Principes pédagogiques de l’éducation au développement

Mise en ligne: 4 juin 2010

L’éducation au développement exige le respect d’une éthique : elle ne peut être ni manipulatrice ni dominatrice, par Adélie Miguel Sierra et Claudine Drion

N’ayant pas à son origine une dimension pédagogique élaborée, l’éducation au développement a construit petit à petit son propre cadre de référence en puisant dans différentes disciplines comme la pédagogie, la sociologie, l’anthropologie ou la psychologie.

Elle s’est nourrie particulièrement des courants pédagogiques de l’éducation nouvelle des deux premiers tiers du XXe siècle, qui voulant rompre avec l’enseignement traditionnel, propose une éducation globale, accordant une importance égale aux différents domaines éducatifs : intellectuels et artistiques, mais également physiques, manuels et sociaux. L’éducation ne peut être déconnectée du réel, elle est un enjeu culturel, politique et social. C’est pourquoi, l’apprentissage de la vie sociale est considéré comme essentiel.

La pédagogie nouvelle se construit sur des bases idéologiques à l’opposé de la pédagogie traditionnelle de l’époque que l’on pouvait qualifier d’élitiste et d’autoritariste. Les nouveaux pédagogues s’affirment démocrates et veulent former des individus libres et autonomes. Cela exclut l’obéissance passive et la répétition conforme de la pensée du maître.

Bien qu’initialement l’éducation nouvelle s’est penchée sur les formes d’apprentissages chez les enfants au sein de l’enseignement formel, ses membres prônent aussi l’importance de ne pas circonscrire l’éducation aux lieux traditionnellement dévolus à l’enseignement considérés comme inefficaces car renforçant les inégalités sociales.

L’éducation nouvelle doit travailler en tout lieu et avec toutes les personnes à élaborer des idées et des pratiques qui soient leviers d’émancipation solidaire, qui mettent en acte le pari philosophique du « tous capables, tous chercheurs, tous créateurs » et qui restituent leur sens aux valeurs de fraternité et de démocratie. De nombreuses expériences verront le jour au sein de mouvement ouvrier et des associations socioculturelles qui contribuent à la formation sociale des jeunes ou des adultes

Dans sa démarche pédagogique, l’éducation au développement des approches qui sont en accord avec ses finalités et sa conception de l’apprentissage. En voici les principales brièvement présentées.

Approches pédagogiques privilégiées

Les différents paradigmes de l’apprentissage (Bourgeois et Frenay) développés depuis un siècle traduisent des visions du monde qui peuvent être contradictoires en fonction de l’état des sciences et des techniques au moment de leur apparition et des connivences idéologiques qu’elles entretiennent avec d’autres courants de pensée (Beauté). Nous retiendrons ici quelques approches de l’apprentissage qui nous semblent les plus adaptées pour une application à l’éducation au développement parce qu’elles permettent d’aborder comment on apprend, comment on se socialise et comment on voit le changement de société.

1. Analyse des besoins en formation et pour les mouvements sociaux

Le sociologue chilien José Bengoa propose une réflexion sur une éducation pour les mouvements sociaux qui vise l’approfondissement de la démocratie. Cette approche est particulièrement adaptée à l’éducation au développement car elle part des besoins des individus et de la société en se basant sur la dynamique des mouvements sociaux.

Toute action sociale -dont l’éducation au développement- essaie d’apporter une réponse aux besoins des gens à qui elle s’adresse. Or, tout être humain a besoin de savoir qui il est individuellement et quel est son groupe d’appartenance. Ce sont ses besoins d’identité.

Aussi, d’améliorer son fonctionnement en groupe ou son fonctionnement comme groupe en tant que collectivité. Cela représente son besoin de participation.

De progresser, d’augmenter ses conditions matérielles de vie, d’avoir une mobilité sociale ascendante sur le plan individuel et collectif. C’est le besoin d’ascension sociale.

Et enfin, d’exercer un pouvoir dans la société, d’être pris en compte, d’avoir un pouvoir décisionnel dans les domaines qui le concernent. Cela implique un changement de position du groupe par rapport aux autres, son évolution en tant que collectif. C’est le besoin de changement social.

