Thomas Gilson est Animateur Web et Multimédia chez Média Animation asbl. Il organise depuis quelques années des ateliers, intitulés « Tous homonumericus », destinés à un public adulte, qui ont pour objectif de démystifier l’utilisation des médias. Actif en éducation permanente, il travaille également avec un public jeune dans de multiples projets. Sensible à une approche critique et à un usage responsable des médias, Thomas Gilson propose à ses publics une vision large de l’utilisation des médias, révélatrice de choix de société cruciaux. Propos de Thomas Gilson recueillis par Olivier de Halleux.
Olivier de Halleux : En tant que formateur aux médias, vous êtes amené à croiser des publics adultes différents, aux connaissances diverses à propos des médias. Ces derniers mois, dans le contexte sanitaire qu’on ne présente plus, la presse est fréquemment revenue sur les risques sanitaires liés à l’utilisation des écrans, notamment par les jeunes. Quel est votre point de vue à ce sujet ?
Thomas Gilson : Les médias, et en particulier la presse, insistent en effet beaucoup plus sur les points négatifs que les points positifs liés à l’utilisation des écrans. -Qu’il s’agisse de l’avis de Média Animation ou du mien, il n’a pas changé. Je m’explique. On essaie de positiver plutôt que de diaboliser. Au-delà de l’utilisation des écrans, c’est vrai que la presse a tendance à dénigrer la chose, qu’il s’agisse des réseaux sociaux ou de médias du même type. Quand une nouveauté apparaît sur le marché du numérique, celle-ci a tendance à être fortement critiquée. D’une certaine manière, c’est normal car, comme tout nouvel outil, une nouveauté doit pouvoir faire ses preuves et être améliorée. D’autant plus que nous sommes dans une ère où la création de nouveaux outils se veut libre, ou en open source, ce qui, par définition, permet à la communauté d’y accéder de manière ouverte. Ces outils sont donc perpétuellement en voie de perfectionnement.
Pour en revenir à l’utilisation des écrans par les jeunes, nous avons sorti le mois passé une grande étude qui a été réalisée en partenariat avec la Fédération-Wallonie Bruxelles, appelée « Génération 2020 » [1]. L’enquêté, menée par nos équipes, donne une idée récente de la manière dont dont les jeunes utilisent les réseaux sociaux. Que font-ils ? Comment ? Avec quels outils ? Ce sont des questions très concrètes.
Il s’est avéré que, jusqu’à un certain âge en primaire, pour se divertir, les enfants utilisent les réseaux sociaux via la tablette familiale. Youtube y apparaît en premier choix. Youtube n’est pas à proprement parlé un réseau social mais plutôt, ce que j’appelle un média social. Ce média a acquis un complément de social parce que les utilisateurs y sont reliés entre eux. Au départ, cet outil n’avait pas une telle vocation, à l’inverse d’un réseau social de contact tel que Facebook, ou comme l’était Google +, ou encore les sites de rencontres plus classiques entre personnes.
Pour en revenir à l’étude, les jeunes, du secondaire utilisent plutôt Instagram, Snapchat et aussi Tik-Tok [2]. Ils utilisent également Youtube, en ce qui concerne les 18-35 ans, c’est toujours Instagram et Youtube qui sont plébiscités (et beaucoup moins Tik-Tok) et bien sûr Facebook. Au plus on avance dans les tranches d’âge, au plus c’est Facebook qui est utilisé.
Que nous disent ces informations ? Je pense que les jeunes n’ont pas vraiment changé leurs us et coutumes avec le numérique. Les contacts sociaux sont relativement identiques sur ces réseaux. Avec nos yeux d’adultes/formateurs, on a pu voir que, au-delà de l’aspect communicationnel, les jeunes sont très créatifs sur ces réseaux.
Par exemple, Tik-Tok, réseau très critiqué, permet de faire pas mal de choses. J’ai récemment découvert ce réseau : il est vrai que, au premier abord, cet univers peut paraître effrayant pour un adulte. Si on l’aborde par le biais d’une utilisation passive, on peut facilement se dire que ça ne sert à rien et que c’est complètement inutile. Il faut bien avouer que ce réseau a des allures de cours de récréation. Souvent, ce sont les plus jeunes ados qui l’utilisent même s’il est interdit aux moins de 13 ans). On peut facilement y créer un faux compte en falsifiant son âge. Si on l’utilise passivement et qu’on y fait défiler les vidéos, on peut ajouter le constat d’une hypersexualisation. Même si dans les vidéos il n’y a pas de nudité explicite, il y a énormément de posts qui la laissent suggérer (comme des danses etc.). Cette critique a aussi été faite pour d’autres réseaux.
