Évolution 2000-2010 et défis futurs

Mise en ligne: 4 juin 2010

Encore trop centrée sur l’école et le lobbying, l’éducation au développement doit s’ouvrir aux nouvelles formes d’action collective, par Adélie Miguel Sierra

Ces dix dernières années ont été marquées par de grandes mutations sociétales. L’éducation au développement a tenté de faire évoluer son discours et ses modes d’intervention pour répondre à ces nouveaux défis. Fixer ces différents changements est une tâche complexe pour un bref article. Cependant, l’identification des principaux éléments facilite la compréhension de cette évolution.

Évolution du contexte international

Les années nonante laissent apparaître des défis communs à toute l’humanité : le fossé croissant entre ceux qui accumulent les richesses et du bien-être et ceux qui en sont exclus. L’endettement et l’appauvrissement des pays du Sud, la crise de l’État providence dans les pays industrialisés, l’échec des régimes de l’Est montrent combien la crise du développement affecte, de différentes manières, l’ensemble de la planète. L’aspect le plus saillant, au Nord comme au Sud, est le processus de globalisation et de privatisation de l’économie mondiale, particulièrement à travers l’ordre monétaire et financier. Les États perdent une partie de leur souveraineté nationale au profit d’acteurs transnationaux privés et d’institutions internationales.

La scène internationale subit des transformations profondes passant, depuis la chute du mur de Berlin en 1989 et la disparition de l’Union soviétique en 1991, du bipolarisme à une pensée qui se veut unique. La mondialisation de l’économie, l’organisation de nouveaux échanges commerciaux, les flux financiers, les désastres écologiques en sont des facteurs déterminants. Le débat sur les limites de la croissance et les coûts environnementaux qu’elle engendre met en évidence que ce modèle ne peut être généralisé à toute l’humanité. Le processus de mondialisation éjecte une série de groupes sociaux du système économique et culturel dominant. Face à ces dynamiques d’homogénéisation des modes de vie et de pensée, certains groupes revendiquent des identités et particularismes spécifiques.

En réaction à ce monde désormais globalisé, un peu partout sur la planète une série d’organisations, de syndicats et de groupes sociaux articulent leurs luttes afin d’élaborer des stratégies alternatives au modèle imposé.

« Le développement du chômage et des précarités, le démantèlement insidieux des services publics, les crises financières à répétition, l’unilatéralisme états-unien ont miné la crédibilité du discours néolibéral. Cette perte de confiance des citoyens en la capacité, ou en la volonté, des gouvernements à garantir la priorité des sécurités collectives, voire même du droit, sur les intérêts des grands groupes privés est à l’origine d’un « mouvement citoyen mondial » en quête de nouvelles formes de régulations collectives et démocratiques » (Polet).

Ces différents réseaux consolident petit à petit un mouvement altermondialiste particulièrement visible, médiatiquement, à Seattle en 1999, et qui impulsera l’organisation du premier Forum social mondial à Porto Alegre en 2001. Bien que composé de milliers d’acteurs d’horizons idéologiques différents, tous convergent vers une dénonciation du néolibéralisme et une demande démocratique basée sur la participation et le contrôle citoyen.

S’appuyant sur les nouvelles formes de mobilisation et de communication, notamment à travers internet, cette citoyenneté pour la justice sociale se mobilisera massivement dans l’ensemble de la planète le 23 février 2003 contre l’invasion en Irak.

« L’émergence de cette nouvelle citoyenneté est définie comme une reconquête du savoir qui conduit à la reconquête du pouvoir. Elle recommence à l’échelle planétaire le formidable travail d’éducation populaire accompli fin du XIXe et début du XXe siècle qui a conduit aux avancées démocratiques et sociales que le néolibéralisme s’évertue à rendre inopérantes » (Jennar).

Questionnant le modèle de développement dominant, l’éducation au développement entre dans le champ politique, avec des campagnes de lobbying et de pression sur diverses instances de décision. Elle se donne pour défi de redéfinir ses contenus afin de faciliter la compréhension critique du phénomène de mondialisation, et réaffirme les liens entre développement, justice et équité.

L’éducation au développement voit sa tâche amplifiée dans la lutte pour un monde plus juste, pour un développement équilibré soutenable et équitable, entre le Sud et le Nord, au Sud comme au Nord, dans le combat contre les idéologies racistes et xénophobes, contre les nationalismes et les ethnismes qui gagnent du terrain partout sur la planète.