Ces quatre entrées constituent la base de toute dimension éducative d’une action sociale, qu’elle soit destinée à des paysans, à des femmes, à des syndicalistes, à des jeunes de quartiers populaires, à des sans abris, à des populations réfugiées.

La participation fait référence aux besoins démocratiques d’un individu ou des membres d’un groupe. Dans les sociétés modernes, elle se réfère plus à la société civile qu’à l’État. C’est la possibilité laissée aux groupes d’avoir une vie propre, de posséder leurs propres mécanismes de décision. Cela signifie avoir un lieu où apprendre la participation et la démocratie, et l’exercice de celles-ci qui ne limite à des formalités électorales. L’action sociale qui vise la participation se transforme alors en un espace d’exercice des contre-valeurs, de revalorisation de la personne humaine et de l’opinion des gens, de la capacité de tous à participer.

L’identité constitue une valeur à laquelle on donne de plus en plus d’importance aujourd’hui. A tel point que des problèmes surgissent un peu partout dus à l’exagération avec laquelle on traite parfois cette question. Les gens qui, dans le monde moderne, sont transformés en numéros cherchent une affirmation de soi individuelle ou collective à travers un processus d’identification. Il s’agit de mieux se connaître, de réaffirmer sa propre identité, son existence. Par ailleurs, le manque d’affirmation de soi rend difficile les processus revendicatifs et d’organisation et donne origine à des sentiments d’apathie ou, dans d’autres cas, à des réactions violentes et incontrôlables.

L’ascension sociale consiste en l’acquisition de connaissances permettant la transformation, la mobilité occupationnelle des personnes, la mobilité sociale d’un groupe. C’est l’aspect le plus facilement détectable de la demande et les personnes peu compétentes en éducation ont tendance à la réduire à cet axe. Les gens revendiquent l’accès à de nouvelles connaissances et pensent qu’ils vont ainsi automatiquement monter dans l’échelle sociale. C’est l’un des quatre axes de motivation et pas toujours le plus important. Le taux élevé de chômage montre qu’il n’existe pas nécessairement un lien positif entre formation et emploi.

Le changement social est l’élément qui répond à la transformation globale de la société. Il se réfère en particulier à l’État et aux projets de transformation qu’il est possible d’y réaliser. Il s’agit de comprendre les enjeux présents dans la société et le jeu des autres groupes sociaux, de comprendre les idéologies ou de se réaffirmer en elles, d’apprendre des méthodes pour changer la société. Il s’agit de la recomposition d’un tissu social autonome vis-à-vis de l’État et des partis politiques, de la formation de liens entre les personnes, les groupes et les organisations populaires. Les éléments centraux de l’apprentissage doivent être la participation et la réflexion collective.

L’action sociale - dont l’éducation au développement- qui prendrait en compte une seule des quatre dimensions des besoins risque d’avoir des effets pervers : basisme et populisme dans l’excès de participation ; idéologisme et dogmatisme dans l’excès de changement social ; culturalisme et communautarisme dans l’excès d’identité ; technocratisme et individualisme dans l’excès d’ascension sociale.

2. L’auto-socio-construction des savoirs

Pour comprendre cette approche pédagogique, il est nécessaire d‘appréhender les deux principales sources sur lesquelles elle s’est construite :

a) Le constructivisme
« L’enfant se construit en même temps qu’il construit le monde » (Jean Piaget, Le constructivisme). Cette phrase de Jean Piaget synthétise un des apports centraux de son approche. L’apprentissage ne consiste pas en un empilage de connaissances. Il consiste en une construction qui tout à la fois édifie un appareillage d’outils de compréhension et permet de mettre de l’ordre dans le fouillis des sensations que nous recevons du monde. Dès lors, comment s’édifie cette construction ? Pour Piaget, il s’agit de distinguer et d’articuler trois mouvements .

a) L’assimilation
On apprend à partir de ce que l’on connaît déjà. Dès lors, tout élément de l’environnement sera tout d’abord placé dans la structure de connaissance déjà présente, résultat de constructions précédentes. Ainsi, lorsque l’enfant saisit un objet nouveau pour lui, ses expériences précédentes lui permettront de prédire que s’il le lâche, il tombera. De cette manière, cette expérience nouvelle vient confirmer la validité de la structure de connaissances préexistantes. On voit aussi, caractéristique essentielle chez Piaget, que ce mouvement de la pensée nécessite l’activité de l’enfant et non une simple réceptivité passive.