Après avoir abordé le côté négatif, examinons l’autre versant. Il y ai des challenges, des imitations, des gags, ou plus globalement des mises en scène. Ce réseau développe la créativité des jeunes et leur esprit théâtral. Tik-Tok permet de réaliser des choses intéressantes au niveau de la création. L’outil offre une panoplie d’options, notamment au niveau du montage son/vidéo, très complètes. Les jeunes qui ont cet outil entre les mains peuvent réaliser de nouvelles choses, que nous adultes, ne pouvions pas faire à l’époque. Il s’agit réellement d’un nouveau moyen d’expression. Personnellement, je vois des jeunes de 13-14 ans qui pratiquent de la création théâtrale, de la mise en scène, et dans le même temps de la vidéo. On pourrait donc aborder ces compétences et ces savoir-faire à l’école.
Média Animation a reçu pas mal de demandes d’éducateurs de diverses associations quant à l’utilisation d’outils comme Tik-Tok, Snapchat et des réseaux sociaux en général. Que peut-on faire avec les jeunes qui, de toutes manières, sont, connectés à ces réseaux ? Les éducateurs sont partis du principe qu’on ne peut pas empêcher les jeunes d’utiliser les réseaux sociaux, mais qu’il est nécessaire de les accompagner.
Pour en revenir à la situation du confinement, qui a amené les jeunes à être d’avantage derrière leurs écrans et présents sur les réseaux, j’ai envie de dire que les adultes l’ont été tout autant. Preuve en est que des réunions, des ateliers où parler de son travail, ont été beaucoup plus réalisés en vidéo-conférence. A certains moments, on n’a pas eu d’autres choix.
Alors, est-ce que les jeunes y sont plus spécifiquement attachés ?
Probablement que oui, mais ce ne sont ni les jeunes ni les réseaux sociaux qui sont coupables. C’est bien une question d’éducation, de comportement, et donc de limites à poser. C’est évidemment très important de se détacher des écrans et d’aller faire une promenade en famille ou autres, de préserver des moments pour ces échanges. La question revient sans cesse. Si on donne un outil à quelqu’un, comme un marteau par exemple, va-t-il taper sur la tête du voisin ou l’utiliser pour enfoncer des clous ? Je prends cet exemple de prime abord absurde pour expliquer l’importance d’expliquer et éduquer.
Jusqu’à un certain âge, il est difficile de faire comprendre à un jeune la nécessité de mettre des limites, de ne pas sortir du cadre, notamment avec le smartphone Souvent, on va alors parler à tort d’addiction. En fait, jusqu’à 20 ans, la partie cérébrale, celle qui permet justement de « se dire stop » n’est pas entièrement développée. C’est donc difficile pour un jeune de s’arrêter, d’intégrer des limites, et ce n’est pas grave en soit. Il faut juste pouvoir l’encadrer.
Pour les adultes, et je vais prendre mon exemple, c’est différent. Lorsque je joue à un jeu vidéo, je peux être captivé parsa dynamique, La réalité virtuelle est très immersive, voire quasi addictive (même si on ne peut pas utiliser ce terme dans ce cadre) Elle devient problématique lorsqu’il est question de temps. La gestion du temps est en effet très difficile, il en est d’autant plus important de poser un cadre et des limites. Ce qui n’est pas chose évidente avec la multiplicité des écrans disponibles au sein d’une maison, d’un foyer.
Vous avez brièvement évoqué le fait que vous réalisiez de plus en plus de formations à distance, avec des adultes. Vous y êtes amené à discuter de ces risques potentiels . Comment vous y prenez-vous avec un public adulte qui, de prime abord, aurait plus de difficultés ou des préjugés quant à l’utilisation des écrans ?
Avec l’équipe, nous y avons vu un potentiel. Pour les moins de 35 ans, qui sont nés dans cet environnement numérique, il n’y a pas trop de difficulté. Avec les seniors, voire les débutants, cette situation nous a permis de travailler ces fameux outils de vidéo-conférence. Ça demande de la patience et il convient de procéder par étape, dans la mesure ou la multiplicité des outils gratuits, libres ou payants existant.
Nous avons la chance d’avoir un public très fidèle, malgré la non-tenue du présentiel, qui reste préférable. Il est clair que l’aspect social de nos animations est important pour certaines personnes qui viennent avant tout pour cela. Pour elles, c’est la rencontre qui prime, l’apprentissage des médias passe au second plan. Et pourtant, nous sommes arrivés à les convaincre à utiliser les programmes de vidéo-conférence. Ils se sont probablement sentis obligés à le faire pour maintenir le contact. Pour eux, c’est devenu nécessaire.