« Les rôles ne sont plus ainsi figés entre des organisations qui au Sud se consacrent à la mise en œuvre d’actions de développement, et celles qui au Nord s’occupent d’éducation, de réflexion et de rechercher des moyens. Dans les pays du Sud, de nombreuses organisations réfléchissent à la construction d’une société démocratique et aux politiques de développement. Elles s’adonnent à un important travail d’éducation et de conscientisation tant parmi les populations qu’auprès des dirigeants et décideurs politiques, tant sur le plan national, que régional et international. Et au Nord, tout aussi nombreux sont ceux qui, sur le terrain, luttent contre l’exclusion sociale, la pauvreté et l’intolérance » (Bastin).

C’est ainsi que l’éducation au développement a pour vocation de favoriser la mise en réseau de mouvements sociaux du Sud et du Nord afin de promouvoir une conscience citoyenne tant au niveau mondial qu’au niveau local à travers des échanges d’analyses, de méthodologies et d’expériences alternatives. Il s’agit de trouver des réponses globales à mettre en œuvre solidairement.

Tensions entre développement et mondialisation

Une des inquiétudes de la dernière décennie a été de définir le rôle de l’éducation dans le contexte international actuel. Quelles devraient être ses principales finalités ? Quels types de démarches, d’analyses et de compétences sont nécessaires pour faire face aux problèmes mondiaux et locaux ? Peut-elle contribuer à la construction d’un monde plus juste et solidaire ?

La Commission internationale sur l’éducation au XXIe siècle, présidée par Jacques Delors en 1996 souligne l’importance de l’éducation pour faire progresser l’humanité vers les idéaux de paix, de liberté et de justice sociale. Dans le contexte international, il est nécessaire de surmonter les tensions et les fractures qui se produisent :

  • La tension entre mondial et local : devenir, petit à petit, un citoyen du monde sans perdre ses racines par une participation active dans la vie de la nation et de la communauté.
  • La tension entre universel et particulier, entre la mondialisation de la culture et le respect des cultures locales qui sont dynamiques. Et, dans cette même catégorie, la tension entre tradition et modernité.
  • La tension entre le long et court terme, entretenue de nos jours par la prédominance de l’éphémère. On cherche des réponses et solutions rapides, mais nombreux sont les problèmes qui requièrent des consensus et des stratégies à moyen terme, entre autres les politiques éducatives.
  • La tension entre concurrence et égalité sociale présente dans les politiques économiques, sociales et éducatives.
  • La tension entre le développement des connaissances et les capacités d’assimilation de l’être humain.

Le rapport propose quatre piliers sur lesquels l’éducation doit se fonder : apprendre à connaître, apprendre à être, apprendre à faire et apprendre à vivre ensemble.

De quels concepts avons-nous vraiment besoin pour affronter le monde qui vient ? Quelles idées, quels principes majeurs, devons-nous convoquer pour comprendre la signification des prodigieuses mutations dans lesquelles nous sommes d’ores et déjà embarqués ? A la demande et avec l’aide de l’Unesco, Edgar Morin propose un ensemble de savoirs nécessaires pour l’éducation de l’avenir :

  • Les cécité de la connaissance : l’erreur et l’illusion sont des processus permanents qui parasitent le comportement, l’esprit humain et la société. Il s’agit d’armer chaque esprit dans le combat vital pour la lucidité.
  • Les principes d’une connaissance pertinente : Il s’agit de remplacer une pensée qui sépare et qui réduit par une pensée qui distingue et qui relie. Il faut conjuguer l’analyse et la synthèse.
  • Enseigner la condition humaine : cela devrait déboucher sur la prise de connaissance, donc de conscience, de la condition commune à tous les humains et de la très riche et nécessaire diversité des individus, des peuples, des cultures et par conséquent de notre enracinement comme citoyens de la Terre.
  • Enseigner l’identité terrienne : civiliser et solidariser la Terre, transformer l’espèce humaine en véritable humanité nous conduisant à une solidarité, à une écoute, de chacun à chacun, de tous à tous. Tel devrait être l’objectif de toute éducation aspirant certes au progrès mais surtout à la survie de l’humanité.
  • Affronter les incertitudes : s’attendre à l’inattendu, à l’improbable, sources de progrès.
  • Enseigner la compréhension de soi, de l’autre : réduire l’égocentrisme et l’indifférence, acquérir l’esprit de tolérance sont les bases de l’éducation pour la paix.
  • L’éthique du genre humain : l’éthique doit se former dans les esprits à partir de la conscience que l’humain est à la fois individu, partie de la société, partie d’une espèce. Le moyen de la développer se fera par l’usage de la démocratie. C’est un livre qui s’adresse à tous, car tout un chacun, à un moment donné, constitue un maillon de cette chaîne de l’éducation et chacun, en toute responsabilité, façonne l’homme du futur.