b) L’accommodation
Il se peut cependant que l’expérience nouvelle ne puisse être simplement assimilée par la structure d’accueil. Cette « résistance » de l’objet conduit l’enfant à amender, voire remodeler ses structures de connaissances préalables. C’est ce mouvement que Piaget nomme « accommodation », insistant ici sur la transformation que le milieu exerce sur l’enfant. Ainsi de l’enfant à qui l’on donnerait une baudruche gonflée à l’hélium et qui serait surpris de le voir s’élever et non tomber lorsqu’il le lâche.

c) L’équilibration
On voit bien alors comment, dans la conception piagétienne, l’apprentissage se conçoit tout d’abord comme l’incorporation, à une structure préexistante, des caractéristiques d’une expérience particulière. Cette incorporation peut conduire soit à la conformation de cette structure, soit à son enrichissement, sur base de la « résistance » de cette expérience à entrer dans la structure de connaissance préalable. C’est cette construction progressive des structures dans un processus continu que Piaget nomme l’équilibration, un peu comme la marche, qui peut être conçue comme un processus incessant de perte puis de rattrapage d’équilibre.

b) Le conflit sociocognitif
Si Piaget ne prend en compte que les interactions entre l’enfant (le sujet !) et des objets du monde physique et dès lors ignore les interactions avec ses pairs ou avec des adultes, certains de ceux qui lui ont succédé ont exploré le conflit sociocognitif, mettant en présence deux ou plusieurs enfants face à une résolution de problèmes. Cette conception sociale de l’intelligence est davantage le fait de Vygotsky :

  • L’apprentissage est appréhendé comme la participation à un processus de co-construction sociale des significations.
  • L’apprentissage se confond avec la capacité accrue à prendre part aux activités de la communauté (d’apprentissage).
  • La structure des relations sociales dans lesquelles les participants sont engagés constitue le facteur explicatif central.

Les participants à ce type d’interaction ont donc un problème à résoudre qui nécessite tout à la fois leur coopération et l’affrontement de leurs différences. Ce conflit évolue sur le plans cognitif et interpersonnel (la confrontation avec les représentations des autres) et se transforme en un processus intra-personnel (l’évolution de ses propres connaissances).

Selon cette conception, c’est à travers la coordination de ses propres actions avec celles d’autrui que l’apprenant construit ses connaissances. Le formateur joue un rôle de médiateur en favorisant des situations d’apprentissage interactives, afin d’amener les apprenants à comparer et confronter leurs opinions en vue de cette construction.

Suite à la confrontation de ces deux écoles constructivistes, un courant de synthèse a approfondi la recherche sur les mécanismes de construction des apprentissages par l’apprenant en situation de groupe. L’auto-socio-construction se base sur ces deux premières étapes et les intègre dans une démarche qui implique confrontation avec un plus grand groupe, aller-retour entre formulation d’hypothèses, recherche individuelle et de groupe, négociation, action.

Beaucoup de dispositifs de l’éducation au développement sont basés sur l’auto-socio-construction des savoirs, c’est-à-dire l’appropriation par les apprenants de concepts, informations, savoir-faire et savoir-être qui s’élaborent dans les interactions de groupe avec l’aide de formateurs, professionnels de l’apprentissage et pas seulement professionnels des contenus. Cette démarche est féconde autant avec des adultes qu’avec des enfants (Léonard).

Il n’y a pas d’éducation qui se suffirait de bonnes méthodes. Toute éducation est un lieu de transformation et donc de confrontation, un lieu de construction des savoirs et de construction de la personne. C’est ce qui fonde la notion et la pratique de démarche d’auto-socio-construction des savoirs, des projets, de la vie coopérative et la pratique des ateliers d’écriture et de création. Ces pratiques tournent le dos aux pédagogies fondées sur la compétition, la pacification et la soumission. Les valeurs d’émancipation ne peuvent exister que dans des pratiques qui les construisent. Éduquer, c’est rendre possible des apprentissages solidaires dans des pratiques de création et de débat culturel et démocratique (Groupe français d’éducation nouvelle).

