L’éducation au développement se doit de prendre les gens là où ils sont et de leur faire gagner quelques galons dans l’échelle de la solidarité, par Xavier Dejardin et Laurent Deutsch
Une part importante des actions d’éducation au développement ont lieu dans les établissements scolaires, en particulier dans ceux d’enseignement secondaire. De nombreuses discussions avec des enseignants, avec des directeurs d’école, mais aussi avec collègues d’autres ONG ont fait apparaître une présence considérable dans les établissements d’enseignement général par rapport à ceux des enseignements technique et professionnel.
Plusieurs hypothèses circulent sur les raisons qui expliqueraient cela. L’une d’elles incrimine le fait que les « auteurs » d’éducation au développement, les membres du personnel des ONG dédiés à cette tâche, sont eux-mêmes issus de l’enseignement général. Ils en maîtrisent les codes, la culture spécifique. C’est un univers connu et rassurant. Ceci expliquerait leur inclination naturelle à s’adresser à l’enseignement général.
Une deuxième hypothèse s’appuie sur le sondage mené à bien en 2004 par la DGCD sur la connaissance, par le public, des thèmes liés à la solidarité internationale et leur réceptivité à leur égard. Les élèves ayant fréquenté l’enseignement général présentent des valeurs plus encourageantes que ceux issus de l’enseignement technique qui, à leur tour, présentent des résultats plus élevés que les diplômés de l’enseignement professionnel. Il serait plus agréable et plus « porteur » de s’adresser aux élèves a priori les plus réceptifs.
Une troisième hypothèse repose sur l’idée de percolation des idées. Si certaines « élites » s’approprient un point de vue, d’autres finiront progressivement par le faire leur. Ainsi par exemple la nécessité de protéger l’environnement serait-elle née dans les milieux plus intellectuels et aurait-elle ensuite lentement contaminé d’autres publics. S’adresser aux « leaders » de demain – qui se trouvent majoritairement dans l’enseignement général, Bourdieu l’a assez démontré – pourrait donc être un choix stratégique – fut-il inconscient - d’allocation de ressources (trop) rares.
Une quatrième hypothèse est que les enseignants des établissements d’enseignement technique ou professionnel ne trouvant pas de support adapté au sein des ONG auraient renoncé à s’adresser à elles, cultivant, dans le chef de celles-ci, la conviction qu’il n’existe pas d’intérêt pour ces questions en dehors de l’enseignement général.
Iles de paix a fait le choix d’investir des ressources pour toucher davantage ce public visiblement moins concerné par les efforts des ONG. Il s’est donc agi d’examiner attentivement les éventuelles spécificités des élèves des enseignements technique et professionnel, les ambitions éducatives que l’on peut nourrir à son égard et méthodes pédagogiques les plus appropriées pour les atteindre.
La consultation de plusieurs dizaines d’acteurs, des interventions au sein même de tels établissements et la consultation de centaines de sources écrites ont permis de tirer quelques conclusions toujours provisoires.
Il convient prioritairement de souligner que les enseignements technique et professionnel ne sont pas un ensemble homogène. Ils recouvrent des options très différentes allant des matières les plus cérébrales aux plus manuelles, des plus habituellement dévolues aux jeunes gens à celles que ne fréquentent que les jeunes filles. La diversité des composantes culturelles (en particulier liées aux nationalités d’origine des élèves) est également une source de grande différenciation. Les généralités qui peuvent être proférées à l’égard des enseignements technique et professionnel ne peuvent donc être entendues qu’avec les réserves qu’impose le caractère très contrasté des réalités qu’ils recouvrent.
Les élèves des enseignements technique et professionnel sont, avant toute autre chose, des jeunes de 12 à 18 ans et, pour certains d’entre eux, au-delà. Ils ont, avec les autres jeunes (c’est-à-dire avec ceux qui fréquentent l’enseignement général), nombre de caractéristiques communes. Leur développement physique, par exemple, obéit aux mêmes lois naturelles. Et l’on sait combien les métamorphoses physiques – notamment au niveau hormonal – ont une influence sur l’humeur des jeunes. Ils sont, à cet égard, tous logés à la même enseigne.
Quelques éléments peuvent toutefois être mis en exergue, qui touchent davantage les élèves des enseignements technique et professionnel.
Premièrement, il existe une certaine corrélation entre le milieu social d’origine de l’élève et la filière (général, technique ou professionnel) qu’il fréquente. On peut donc, de manière générale, attribuer aux élèves d’une filière les caractéristiques du milieu social dont ils sont issus. Ainsi par exemple les enseignements technique et professionnel sont-ils proportionnellement plus fréquentés par des jeunes issus de milieux historiquement prolétaires. Ceux-ci se sont caractérisés par une longue lutte pour leurs droits fondamentaux et des mécanismes de solidarité de proximité. La sensibilisation à la solidarité internationale se heurte donc à un réflexe, ancré depuis plusieurs générations, de préservation prioritaire de son propre intérêt et de celui de son entourage proche.