Les Sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur offre une réflexion et des modèles sur ce que devrait être un enseignement adapté à la complexité du monde nouveau. Selon Morin, une approche transdisciplinaire est indispensable pour saisir les problèmes dans leur globalité. Il faut donc rassembler des savoirs dispersés dans chaque discipline pour « enseigner la condition humaine et l’identité terrienne ». De même, plutôt que de réduire l’éducation à la transmission de connaissances établies, dans une conception souvent déterministe de l’évolution des sociétés, il est préférable d’expliquer le mode de production des savoirs, la « connaissance de la connaissance », en soulignant les incertitudes, « les erreurs et les illusions » inhérentes à la recherche scientifique.

Nouvelles approches de l’éducation au développement

Ces dix dernières années sont marquées par une meilleure reconnaissance de l’éducation au développement tant sur le plan des institutions européennes et des états membres que des plateformes nationales d’ONG.

Le Forum éducation au développement de Concord, avec l’appui du Deeep, a fourni un important travail de plaidoyer pour encourager ces différents niveaux de décisions à intégrer l’éducation au développement en tant que stratégie fondamentale des politiques de coopération au développement.

Depuis l’approbation de la résolution des ministres de la coopération du Conseil européen en 2001, différents cadres de références ont été adoptés afin de doter l’éducation au développement d’instruments et de moyens formalisés pour sa mise en œuvre.

En 2007, un groupe multiacteurs composé de différentes instances européennes, des ONG et de gouvernements nationaux a élaboré le Consensus européen pour le développement : le rôle de la sensibilisation et de l’éducation au développement. Ce nouveau cadre stratégique amplifie les missions et les défis de l’éducation au développement à partir d’une analyse des nouveaux enjeux contextuels :
« La mondialisation et l’interdépendance signifient que le développement n’est pas un phénomène qui se produit uniquement ou de manière isolée dans le Sud, à l’écart de nos localités et de nos sociétés européennes. La sensibilisation et l’éducation au développement entendent accorder une attention particulière aux liens existant entre les problèmes et les défis du développement ici et ailleurs, en amenant à se rendre compte des points communs entre les intérêts et processus du développement dans le monde entier et, sur cette base, en faisant participer les citoyens à des expériences et des actions créatives qui soulignent l’importance du développement mondial pour les situations locales, et vice versa ».

D’une éducation sur le Sud des années soixante, le concept évolue, aujourd’hui, vers une éducation pour une citoyenneté internationale. Le renforcement de la participation de la société civile des différents coins de la planète devient l’axe central de tout processus de changement social.

Comme le souligne Olivier Consolo, directeur de Concord, « l’histoire nous démontre qu’il n’y a pas de changements démocratiques et durables sans le consentement des gens eux-mêmes, sans la contribution des populations. Oui, le leadership - politique notamment – est important, oui l’innovation et les technologies peuvent être des moteurs de changement, mais sans l’appui et la participation des populations rien ne bouge vraiment en profondeur. C’est à ce titre que les ONG considérons d’importance stratégique ce que nous appelons communément l’éducation au développement (mais que d’autres appellent aussi sensibilisation du public, éducation globale, formelle ou informelle, éducation tout au long de la vie, campagnes citoyennes, plaidoyer, formation pour adultes, etc). L’éducation au développement n’est pas un gadget que l’on ajoute à la coopération au développement. Non ! Dans la perspective d’un agenda politique pour le changement, l’éducation au développement devient une condition sine qua non pour le succès des initiatives prises sur les territoires et au niveau plus global, notamment à travers les partenariats internationaux. Concrètement, l’éducation au développement doit être un outil d’engagement - dans la durée - des citoyens européens et des citoyens des pays partenaires. L’éducation au développement est ainsi à la fois une manière efficace d’expliquer le monde tel qu’il est à nos concitoyens (en les considérant comme des acteurs de ce monde en mutation) mais aussi une voie privilégiée pour faire remonter vers les responsables politiques et vers les institutions, les aspirations des gens et de leurs organisations locales ».

La professionnalisation et ses limites

Les changements profonds que subissent nos sociétés exigent un renforcement important de la mission éducative des acteurs de la solidarité internationale. D’une pratique artisanale et intuitive, le métier d’éducateur au développement évolue vers une plus grande professionnalisation dans les compétences de base nécessaires à la mobilisation des acteurs de la société civile.