Durant cette longue période, il fallait/faut pallier au manque d’interactions. On s’y est essayé avec des outils comme Jitsi [3] et ça fonctionne plutôt bien. C’est très intuitif, comme d’autres plateformes de discussion sur internet, puisqu’il suffit de cliquer sur un lien pour accéder à la discussion. Les personnes peuvent donc communiquer facilement, et ce, même si elles n’ont pas de micro, puisque des chats ou des messageries instantanées existent sur ces plateformes de discussion.
Notons que pour la majorité des personnes qui ont un ordinateur, un micro et une caméra y sont intégrés. Pour les personnes qui ont un peu plus de difficultés, celles qui n’ont pas de son, ou dont l’écran mal configuré nous nous organisons, On se connecte une demi-heure avant la séance pour les aider et régler ces petits problèmes. Il faut de la patience. Sur la dizaine d’animations que nous avons réalisées dans ces conditions, nous n’avons pas assisté au blocage de la part d’une personne. Nous avons toujours trouvé une solution.
Au-delà de tout cela, on peut apercevoir que les outils d’aujourd’hui se veulent de plus en plus faciles à utiliser. C’est ce qu’on appelle l’intuitivité. Pour l’ancienne génération, dont je pense faire partie, il fallait installer un programme. C’était avant l’avènement de l’ère du mobile et du cloud, qui signifie en gros « tout contenu disponible partout et à tout moment ». On ne disposait pas d’interface interactive et tactile comme maintenant avec le mobile. En installant un programme, on était obligé de comprendre le fonctionnement de la machine, puisqu’il fallait l’installer sur le disque dur.
Aujourd’hui, tout fonctionne directement de manière très intuitive. Les développeurs vont développer des interfaces qui sont faciles d’utilisation et qui doivent être perçues comme un jeu. C’est précisément ce que je dis à mes publics parfois même âgés. Tout doit leur sembler ludique. Je leur dis que que l’information qu’ils cherchent est présente à l’écran. Il s’agit de trouver une fonctionnalité telle un effet « zoom » ou un correcteur orthographique etc. On sait que cette fonctionnalité est présente, mais il faut la dénicher en prenant son temps et en cliquant çà et là. Nous y arrivons toujours avec les aînés. Ils ne doivent pas avoir peur de cliquer : il s’agit de tester et si on se plante, et bien on recommence. Si on veut installer une autre application, on le fait. Si elle ne correspond à nos attentes, on la désinstalle. Le mobile (smartphone et autres) a amené à adopter un nouveau comportement numérique. La génération des aînés a des craintes face à ces technologies, puisqu’ils ont d’abord connu les ordinateurs avec des interfaces d’exploitation comme Windows, Quand on cliquait sur un bouton, la mention « êtes vous sûrs de vouloir faire ça » s’affichait. Ces opérations ne nous facilitaient pas la tâche ni à avoir confiance en soi… C’est plutôt, bien évidemment, la peur de faire une bêtise qui survenait.
C’est justement ce comportement que nous essayons de relativiser pour favoriser l’adoption de celui que je décrivais plus haut. Ce n’est pas grave si on fait potentiellement une fausse manœuvre, et encore moins grave aujourd’hui puisqu’il existe beaucoup d’auto-sauvegardes. On peut retrouver relativement rapidement ce qu’on a perdu. Finalement, il y a un côté presque psychologique à percevoir ici dans l’utilisation des médias.
Vous avez mentionné l’importance de l’aspect relationnel et social pour les participants qui se rendent à vos ateliers. Vous essayez de le maintenir via vos formations à distance. Cela étant, pour un professeur ou un animateur, il est crucial de sentir ou ressentir une assemblée lors d’un cours ou d’une présentation. Les interactions sont essentielles au partage et à l’apprentissage. Comment peut-on garantir une pédagogie, et plus largement une relation humaine de qualité, lorsque les intervenants sont derrière un écran ?
A long terme, je ne suis pas certain que le cours à distance soit aussi qualitatif, et ce malgré ce que j’ai déjà pu évoquer. Personnellement, je ressens vraiment le besoin de se voir. Au niveau de la matière à proprement parlé, j’aborde les mêmes contenus. Je bénéficie peut-être d’outils supplémentaires derrière mon écran. Par exemple, je peux diffuser, qualitativement et simultanément, une vidéo qui sera visionnable sur les écrans individuels des participants. Je peux présenter un diaporama plus rapidement avec une bonne qualité de son. Je peux partager des fichiers rapidement. En ce qui me concerne, à la limite, au niveau technique et de la matière, c’est beaucoup plus riche en vidéo-conférence. C’est clair que le contenu que j’enseigne s’y prête à merveille. Rien de tel que d’utiliser les médias pour mieux les comprendre et les critiquer.