3. La reproduction et la transformation sociales

La pédagogie s’inscrit de manière dynamique dans un contexte social avec lequel elle interagit. Pour les sociologues de la reproduction sociale, proches de Bourdieu, apprendre est l’ensemble des actes par lesquels chaque individu s’approprie au cours de son développement les différentes déterminations sociales qui constituent la politique : production, échange, reflets idéologiques. L’apprentissage implique un double mouvement : la transformation des individus qui s’approprient l’activité sociale et la transformation de l’activité sociale au fur et à mesure du développement des individus.

C’est à l’intérieur de ce double mouvement que la pédagogie s’inscrit de part en part dans le champ de la politique : la transformation sociale dépend du niveau d’appropriation de l’activité sociale par l’ensemble des individus, le niveau de développement des individus dépend des capacités d’une société à se transformer (Berchadsky).

4. Pédagogie de l’opprimé et de la conscientisation

« Personne ne se libère seul, personne ne libère autrui, les hommes se libèrent ensemble, par l’intermédiaire du monde », disait Paulo Freire. C’est dans les années soixante que Paulo Freire a développé au Brésil, puis au Chili, la pédagogie de l’opprimé qui a nourri de nombreux acteurs dans la plupart des pays d’Amérique latine, en partie en lien avec la théologie de la libération. Dans cette optique, les groupes les plus touchés par la pauvreté apprennent à reprendre le pouvoir. « J’ai cherché un nouveau système d’éducation qui donne aux hommes la possibilité de conquérir une conscience critique de la réalité. L’alphabétisation était une nécessité, étant donné que dans le pays il y avait 50% d’analphabètes, en majorité des adultes. Ma préoccupation principale était de montrer aux hommes simples que leur tâche était de faire l’histoire » (Freire). Pour Freire, les objectifs de l’éducation sont une prise de conscience, une attitude critique, une réflexion, un engagement à l’action (le tout étant inclus dans l’expression « conscientisation »). Le caractère dialectique action-réflexion-action est au cœur de cette pédagogie dont les grilles d’analyse contiennent toujours le dévoilement des mécanismes de domination. Dans l’un de ses derniers ouvrages Pédagogie de l’autonomie, Freire insiste sur les exigences du processus éducatif : la recherche, le respect du savoir des personnes, les paroles corporelles, le refus de toute forme de discrimination, la réflexion critique, la conscience de l’inachèvement de l’individu, l’identité culturelle assumée, le respect de l’autonomie, la lutte pour les droits humains, la prise en compte de la réalité, la joie et l’espoir, la curiosité épistémologique, l’engagement, la liberté et l’autorité, la disponibilité au dialogue (Polygone).

L’influence de Freire a marqué beaucoup de mouvements d’éducation permanente en Belgique, y compris dans les principes qui ont inspiré leur reconnaissance dans le décret de 1976, notamment en insistant sur la participation effective du public visé à l’élaboration des actions et des projets à mettre en œuvre pour modifier les situations insatisfaisantes.

L’éducation au développement est également été influencée par cette pédagogie. Elle implique en effet la participation et la prise de conscience, l’action et l’analyse des mécanismes de domination. Elle est une pédagogie de l’inclusion qui voit dans la diversité culturelle une opportunité pour construire quelque chose de nouveau et de différent. l’éducation au développement sert ainsi à renforcer les associations de terrain, les ONG, les organisations locales de diverses origines sociales et culturelles qui, à leur tour, renforcent la capacité de la société civile à mener des actions collectives, permettant ainsi la créativité sociale et renforçant la démocratie (Bengoa).

L’expérience et l’expertise de nos collègues des pays du Sud renforcent nos propres démarches : il d’agit de part et d’autre de favoriser la participation sociale en vue de changements structurels. L’éducation au développement est la dimension éducative de l’action politique

Dans cette perspective, les pratiques éducatives doivent tendre à tenir en compte des éléments suivants :

  • La culture spécifique dans laquelle est insérée la pratique.
  • La conjoncture concrète dans laquelle l’action est réalisée.
  • L’intentionnalité politique de transformation sociale (option éthique).
  • La conception méthodologique innovatrice qui se concrétise différemment selon les groupes et les secteurs.
  • La cohérence entre conception pédagogique, conception politique et manifestation de celle-ci à travers la méthode.
  • Le processus d’organisation dans lequel est insérée l’action ou que cette dernière cherche à construire.
  • La production d’un processus de systématisation et de théorisation qui rende possible l’avancement du processus.