Malgré cette évolution positive, les animateurs ont des difficultés à intégrer dans leurs pratiques des démarches méthodologiques qui répondent à ces défis contextuels et qui correspondent aux finalités de l’éducation au développement. On constate que, par manque de temps et de formation de base, les actions proposées recouvrent une série de limites :

  • Elles ne sont pas toujours suffisamment adaptées aux publics ciblés.
  • Elles ne tiennent pas assez compte des différentes manières d’apprendre des individus.
  • Les activités réalisées sont souvent liées à la transmission d’une information et ne sont pas assez participatives.
  • Elles privilégient souvent l’utilisation de techniques (ludiques par exemple) au détriment du processus pédagogique par rapport à la complexité à faire émerger.
  • Elles n’intègrent pas suffisamment les interdépendances des analyses et les modalités de mobilisation. Des diagnostics simples voire simplistes sont mis en avant.
  • Les actions font souvent preuve d’un manque de créativité pour susciter l’engagement concret des personnes à qui ils s’adressent, ce qui souvent se traduit par des pistes pour l’action très ponctuelles.
  • Les propositions imaginées ne s’inscrivent pas suffisamment dans la durée.

Les éducateurs éprouvent aussi des difficultés à concevoir et mettre en place une stratégie d’évaluation des actions menées. Ce n’est que très récemment, sous l’incitation des pouvoirs publics, que la pratique de l’évaluation commence à se développer dans le secteur de la coopération ainsi que dans le secteur socioculturel.

Les animateurs, sans formation préalable, ont recours à des modèles d’évaluation existants, souvent quantitatifs, peu appropriés aux actions d’éducation au développement. Nous constatons que l’évaluation est souvent réfléchie à la fin de la mise en œuvre d’une action, ce qui limite considérablement le recueil des sources d’information, la qualité des résultats recherchés et la possibilité d’adapter ou de modifier l’action.

Si les acteurs de l’éducation au développement souhaitent mesurer l’impact de leurs actions et le niveau de changements des comportements, des attitudes, et pas seulement des connaissances, ils doivent concevoir une stratégie d’évaluation qui tienne compte des processus pédagogiques spécifiques à l’éducation au développement, ainsi que de ses finalités. L’apport des expériences et des expertises des acteurs de l’éducation populaire du Sud peut enrichir de manière significative cette recherche sur les méthodologies d’évaluation spécifiques à l’éducation au développement.

Aborder la question de « quelle éducation pour quel développement » est une entreprise qui exige l’apport et la confrontation de différentes analyses, compétences et expériences. Afin d’améliorer la portée de leur travail, les animateurs aspirent à confronter et consolider leur pratique éducative avec d’autres collègues, mais des contraintes institutionnelles ne permettent pas toujours de dégager un temps suffisant pour la réflexion et la formation.

Cependant, certaines initiatives se construisent petit à petit qui favorisent le dialogue entre les acteurs de la coopération et des acteurs investis dans d’autres types éducation aux valeurs (environnement, santé, paix, antiracisme) ou de l’enseignement. Ces espaces sont des lieux d’échanges d’expériences et des apprentissages qui en découlent, ils permettent aussi de mieux connaître l’histoire et les missions spécifiques de chaque organisation représentée.

Enfin, les animateurs recherchent à améliorer leurs compétences par des apports de type cognitif et renforcer leur savoir-faire en acquérant des méthodes pertinentes pour aborder de manière concrète la complexité du développement. Bien que les actions d’éducation au développement se soient améliorées tant au niveau qualitatif que quantitatif sous l’impulsion des coordinations d’ONG, des mouvements pédagogiques et des pouvoirs publics, la formation initiale et continuée des éducateurs européens doit encore être approfondie et valorisée au sein des organisations de coopération et des associations socioculturelles.

Un des risques de cette professionnalisation est la valorisation à outrance d’une culture de performance et de résultats au détriment d’une vision sociopolitique de la démarche éducative. Cette professionnalisation génère de nouveaux problèmes à gérer comme l’alourdissement des tâches techniques, une bureaucratisation pesante, une compétitivité accrue, une instrumentalisation de certains bailleurs de fonds ou acteurs locaux, une recherche d’efficacité…. Dans l’éducation au développement, ce phénomène se visualise par une perte de sens et de militance au détriment de l’acquisition de compétences techniques.