Deuxièmement, si les élèves de l’enseignement général sont relativement à l’aise avec le recours à la conceptualisation, à l’abstraction et à la raison, les élèves des enseignements technique et professionnel ont, dans l’ensemble, une appréhension de la réalité qui passe davantage par l’expérimentation, la manipulation du concret.
Troisièmement, la hiérarchisation des filières a pour effet qu’aboutissent dans l’enseignement technique des élèves en situation d’échec dans l’enseignement général et dans l’enseignement professionnel des élèves en situation d’échec dans l’enseignement technique. Ces échecs et le parcours de ces élèves vécu comme une longue relégation endommage l’estime qu’ils peuvent avoir d’eux-mêmes. Le regard porté sur ces élèves par la société en général, mais plus particulièrement par la communauté éducative de leurs établissements scolaires ne favorise pas un phénomène de recouvrement de cette estime de soi.
Il convient enfin d’indiquer une différenciation des publics selon l’âge. En effet, les élèves des dernières années ayant accumulé un bagage professionnel plus important, ils s’approchent plus visiblement de la pratique professionnelle à laquelle ils aspirent. Il en résulte une relation plus harmonieuse avec l’institution scolaire et une ouverture accrue à ce qu’elle propose.
Ces éléments sont bien entendu très généraux. Ils ne disent rien sur les phénomènes de groupe, par exemple, qui rendent un groupe bien différent d’un autre. Ils ne rendent pas (assez) justice à l’engagement considérable et profondément bienveillant de nombreux enseignants qui figurent du reste parmi les plus innovateurs du monde enseignant. Combien d’innovations pédagogiques de l’enseignement général ne puisent-elles pas leurs racines dans des initiatives d’enseignants des filières technique et professionnelle ? Quelques traits offrent ici une esquisse, non une ligne claire…
Il convient, en prélude à la clarification des ambitions qu’une démarche d’éducation au développement peut avoir avec un public spécifique, expliciter le modèle auquel on se réfère.
L’éducation au développement peut être vue comme une démarche visant à l’engagement des personnes auxquelles on s’adresse en vue d’accroître leur empreinte en termes de solidarité internationale. Cette démarche d’engagement se nourrit des étapes suivantes :
1. Le sujet est informé. Il sait qu’une situation injuste existe.
2. Le sujet réagit, il en conçoit une émotion, un sentiment. Ce n’est pas automatique : certaines informations peuvent laisser certains de marbre. Notons que plusieurs sentiments différents sont possibles [1].
3. L’émotion donne lieu à une envie d’agir. Le sujet est décidé à faire quelque chose, à sa mesure, pour réparer l’injustice dont on l’a informé. Notons que certains sentiments sont plus enclins que d’autres à provoquer cette réaction, mais qu’il n’y a, à nouveau, aucune automaticité. La colère, le sentiment a priori le plus susceptible d’inviter à l’action peut s’exprimer sans lendemains.
4. Le sujet examine le problème de manière approfondie en vue d’en comprendre les mécanismes et de construire une action efficace. Cette phase est trop souvent négligée, notamment par ceux qui préconisent que ce qui compte, c’est l’action, fut-elle inutile. [2]. On voit ainsi apparaître de multiples actions spontanées sur lesquelles les spécialistes jettent un regard navré.
5. Le sujet agit réellement. Les ambitions de l’éducateur au développement peuvent être déclinées en fonction de ces cinq composantes de l’engagement. Soulignons leur caractère complémentaire : il suffit que l’un des maillons de la chaîne faille pour que toute la démarche échoue.
1. Recueillir de l’information
Les élèves des enseignements technique et professionnel peuvent parfaitement être tenus informés des inégalités dans le monde (vision macro) ou des conditions de vie difficiles d’autres personnes dans le monde.
2. Ressentir une émotion
Personne ne peut décider pour autrui les émotions qu’il doit ressentir. Certaines techniques de communication peuvent favoriser l’émergence de certaines émotions, mais il n’appartient pas à l’« éducateur au développement » (ni à aucun autre acteur éducatif, du reste) de contraindre quiconque à ressentir telle ou telle émotion, ni de fixer l’intensité avec laquelle il la ressent.
3. Vouloir agir
La volonté d’agir d’un sujet, c’est-à-dire la transformation qu’il opère d’un ressenti en une décision de faire quelque chose afin de résorber la situation qui suscite ce sentiment ne se commande pas. Elle peut toutefois être favorisée par :
Les élèves des enseignements technique et professionnel souffrent à cet égard d’un handicap particulier, auquel il est possible de remédier.
