourd’hui, les enjeux et défis de cette cinquième génération appelée éducation à la citoyenneté globale demeurent ainsi totalement d’actualité : l’éducation au développement vise toujours la compréhension des interdépendances entre le Nord et le Sud, ainsi qu’entre le vécu des personnes et des questions macrosociales, elle lutte contre la pensée unique et la marchandisation du monde, vise l’engagement de tout un chacun pour un monde plus juste et plus équitable, promeut la mise en réseaux d’acteurs du Nord et du Sud autour de préoccupations et d’enjeux communs… Cependant, le contexte et l’histoire récente ont apportés de nouveaux ingrédients aux pratiques des acteurs de l’éducation au développement.

Impasses sociale et environnementale

Dans le contexte d’impasses sociale et environnementale dues à notre modèle de société –on parle aujourd’hui de faillite du développement- et au vu de la complexité des enjeux mondiaux, les ONG et les organisations de la société civile évoluent vers la recherche de nouveaux paradigmes dans lesquels le développement serait compris comme une responsabilité partagée par l’ensemble de l’humanité. La notion de « transition », qui sert désormais de repère conceptuel à de nombreux acteurs dans le monde [2], insiste sur l’aspect systémique du changement -les crises que nous traversons en sont la preuve- sur l’urgence de sortir du modèle capitaliste et sur la nécessaire transformation des valeurs culturelles fondées sur le matérialisme et le consumérisme.

L’éducation et la formation, dans ce contexte, ont un rôle primordial à jouer : l’Unesco, à travers la plume d’Edgard Morin [3], appelait déjà il y a plus de dix ans à revisiter profondément nos systèmes éducatifs afin de faire face aux enjeux planétaires actuels : un plaidoyer pour l’élaboration d’une éducation qui serait capable d’embrasser des enjeux éminemment complexes à partir de réalités partielles ou locales, de penser à la façon dont tout système construit ses savoirs et ses illusions, d’affronter les incertitudes par l’abandon du déterminisme, et qui se fonderait sur l’enseignement d’une identité et d’une citoyenneté terrienne commune.

Global, local, glocal ?

La solidarité internationale, fer de lance de l’éducation au développement, est une des voies possibles de sortie des crises. Ses défis, tels que décrits par le Crid en 2010 [4], s’articulent à divers enjeux centraux :

  • Refuser que la crise soit payée par les pauvres et les pays pauvres, exiger une justice sociale et environnementale.
  • Questionner la gouvernance mondiale et le rôle des institutions internationales, poser la responsabilité des entreprises et des Etats, exiger la participation démocratique des citoyens.
  • Empêcher les atteintes aux libertés démocratiques et le danger que l’urgence de la situation, notamment écologique, induise des décisions autoritaires.
  • Refuser les fausses solutions comme la relance productiviste, l’expulsion des migrants ou les agro carburants.
  • Prendre conscience que notre modèle de croissance, notre mode de vie, nous mènent dans une impasse, et redéfinir des modes de production et de consommation afin qu’ils soient écologiquement soutenables et socialement justes.

Ce dernier point nous ramène à une dimension de l’engagement parfois complexe pour les acteurs de l’éducation au développement : si le champ des luttes sociales est assez facile à articuler aux enjeux de l’éducation à la citoyenneté globale, nous nous situons dans le domaine du plaidoyer ; celui de l’expérimentation sociale -le domaine qu’on appelle souvent « les alternatives »- pose parfois question. En effet, l’exigence de sortir de la pensée unique et de la société de croissance amène les citoyens à une multitude d’actions, très ancrées dans le local, et dont la visibilité du lien avec le global ou la solidarité internationale est parfois difficile à appréhender à première vue. Peut-on dire ainsi que mettre une éolienne dans son jardin, créer un système de monnaie alternative ou un groupe d’achats groupés [5] sont des actes de solidarité internationale ? A bien y regarder, oui ! C’est une conséquence positive de la promotion de l’engagement pour des alternatives à un modèle basé sur la surconsommation et la déprédation des ressources. Cependant, ce champ de l’expérimentation sociale nous fait parfois sentir que le cadre de l’éducation au développement est devenu un peu étriqué.