Le changement social exige avant tout des acteurs éducatifs ayant une vision sociopolitique capables de recréer des utopies en accompagnant des processus d’émancipation sociale. Le choix des méthodes et techniques pédagogiques est au service de cette mission et non une finalité en soi.

Incidence politique et mobilisation sociale

Depuis particulièrement le premier forum social mondial , l’éducation au développement s’est orientée de manière forte vers des démarches d’incidence politique. Différents concepts sont utilisés pour aborder cette dimension : lobby, plaidoyer et influence. Bien que chacun est caractérisé par sa propre spécificité , ils contribuent à une démarche globale d’incidence politique.

L’incidence politique, à travers des propositions alternatives orientées vers un développement humain et durable, a pour but d’influencer les décisions politiques à tous les niveaux de pouvoirs, depuis le local jusqu’à l’international, qui peuvent affecter les structures sociales, économiques et politiques. L’incidence politique est généralement accompagnée d’actions de mobilisation sociale de la population ou de collectifs spécifiques. À travers leur participation active, les citoyens deviennent acteurs directs de changements de structures et de politiques qui déterminent le quotidien des populations du sud et du nord.

L’incidence politique cherche à atteindre quatre niveaux de changements :
1. Les changements atteints sur le plan politique : la modification des législations, des réglementations, des politiques des gouvernements et instances internationales.
2. Le renforcement des organisations de la société civile : les mouvements et réseaux, organisations populaires, ONG, partenaires du Sud, communautés de base, associations.
3. L’élargissement de l’espace démocratique et de la reconnaissance des organisations de la société civile comme actrices de la société démocratique.
4. L’appui aux populations concernées par les politiques visées.

Les ONG du Sud ont fait pression auprès de leurs collègues du Nord pour qu’ils abandonnent « la culture du projet » et réorientent leurs actions notamment par un rôle plus actif dans l’action politique afin de modifier les systèmes qui génèrent des inégalités. Des grandes campagnes internationales pour l’annulation de la dette des pays du tiers monde, la reconnaissance de la souveraineté alimentaire ou sur la défense des biens communs à l’humanité ont permis non seulement d’engranger certaines victoires au niveau législatif, mais surtout d’imposer les ONG internationales en tant qu’acteurs incontournables dans les négociations.

Les forums alternatifs, organisés en parallèle aux conférences internationales des Nations unies ou des institutions financières, ont renforcé l’idée que les ONG du Nord et du Sud doivent agir de manière concertée à travers des réseaux nationaux, régionaux et internationaux. Le débat Nord–Sud se déplace vers un autre type de confrontation ou concertation entre les mouvements sociaux planétaires et les institutions internationales.

Des acteurs, qui traditionnellement ne s’impliquaient pas dans la solidarité internationale, mesurant les effets du modèle idéologique dominant sur leur propre vie, s’associent au mouvement altermondialiste pour construire un autre modèle de développement au service des populations et non du profit.

Nouveaux enjeux, nouveaux contenus

Les rapports sociaux entre hommes et femmes

Une éducation sensible au genre vise à apporter une vision critique de la société en soulignant les rapports de force inégaux entre hommes et femmes et leurs origines. Elle entend apporter une meilleure compréhension des facteurs de pouvoir et de domination qui sont à l’origine des discriminations vécues par les femmes. Le concept de genre, qui apparaît dans les années quatre-vingt, ne cible pas les femmes comme un groupe à part. Il s’intéresse aux rapports sociaux entre les sexes, à leurs interactions, et met en évidence la construction sociale des rôles féminins et masculins ainsi que la hiérarchie qui marque cette forme de relations. L’approche de genre permet de mettre en évidence les différentes fonctions assurées par les uns et les autres. Elle introduit directement dans le langage le fait que la différence entre homme et femme n’est pas seulement biologique. Parler de genres, plutôt que de sexes, c’est dire qu’être une femme ou un homme se vit de telle ou telle manière dans telle société. C’est définir les femmes et les hommes en insistant sur les caractéristiques culturelles, car c’est dans leurs relations sociales qu’hommes et femmes sont différents.

L’éducation au genre est donc une approche qui déconstruit les stéréotypes sexistes et critique les modèles de développement. Partout dans le monde, les femmes vivent des situations d’inégalités qui entravent leur participation au développement de leur société. L’éducation au développement, dont l’objectif est de mieux appréhender la réalité pour mieux agir, ne peut faire abstraction de cette réalité. Elle peut se décliner dans différents secteurs, de l’éducation formelle aux associations de base en passant par les médias et les organisations internationales de développement (Drion).