5. Approches systémiques et pensée complexe

Comprendre le monde, se comprendre dans le monde, cela s’apprend (Pirotton). Les approches systémique et complexe permettent de se penser comme individu et comme société appartenant au monde global.

a) Systémique
C’est une façon de construire le savoir, c’est une épistémologie. Elle est davantage préoccupée, dans sa façon de rendre compte des phénomènes, par la mise en évidence des liens, des interrelations, des causalités multiples… plutôt que par la nécessité de décomposer ces phénomènes en éléments distincts, entre lesquels on cherche à mettre en avant une relation de causalité unique, univoque, « linéaire » (De Rosnay). On distingue parfois la première systémique (préoccupée par l’équilibre, le feed-back de régulation et l’externalité de l’observateur) et la deuxième systémique, marquée par le changement, l’imprévu, l’incertitude et la prise en compte de l’observateur.

Faisant suite à près de trois siècles de déterminisme mécanique et de logique cartésienne, pendant lesquels l’effort était porté sur la compréhension en séparant les variables pour étudier leur effet individuel, l’approche systémique implique pour celui qui l’adopte un effort de réajustement de la pensée. Elle contraint celui qui l’utilise à un renversement de perspective car elle s’appuie sur des principes éloignés de nos modes de raisonnement traditionnels. C’est donc faire le pari que l’on peut aussi comprendre et connaître un « système » en le considérant dans sa globalité, sa complexité et en portant l’attention sur les interactions avec la périphérie.

b) Complexité
Ici, la référence française est incontestablement Édgard Morin. Son insistance porte sur la nécessité d’un savoir qui respecte la complexité de la situation que l’on cherche à comprendre. Pour lui la notion de complexité implique : interrelations, organisations de ces interrelations, totalité, qualités émergentes, etc. Mais il faut y ajouter incertitude, imprévisibilité, dialectique (« dialogique », comme il aime à le dire) de l’ordre et du désordre, de l’ouverture et de la fermeture, de la stabilité et du changement, etc.

« La suprématie d’une connaissance fragmentée selon les disciplines rend souvent incapable d’opérer le lien entre les parties et les totalités et doit faire place à un mode de connaissance capable de saisir ses objets dans leurs contextes, leurs complexes, leurs ensembles. Il est nécessaire de développer l’aptitude naturelle de l’esprit humain à situer toutes ses informations dans un contexte et un ensemble. Il est nécessaire d’enseigner les méthodes qui permettent de saisir les relations mutuelles et influences réciproques entre parties et tout dans un monde complexe », dans Les sept savoir de l’éducation du futur, Unesco, 2009.

En ce sens, la complexité s’oppose au compliqué. Compliqué renvoie davantage à une situation dont les données sont emmêlées, mais un problème pour lequel une solution est à découvrir (la boule de ficelle dont on cherche le bout…). Complexe renvoie à des causalités multiples, une indétermination relative, l’existence de plusieurs « solutions ». On peut aussi insister sur la complexité croissante, caractéristique des systèmes vivants et sociaux : un événement imprévu peut alors être l’occasion d’une adaptation dans le sens d’une complexité accrue.

c) Quelques caractéristiques des approches systémiques et complexe (Drion).
Pour l’éducation au développement, les approches systémique et complexe sont indissociables de la compréhension du monde globalisé et de l’invention d’une citoyenneté mondiale (voir schéma ci-dessus).