Agir dans la complexité

La complexité des enjeux mondiaux et la faillite des grandes idéologies du XXème siècle ne nous permettent plus aujourd’hui de proposer un modèle de remplacement, une recette, une méthode claire et fiable pour construire un monde meilleur : alors que nous avons tous besoin de repères et d’optimisme, nos rêves d’une société idéale ainsi que les moyens pour l’atteindre s’évaporent souvent devant l’ampleur de la tâche et du peu de moyens dont nous disposons pour transformer la société. Face au danger réel du défaitisme, du pessimisme, du repli sur soi ou l’effet de paralysie, la pensée de la transition propose de nouveaux repères pour l’engagement : elle nous invite à faire le deuil d’un fantasme de changement radical –ce que Miguel Benasayag [6] nomme les passions tristes, une vision messianique du changement qui espère le « grand soir »- pour nous concentrer sur la façon dont nous sommes, chacun à notre niveau, déjà en train de changer le monde. Ainsi, beaucoup d’initiatives locales ne visent pas forcément à prendre le pouvoir pour défendre des droits mais plutôt à agir dans une situation singulière pour poser un acte de justice : ce faisant, elles créent de la puissance d’agir et transforment la société à leur échelle. Dans cette proposition, le rapport à la transformation globale ressemble plutôt à un effet papillon généré par le bas par toutes les initiatives émergentes dans le monde, plutôt qu’à un coup de baguette magique venu d’en haut [7].

C’est ce que Benasayag nomme l’engagement recherche, ou la posture du chercheur joyeux, qui nous invite à la refonte de nos imaginaires sociaux, à la créativité, à l’expérimentation, à la création d’espaces de liberté, et au renforcement de notre puissance d’agir.

En matière d’éducation au développement, ce mouvement de pensée nous invite à favoriser l’approche-processus plutôt que l’approche-résultat et à promouvoir une pédagogie de l’espoir : chaque jour, nous pouvons transformer le monde là où nous sommes.

Compétences personnelles et sociales

Cet ancrage de l’engagement dans le local nous fait parfois faire le grand écart par rapport aux enjeux de la solidarité internationale. Cependant, dans une étude parue en 2001, Johannes Krause [8] propose une modélisation qui nous permet d’actualiser notre réflexion sur les concepts et modalités de l’éducation au développement. Il y distingue trois grands champs d’action, qui répondent à des intentions et des visions différentes :

1. La sensibilisation : elle touche à des questions de développement assez larges. Son but : informer, toucher les personnes. L’approche est descendante.

2. L’éducation globale : elle porte principalement sur les questions d’interdépendances Nord-Sud. Son but : l’engagement, l’action responsable. Elle promeut les pédagogies participatives et se centre sur le sujet, les personnes. On fonctionne par objectifs et l’approche est normative : on souhaite changer chez les autres quelque chose (objectif) en vue d’une d’un modèle qui nous paraît juste et bon (norme).

1. Les compétences personnelles et sociales-life skills : ce champ de l’éducation au développement porte sur les questions de l’articulation entre global et local et les questions d’éthique sociale dans une société-monde. Son but est la transformation sociale. L’approche éducative promeut le soutien des initiatives et le renforcement du pouvoir d’agir : elle est fondamentalement ascendante, constructiviste, systémique et dynamique. Les résultats de l’action sont ouverts.

Ce repère des life-skills nous renvoie aux ressources nécessaires à la mise en place d’initiatives qui nous permettent de penser et de vivre autrement. Du coup, il englobe aussi les projets de proximité, de création de collectifs, de recherche d’auto-organisation et de participation démocratique, d’innovation environnementale et sociale.

Ce troisième champ nous permet ainsi de situer l’éducation au développement dans une nouvelle perspective, en l’articulant mieux aux mouvements de la transition, en évacuant la dichotomie entre éducation populaire et éducation au développement, et en questionnant fortement les limites du concept Nord-Sud tant il y a aujourd’hui de Sud au Nord, et du Nord au Sud. Il ne s’agit donc plus de faire le grand écart entre solidarité internationale et promotion d’alternatives locales, dont les visées se rejoignent dans nos démarches de transformation sociale, mais bien de reconnaître les limites, et souvent l’obsolescence de certaines catégorisations face à la vitalité et à l’extraordinaire bouillonnement des dynamiques de changement social. Comme le dit Miguel Benasayag : « s’engager, s’est être happé par la vie ! ». C’est bien à cela que nous invite cette sixième génération.

[1] Manuela Mesa, Educación al desarrollo, entre caridad y ciudadanía global, Centro de Investigación para la Paz, 2000.
[2] The Great Transition in Civil Society Organisations lab’s de Concord, 2013.
[3] Edgar Morin, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Unesco, 1999.
[4] Lucille Thiebot, Face à la crise, prendre le tournant des solidarités, Crid, juin 2010.
[5]Groupe d’achats solidaire de l’agriculture paysanne.
[6] Miguel Benasayag et Angélique Del Rey, De l’engagement dans une époque obscure, Le Passager clandestin, 2011.
[7] Voir à ce propos la note de travail réalisée dans le cadre du jeu de la ficelle des alternatives, Rencontre des continents et Quinoa sur la pensée de Miguel Benassayag, juin 2012.
[8] Johannes Krause, DE Watch study, Deeep steeringgroup 2010.