Migrations et développement

Les questions migratoires, et donc en particulier, pour les pays du Sud, celle de l’émigration, sont inséparables de la thématique du développement. Si le phénomène est ancien et complexe, il a s pris une place importante dans l’actualité internationale.

Comme le souligne Oumou Zé, chargée de recherche Migrations au développement au sein de la coupole des ONG francophones de Belgique, « il est donc nécessaire pour les organisations de la société civile qui réclament des changements dans les relations Nord-Sud de participer à cette réflexion. Face à la recrudescence de discours politiques, de terminologies et d’analyses qui cristallisent les sentiments de rejet de l’autre, il est urgent de déconstruire les mythes de l’invasion par toute la misère du monde. Les politiques visant à gérer les migrations en y associant les enjeux de développement sont en effet vouées à l’échec si elles ne posent pas la question du partage inégal des ressources et du renforcement des inégalités entre pays et régions du monde comme au sein même de ceux-ci. Tant que les politiques économiques et commerciales continueront d’entraver le développement socioéconomique des pays en développement et d’appauvrir la majorité de leur population, aucune politique de coopération de migration ne pourra arrêter le mouvement des personnes à la recherche d’une vie décente. Si une approche globale de la migration est nécessaire, il n’est pas acceptable que l’aide au développement soit conditionnée par la gestion des flux migratoires ».

L’enjeu des migrations est fortement exploré dans les démarches d’éducation au développement car il suscite plusieurs questionnements autour des nouveaux déplacements massifs de population au sein de pays du Sud, du rôle et de l’implication des migrants dans la coopération internationale, de la reconnaissance de la diversité dans un monde globalisé et bien sur de la reconnaissance et participation de ceux–ci dans les politiques sociales, économiques et culturelle de la cité.

Critique des modèles de développement

Ces dernières années, le concept de développement durable a supplanté petit à petit celui de développement. Il connaît un grand succès car il intègre la dimension sociale et environnementale à la dimension économique, en tenant compte des futures générations. Mais il va être très rapidement critiqué pas de nombreux acteurs sociaux, notamment ceux investis dans la solidarité internationale.

« Des entreprises aux Etats en passant par les ONG et les institutions internationales, tout le monde brandit le concept... en s’accordant rarement sur son contenu. Pléonasme pour les uns, puisque tout développement a pour vocation d’être durable ; oxymore pour les autres, pour qui il existe une incompatibilité fondamentale entre le développement, processus avant tout destructeur (des ressources et de la biodiversité), et la durabilité, la formule désigne en théorie un trépied magique alliant l’économie (croissance de la production), le social (meilleure répartition des richesses) et l’environnement (préserver la planète pour les générations futures). En réalité, dès la conférence de Rio, l’environnement va occulter progressivement les deux autres volets. Il suffit de s’enquérir du développement durable sur les différents sites qui s’en revendiquent sur internet pour constater que leur thématique est essentiellement environnementale. Au bilan, tout se passe comme si le devenir de la planète avait occulté celui de l’humanité » (Brunel).

Pour un certain nombre de groupes sociaux, le terme même de développement pose question dès lors qu’il sous-entend le maintien d’une croissance ininterrompue de production et d’accumulation de richesses. « Car, s’il est indéniable que, dans le monde, nombre d’hommes et de femmes ont des besoins qu’il faut satisfaire, en Occident, par contre, la tendance à la surconsommation, alimentée par la création incessante de nouveaux besoins pose problème. La planète ne pourra pas supporter un tel mode de vie, et encore moins s’il s’étend au monde entier. De plus en plus de personnes en ont pris conscience et parlent de « décroissance sélective » ou « d’après développement », indiquant qu’il est urgent de sortir du modèle fondé sur la croissance et de s’interroger sur la notion de richesse » (Ritimo).

Pour de nombreuses ONG, le développement doit viser la juste répartition des pouvoirs et la redistribution équitable des richesses à travers des mécanismes de solidarité à l’intérieur et entre les sociétés humaines. Cela doit se traduire par des choix de nature politique dans l’organisation d’une collectivité et des collectivités entre elles, où s’impliquent les acteurs de changement. Certaines vont particulièrement mettre l’accent sur la défense des droits sociaux et économiques, d’autres sur la défense des droits politiques et culturels.