6. Méthodes actives

À l’origine, il s’agit des méthodes utilisées par les « pionniers » de l’éducation qui ont basé leur pédagogie sur l’activité propre de l’enfant, sa spécificité fonctionnelle, son intérêt. Parmi leurs principaux promoteurs, on peut citer Cousinet et Freinet en France, Ferrière et Claparède en Suisse, Decroly en Belgique et Montessori en Italie. Elles se sont nourries des apports de psychologues tels que Piaget et Wallon. Les méthodes actives s’opposent aux méthodes d’enseignement traditionnelles, centrées sur le savoir du maître. Dans la méthode active, au contraire, l’initiative créatrice de l’enfant apparaît indispensable pour qu’il puisse s’approprier les connaissances en participant à leur élaboration. L’enfant apprend en agissant, en vivant des situations motivantes (enquêtes, classes promenades, journal) qui stimulent sa curiosité et l’incite à résoudre lui-même les problèmes qu’il appréhende d’abord globalement. Pour cela, les pédagogues proposent des démarches éducatives qui tiennent compte essentiellement des problèmes que les enfants ont à résoudre dans leur vie de tous les jours, de leurs besoins premiers, de leurs motivations spontanées, comme le jeu, le chant, le dessin, la curiosité… Ces pédagogues ont tenté de développer l’autonomie des enfants et leur capacité à « apprendre à apprendre ». L’enfant est un découvreur, un constructeur de son savoir et non pas un réceptacle à remplir, un cerveau à façonner.

Parmi les pédagogues, ceux qui affectionnent les méthodes actives ont souvent ajouté des jeux pédagogiques à leur arsenal didactique. Ce recours à des jeux est surtout efficace quand le groupe est disposé à sortir du rôle d’écoute et de consommation passive. Le groupe est alors constitué de participants, souvent des adultes, qui peuvent faire appel à leur propre expérience et qui acceptent de la partager aux autres membres du groupe. Un savoir se construit alors collectivement par la réflexion sur les expériences de chacun. Prendre conscience d’être un acteur, exercer sa capacité de se décentrer, s’ouvrir aux logiques des autres et négocier avec eux, voilà des compétences qui peuvent s’acquérir au cours de jeux pédagogiques. A contre-courant des pédagogies « descendantes », la pédagogie du jeu requiert que les apprenants soient disposés à sortir d’un rôle d’écoute passive et de consommation, à faire appel à leur propre expérience et à participer avec d’autres à la construction d’un savoir issu de l’action (Elias). Michel Elias distingue les jeux de transmission, les jeux de table, les jeux de rôle et les jeux de simulation ; il les voit particulièrement adaptés à la communication interculturelle car ils travaillent sur l’apprentissage de la décentration, de la compréhension et de la négociation.

7. Participation des publics et pédagogie coopérative

La pédagogie de groupe (Merieu) est une des formes de l’éducation au développement où le groupe est le lieu d’apprentissage où se vivent la participation et le conflit sociocognitif. Elle suppose de repérer les spécificités des échanges entre participants qui permettent l’acquisition de savoirs, savoir-faire, savoir-être et savoir-devenir : désir d’apprendre, ouverture, capacité d’expression, organisation collective…

Un des défis est de pouvoir éduquer à la démocratie en se basant sur des processus démocratiques. Un fonctionnement participatif suppose que l’animateur-formateur permette au groupe de gérer ses apprentissages et de négocier les contenus. Cette démarche repose sur des méthodologies qui responsabilisent les jeunes et les adultes, tant dans leurs apprentissages que dans le vivre ensemble, et qui s’inscrivent dans l’idée de démocratie participative, démarche en adéquation avec la construction d’un autre monde.

8. Pédagogie du projet

De nombreuses démarches proposées en éducation au développement sont basées sur la pédagogie du projet, mettant des groupes en action autour d’un objectif commun. Le projet est une tâche définie et réalisée en groupe qui implique une mobilisation et une adhésion de celui-ci. Il résulte d’une volonté collective basée sur des désirs et aboutit à un résultat concret, matérialisable et communicable qui présente une utilité sociale.

La pédagogie du projet a pour objectifs l’acquisition de la confiance en soi et de l’autonomie personnelle ainsi que l’apprentissage de la solidarité, de la décision collective et de l’autogestion. Elle développe la maîtrise des outils intellectuels de base, des modes d’expression verbaux et non verbaux, la découverte et l’analyse de l’environnement naturel et social et enfin la maîtrise des techniques nécessaires à la pratique d’un travail productif géré collectivement. Les méthodes d’accompagnement et d’animation de groupes en projet sont basées sur la non directivité et les méthodes actives (Le Grain).

La pédagogie du projet se définit comme une pédagogie partisane qui cherche à développer la capacité d’auto-affirmation pour arriver à la transformation du système. Cette action permet au groupe de se sentir en projet ensemble et concrètement dans un but de changement social.