Premièrement, des chercheurs ont mis en avant que la fatalité est profondément ancrée dans la culture des classes populaires où les établissements d’enseignement technique ou professionnel recrutent la majorité de leurs élèves.
Deuxièmement, les mécanismes de relégation dont ces élèves ont le plus souvent été victimes ont écorné leur estime d’eux-mêmes. La confiance dans les effets de leur action individuelle est par conséquent sévèrement entamée.
La restauration de ces deux confiances – en soi et en la capacité de l’action de changer quelque chose – est une ambition éducative qui doit recevoir une attention particulière quand on s’adresse aux élèves des enseignements technique et professionnel.
4. Comprendre le problème
On pourrait a priori croire que le rapport à l’action des élèves des enseignements technique et professionnel les poussera à une action immédiate, irréfléchie. Ce serait sans compter sur l’impact d’une formation qui est toute tournée vers l’ordonnancement des actes. Nombre de métiers auxquels préparent les enseignements technique et professionnel impose une planification rigoureuse des actions et la prise en compte du résultat final dans l’élaboration de sa propre contribution. La réflexion qui doit précéder l’action est au centre de leur apprentissage.
Il n’empêche que dans le cas précis des inégalités Nord-Sud, la compréhension du contexte dans lequel ces situations injustes surgissent et des actions efficaces qui peuvent contribuer à réduire ces inégalités n’est pas aisée. Elle implique en effet de maîtriser des concepts qui peuvent s’avérer quelque peu abstraits.
Proposer une compréhension de ces enjeux accessibles à ces élèves est l’un des enjeux de l’éducation au développement.
5. Agir
L’action proprement dite ne pose habituellement pas de problème aux élèves des enseignements technique et professionnel. Ils bénéficient plutôt, à cet égard, d’avantages comparatifs certains par rapport à leurs alter ego de l’enseignement général.
Quelles méthodes pédagogiques ?
Il convient, au moment de construire son action d’éducation au développement, d’avoir à l’esprit un certain nombre d’éléments qui en favoriseront le succès :
Il faut, encore rappeler que les classes sont généralement moins peuplées que dans l’enseignement général. Les petites classes ne permettent pas de faire jouer la « loi des grands nombres » par laquelle une classe finit par en équivaloir un autre. Ici, tant les élèves que les enseignants, sensibles aux signes de reconnaissance, veulent être pris pour ce qu’ils sont : un groupe unique auquel est proposée une découverte unique. Le groupe sera, du reste, d’autant plus spécifique qu’il se construit autour d’une discipline professionnelle précise qui ne ressemble pas forcément aux pratiques des classes voisines.
Il en va de ces projets pédagogiques comme des projets de développement dans le Sud : c’est de l’artisanat, dans le sens noble du terme. La première qualité de l’animateur en éducation au développement sera l’écoute, l’empathie, la capacité à comprendre le contexte spécifique de vie du groupe dans lequel il introduira, à la manière d’un bienveillant cheval de Troie, la dimension de la solidarité internationale.
Les ONG et la grande majorité des conseils de participation pensent qu’est légitime la sensibilisation des élèves des enseignements technique et professionnel aux inégalités Nord-Sud. Le décret « Missions » lui confère un statut légal.
Iles de paix a longuement examiné les conditions dans lesquelles elle peut s’effectuer avec le plus d’efficacité et de pertinence. Le présent article n’a pu en livrer que les traits essentiels.
Il importe de rappeler une vérité que néglige parfois trop souvent le secteur : il est aussi important d’atténuer le racisme de quelqu’un que de transformer en militant accompli un militant déjà converti. L’éducation au développement se doit de prendre les gens là où ils sont et de leur faire gagner quelques galons dans l’échelle de la solidarité, même si, au départ, ils sont loin d’être adeptes de nos discours ! Ce faisant, elle participe à l’établissement progressif d’une nouvelle norme de plus en plus favorable.
Les élèves des enseignements technique et professionnel sont majoritairement issus de milieux statistiquement moins sensibles à la solidarité internationale. L’objectif pourra simplement être, parfois, de réduire leurs réticences. La modestie, on le voit, est de rigueur.
[1] La théorie des émotions de base conçue par le psychologue américain Paul Ekman en 1982 distingue six émotions de base : la joie, la tristesse, la peur, la colère, la surprise et le dégoût.
[2] Ainsi par exemple la fable du colibri qui lutte goutte à goutte contre un incendie de forêt, histoire de « faire sa part » jouit d’un certain succès. Elle illustre pourtant cette perception de l’activisme comme fin en soi.