Des défis à relever

Reconstruire une socialisation critique : Comprendre l’éducation au développement en tant que mouvement de socialisation, c’est nous situer dans un système d’acteurs ayant la volonté et la stratégie d’influer l’ensemble des structures de socialisation humaine afin non seulement d’impulser des résistances critiques au modèle néolibéral mais aussi d’expérimenter d’autres formes de socialisation qui facilitent la participation de tous aux transformations du monde (Celorio). Cela suppose de redéfinir la notion même de savoir qui, ces dernières décennies, a été au service de la logique du progrès à travers des institutions éducatives rigides ayant pour mission de faire l’éloge d’un savoir scientifique et disciplinaire, à partir d’une perspective essentiellement occidentale et androcentrique. Ce modèle de connaissance à été imposé comme référent universel !

Cependant, la mondialisation pointe les limites et les contradictions de ce discours incapable de dévoiler la réalité dans toute sa diversité. C’est pourquoi il est nécessaire de construire un nouveau paradigme du savoir au service d’un développement social alternatif. Cette nouvelle « paire de lunettes » doit se donner pour défi de redéfinir les contours de notions telles que droits sociaux et politiques, démocratie et participation, communication, relation culture et construction de la réalité, solidarité et coresponsablité. Cela implique aussi de repenser les modes de fonctionnement et de structuration des organisations éducatives.

Renforcer une société civile internationale : Pour aborder de front les injustices vécues partout dans le monde et favoriser la formation d’une intelligence collective, l’émergence d’une société civile locale et internationale ancrée dans les réalités est indispensable : relier citoyenneté et vie quotidienne en mobilisant des acteurs de terrain, des associations locales et mondiales, des éducateurs, des scientifiques, des philosophes, des journalistes, représente une perspective incontournable. Si la société civile se résume à une addition de pressions particularistes ou corporatistes sur le marché ou les États, sa légitimité est compromise. La légitimité du mandataire politique réside dans sa représentativité ; celle de la société civile réside dans la rigueur de ses processus et de ses méthodes (Hansotte).

Les fondements éthiques des sociétés démocratiques se trouvent en effet refoulés par les rapports marchands ou par la consommation passive des médias. Une éducation qui vise des changements sociaux doit explorer les démarches qui rendent possible l’affirmation des injustices à travers les différentes cultures ; valoriser les cheminements collectifs susceptibles de transformer la souffrance en exigence politique par l’exercice d’une citoyenneté locale et mondiale.

L’éducation au développement doit évoluer dans son approche vers une meilleure articulation avec les différents groupes sociaux qui se mobilisent pour dénoncer les injustices. Trop encore centrée sur le monde scolaire ou l’expertise de lobbying, elle doit pouvoir s’ouvrir aux nouvelles formes d’action collective, aux réseaux de défense de groupes précarisés ou non reconnus, aux mouvements sociaux des travailleurs avec ou sans emploi. L’éducation au développement, par sa dimension internationale, peut renforcer les luttes de ces acteurs en complexifiant et en enrichissant leur regard sur la solidarité sociale. Les principes et les méthodologies des différentes formes d’éducation populaire peuvent amplifier la portée des démarches de conscientisation des acteurs éducatifs occidentaux.

Vers des réseaux d’émancipation

Aujourd’hui, une multitude de réseaux ont vu le jour avec des finalités et des formes de structuration très diverses. De nombreuses instances publiques et privées valorisent les synergies entre différents groupes sociaux en vue d’une meilleure efficacité des actions menées et d’un renforcement des acteurs qui les portent. Au-delà de ces injonctions technocratiques, il est fondamental de s’ouvrir à d’autres groupes ou secteurs sociaux qui s’investissent dans une démarche de changement sociopolitique. Deux stratégies principales devraient être renforcées par l’éducation au développement : d’une part la consolidation de réseaux pertinents au service d’un mouvement social international articulé avec les réalités locales et, d’autre part, la construction d’alliances avec les structures ayant une mission de socialisation des citoyens.