9. Interdisciplinarité

L’éducation au développement offre un grand nombre d’opportunités pour une approche transversale (elle traverse différents champs de l’action) et interdisciplinaire (elle permet d’approcher les questions à partir du croisement de différentes disciplines) qui permet des apprentissages originaux et complexes.

L’interdisciplinarité est la volonté d’intégrer dans la réalisation d’une tâche complexe planifiée les compétences et représentations spécifiques de différentes disciplines. L’interdisciplinarité est la rencontre de disciplines diverses au travers de l’échange et de l’apport mutuel de connaissances et de compétences. Cette rencontre vise à l’enrichissement et à la diversification des points de vue, pour aboutir à un projet commun (Partoune). L’interdisciplinarité est une approche pertinente pour aborder la complexité du monde. Elle n’est pas à proprement parler une méthode pédagogique ; c’est plutôt une manière de faire, une approche didactique originale. Elle tranche avec le cloisonnement croissant des connaissances des démarches par discipline (géographie, histoire, économie, sciences politiques, sciences naturelles, sciences humaines, etc.) dont le défaut majeur est qu’elles nous fournissent des représentations forcément partielles du monde qui nous entoure, des représentations souvent insuffisantes pour faire face à des contextes concrets. Les approches interdisciplinaires vont donc se donner pour objectif de fournir des représentations aussi complètes que possible de la réalité observée, représentations qui intègrent les apports de différentes disciplines. Loin de se contenter de juxtaposer des systèmes de pensée disciplinaires, elles vont tenter de conduire l’apprenant à développer une nouvelle manière de percevoir, de concevoir et de penser ce qui l’entoure, afin de rendre compte de l’organisation globale d’un système. Il est temps d’envisager une formation à un autre type d’intelligence : passer d’une intelligence aveugle, parce que parcellaire et abstraite, à une intelligence globale et contextualisée des problèmes. Le défi est donc d’ordre politique : les éducateurs d’aujourd’hui et de demain se doivent de freiner la régression démocratique que suscite l’expansion de l’autorité des experts, spécialistes de tout ordre, expansion qui rétrécit progressivement la compétence des citoyens, condamnés à accepter aveuglément les décisions de ceux qui sont sensés savoir (Leclercq).

Pour l’éducation au développement, l’approche interdisciplinaire permet de construire, à partir d’éléments provenant de disciplines diverses une représentation plus complexe et cohérente des enjeux et problématiques du développement et de solidarité internationale. Elle est également une manière de croiser les apports du Sud et du Nord, en refusant une vision unique basée sur les modèles culturels dominants eurocentristes.

10. Communication éducative, action politique et éthique

Une des compétences que l’éducation au développement tente de développer dans certaines de ses propositions est liée à son action de plaidoyer : il s’agit d’outiller les publics à défendre des points de vue, à argumenter dans un débat contradictoire et à communiquer face à un grand public. Si les grands médias sont considérés comme des canaux incontournables, la communication ne peut pas être laissée aux mains d’une minorité d’experts, il en va de la démocratisation du débat sur le développement. Dans cette perspective, apprendre à argumenter est une des missions de l’éducation au développement. Ceci, sans manipulation ni technique marketing, selon les critères de l’éthique de la communication. La dimension politique fait que toute action éducative en éducation au développement doit amener à trois niveaux d’action : du positionnement (opinion) à l’engagement (désir de se mobiliser) et l’action (mobilisation). Elle amène à une action politique en recherchant deux objectifs : faire pression et participer tant au niveau local qu’au niveau international. C’est un travail de longue halène porté principalement par les mouvements sociaux existants ou émergeants.

L’éducation au développement est une forme de communication qui exige, au vu de ses finalités, le respect d’une certaine éthique : elle ne peut être ni manipulatrice, ni dominatrice. Salon Habermas, c’est dans la discussion que s’élaborent les règles à partir desquelles on va définir la manière dont on vit ensemble. Cette modalité de résolution collective est une conquête de la raison sur la violence. Le principe qui fondera le dialogue entre les membres d’un groupe devra être en lien avec le fondement qu’ils chercheront à donner à la validité des normes sur lesquelles ils établiront entre eux un consensus.

Majo Hansotte propose quatre mises à l’épreuve par l’universel pour une éthique de la communication :

  • L’épreuve de la collectivité concrète : ce que nous trouvons bien pour notre groupe ou notre équipe ou notre corporation, est-ce juste pour tous ceux qui font partie de notre entité : école, ville, village, etc ?
  • L’épreuve de l’anticipation dans l’espace : ce que nous trouvons bon pour nous ici et maintenant, est-ce juste pour d’autres ailleurs, en dehors de notre territoire ?
  • L’épreuve de l’anticipation dans le temps : ce que nous trouvons bon pour nous ici et maintenant, est-ce juste pour les générations à venir ?
  • L’épreuve de la réversibilité : ce qui est bon pour certains, est-ce juste pour nous et pour tous ?

Ainsi l’éducation au développement devrait permettre une discussion-négociation entre celles et ceux qui s’engagent dans son processus et répondre à l’épreuve de l’universalisation.

11. Évaluation et systématisation

Le processus même de l’éducation suppose une interaction humaine qui, par sa complexité, son absence de déterminisme rigoureux, échappe à la quantification et à la prédiction intégrales (de Landsheere). Les tentatives de quantification de résultats pour répondre à une évaluation de l’impact de l’éducation au développement semblent dès lors impossibles même si certains résultats quantitatifs sont utiles (ITECO). C’est le processus tout entier qu’il s’agit d’évaluer selon des modalités encore en construction. Elles englobent les finalités, la prise en compte des spécificités des apprenants, la qualité du dispositif et des techniques mises en œuvre. Pour Jara « dans la systématisation il s’agit d’envisager les expériences comme des processus historiques, comme des processus complexes où interviennent différents acteurs et qui se réalisent dans un contexte socioéconomique déterminé et à un moment institutionnel dont nous faisons partie ».

Dans la systématisation d’expériences, nous partons donc d’une reconstruction de l’évènement et d’une identification des différents éléments objectifs et subjectifs qui sont intervenus dans le processus, afin de le comprendre, de l’interpréter et d’apprendre ainsi de notre propre expérience.

Le défi est de ne pas rester uniquement dans la reconstruction de l’événement mais de passer à l’interprétation critique. L’axe principal de préoccupation se déplace de la reconstruction de l’événement et le classement de l’information, à une interprétation critique de l’évènement pour pouvoir extraire des apprentissages qui seront utiles dans l’avenir. La systématisons nos expériences est une démarche rigoureuse pour :

  • Améliorer notre propre pratique.
  • Partager nos apprentissages avec d’autres expériences similaires.
  • Contribuer à l’enrichissement de la théorie.
    Ainsi comprise, la systématisation, en tant qu’interprétation critique, ne peut être complète que si elle devient transformatrice de nos pratiques grâce aux apprentissages issus de l’évaluation. C’est la raison pour laquelle le processus de systématisation est en lui-même un processus d’éducation populaire.

Ceci signifie que la systématisation est un facteur de formation pour nous-mêmes, acteurs en éducation au développement. Une formation intégrale qui nous aide à nous construire en tant que sujets critiques et créateurs, en développant nos capacités pour comprendre, proposer et agir dans tous les domaines de la vie économique, sociale, politique et culturelle.

Bibliographie

José Bengoa, L’éducation pour les mouvements sociaux, dans Antipodes, L’action sociale, série Outils pédagogiques, Bruxelles, 1999.

Etienne Bourgeois, Jean Nizet, Apprentissage et formation des adultes, Paris, Puf, 1997.

Guillaume De Landsheere, L’enseignement face à l’innovation, volume 1, Paris, Ocde, 1997.

Claudine Drion, Fiche systémique, Le carnet de l’écopédagogie n°5, Liège, Institut d’écopédagogie, 1998.

Joël De Rosnay, Le Macroscope, Paris, Le Seuil, 1995.

Michel Elias, Jeux d’ici et d’ailleurs, dans Antipodes, Jeux et exercices pédagogiques, série Outils pédagogiques, Bruxelles, ITECO, 2004.

Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, Paris, François Maspero, 1969.

Paulo Freire, interview dans la Vie Catholique, 24-02-1971.

Le Grain, Le défi pédagogique. Construire une pédagogie populaire, Bruxelles, Vie Ouvrière,1982.

Groupe français d’éducation nouvelle, Pourquoi l’éducation nouvelle, Congrès de Tours, juillet 2004.

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