L’implication dans des réseaux ne doit pas se limiter, comme encore trop souvent actuellement, à la recherche de sa propre visibilité, de nouvelles pistes de financements ou des nouvelles techniques à la mode, mais elle doit pouvoir renforcer l’ensemble des membres dans sa capacité de réflexion et d’action collective. Le travail en réseau devrait être une démarche qui facilite le débat, la confrontation de points de vue, l’identification des divergences et convergences. La reconnaissance de la diversité et l’hétérogénéité des profils d’acteurs est une première étape dans la construction d’une réponse alternative au modèle dominant. Cette diversité doit nous permettre de redéfinir une nouvelle articulation sociale, culturelle et idéologique dans laquelle se construisent et s’expérimentent des luttes sociales alternatives. Le travail en réseau facilite la connaissance de nouveaux acteurs, les échanges de pratiques, les débats idéologiques mais le réseau se légitime particulièrement dans sa capacité à dénoncer, à mobiliser, à agir. De manière très timide jusqu’à aujourd’hui, l’éducation au développement devrait dénoncer de manière plus forte les politiques qui imposent de manière rigide une vision consumériste de la culture et du savoir. Le travail en réseau est une opportunité de recréation dans l’éducation, la communication et la production culturelle.

Evidement, l’ouverture que facilite le travail en réseau ne doit pas échapper à la question des visions idéologiques qui peuvent être diamétralement opposées même dans l’espace de l’éducation au développement. C’est pourquoi, dans un contexte qui fragilise les acteurs par une série d’instruments de contrôle social, il est plus que nécessaire de développer des alliances entre organisations qui partagent les mêmes principes éthiques et méthodologiques. Tant dans le monde scolaire, l’éducation permanente, la coopération au développement, un peu partout dans le monde, des organisations se renforcent au sein de mouvements socioéducatifs qui affichent une vision de l’éducation populaire au service de l’émancipation sociale et qui dénonce la privatisation et la mercantilisation des systèmes éducatifs.

Une autre manière de faire de la coopération au développement

L’éducation au développement puise ses premières sources dans le secteur de la coopération au développement avec ses contradictions, sa diversité et ses différents courants idéologiques. Mais à travers le temps, à mesure qu’elle a amplifié son message, l’éducation au développement s’est affirmée, au-delà de cette histoire marquée par l’aide aux pays du Sud, en développant ses propres stratégies et alliances. Aujourd’hui, l’éducation au développement s’impose comme une autre manière d’envisager la coopération. De part son regard critique, elle bouscule les socles de base de la coopération traditionnelle en portant un nouveau éclairage sur les relations Nord-Sud, non plus caractérisées par des frontières géographiques mais par des conflits entre groupes de nantis et groupes exclus, non plus basée sur le principe de l’aide mais sur celui des alliances et de la coresponsabilité dans la lutte sociale.

La systématisation des expériences en éducation au développement, notamment menées en partenariat avec les éducateurs du Sud, devra les prochaines années participer à redéfinir les contours du secteur de la coopération au développement. La tâche ne va pas être simple, les résistances des acteurs classiques de l’aide s’organisent déjà en tentant de réduire les actions de l’éducation au développement à de simples activités de sensibilisation, de promotion ou de récolte de fonds.
Mais ce changement de paradigme, plus que nécessaire, est en route grâce à la mobilisation de nombreuses organisations du Sud et des nouveaux acteurs structurés qui investissent le champ de la solidarité internationale. Les pouvoirs publics et les ONG doivent impérativement revisiter leurs modalités d’action s’ils aspirent à un autre type de société et de relations entre ses membres. Il ne s’agit plus de fixer des objectifs pour lutter contre l’extrême pauvreté mais de renforcer le rôle des Etats et de la société civile pour construire un autre modèle de vivre ensemble partout dans le monde.

Bibliographie

Raoul-Marc Jennar, Nouveaux pouvoirs, nouveaux contre-pouvoirs, dans Mondialisation des résistances : l’état des luttes 2004, Cetri, 2004.

François Polet, Introduction, dans Mondialisation des résistances : l’état des luttes, Cetri, 2004.

Edgar Morin, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du Futur, Unesco, Paris, 2004.

Jacques Bastin, Éduquer au développement, une autre façon de résister ?, dans Éducation au développement et aux droits de l’homme, Les Cahiers de l’éducation permanente, n°3, Bruxelles, 1998.

Unesco, L’éducation enferme un trésor. Madrid, Santillana, 1996.

Olivier Consolo, Development education as a challenging task for the civil society and municipalities, Bonn conference, 2008.

Cncd, Migration et développement, cahiers de la coopération internationale, n°10, 2009.

Claudine Drion, Sophie Charlier , Clarice, Un autre genre SVP, Bruxelles, le Monde selon les femmes et Luc Pire, 1997.

Sylvie Brunel, Les ambiguïtés du développement durable, Sciences humaines, n°49, 2005.

Ritimo, Le développement en débat.

Juanjo Celorio, La educación transformadora ante los retos de la globalización, dans Actas del III Congreso de educación para el desarrollo, Hegoa, 2006.