Par contre, le côté social nous est également cher chez Média Animation. La mise en débat, qui est centrale dans nos activités, est de bien meilleure qualité lorsque les gens se rencontrent physiquement. On peut débattre en vidéo-conférence, mais les interactions sont moins évidentes de par la technique. Les micros s’activent ou se désactivent selon qui prend la parole. Tout n’est donc pas toujours entendu. Quant à l’aspect purement « humain » avec la tasse de café et la discussion informelle, ils n’existent pas, ils ont disparu, pas présents. A distance, a technique semble plus facile, mais quand les participants nous posent des questions très techniques, à propos de leur propre smartphone par exemple ; ça devient compliqué. A distance, on ne sait pas manipuler ler téléphone, et de plus, un appareil n’est pas l’autre. La vidéo-conférence se concilie donc bien avec des thèmes plus sociologiques ou d’utilisation générale d’outils.
En ce qui concerne les questions individuelles d’ordre technique, c’est presque impossible à réaliser. Finalement, la visio-conférence ne remplacera pas tout, et elle ne peut pas tout remplacer. Le côté humain est très important. Il est nécessaire de pouvoir répondre aux difficultés concrètes des participants en présentiel. J’ajouterai aussi, que pour les animateurs, il est difficile de rester concentrés toute une journée derrière un écran à parler. On se fatigue beaucoup plus. Normalement, nos ateliers durent jusqu’à 6 heures sur une journée. En visio-conférence, ils se résument en une matinée. Les visio-conférences exigent beaucoup plus de concentration tant de la part des animateurs que des participants, En présentiel, on fait des pauses et le rythme est différent. L’écran oblige l’animateur à « tenir le crachoir », avec des groupes qu’il connaît peut être moins, il en arrive à se demander si les participants l’écoutent, et pire, s’ils ne passent pas à côté de l’exercice. En réalité, il s’agit d’une découverte pour tout le monde.
Vous avez abordé les difficultés et les risques liés à l’utilisation des écrans et des médias diffusés régulièrement par la presse. Vous avez nuancé la chose en soulignant les alternatives positives que vous rencontrez dans votre travail. Pourtant, plus que jamais, le télétravail fait partie intégrante de nos vies, même dans des domaines non encore, disposés à l’organiser correctement, ou alors faiblement. La formation aux médias, au numérique et aux nouvelles technologies semblent par conséquent primordiales. Selon vous, quel est l’enjeu central de ce paradoxe sociétal ?
Il s’agit d’un débat qui comporte beaucoup d’ambivalence et de paradoxes. D’un côté, on nous dit que les écrans sont mauvais, et de l’autre, on les présente comme étant l’avenir. D’une part, on nous encourage à télétravailler, ce qui permet au passage de faire des économies de carburant, de temps etc., et d’autre part, on nous informe que la consommation d’énergie électrique, notamment dans le transfert d’informations, est trop importante et on nous invite à une certaine sobriété numérique. Nous rencontronts effectivement pas mal de paradoxes.
Ensuite, le discours ambiant nous dit que, à l’avenir, la société ne pourra pas se faire sans le numérique. Nous en avons récemment parlé avec l’équipe, lors d’une conférence intitulée « Jamais sans mon numérique ». Nous sommes partis du postulat que la société ne nous permet pas/plus de vivre sans le numérique. Le service bancaire en est un bel exemple. Beaucoup de personnes, notamment les plus âgées, s’inquiètent de savoir si elles pourront encore ou pas aller au guichet de leur banque. En effet, tout le service bancaire se dirige de plus en plus vers l’accès en ligne.
Des métiers deviennent donc obsolètes. Des fonctions sont revues ou modernisées. Il y a bien sûr des points positifs à cela, mais aussi des points négatifs. On parle souvent d’ubérisation des services. L’exemple le plus emblématique est probablement Amazon. En cette période de confinement et de fêtes de fin d’année, il est probablement plus important ?? d’aller vers les producteurs locaux et d’autres systèmes de livraison. Ces mêmes petits producteurs sont aussi amenés à utiliser internet pour leur survie économique. Internet devient véritablement essentiel dans cette ubérisation continue. Le confinement a accentué ces nouveaux comportements numériques (commandes en ligne etc.) et du coup les modes de consommation. Nous y serons de plus en plus confrontés. Indéniablement, c’est un constat à faire et avoir en tête.
Les formations d’accompagnement que nous faisons avec Média Animation en sont d’autant plus nécessaires. L’éducation aux médias et par les médias va devenir de plus en plus essentielle. Au-delà des personnes qui ne sont pas nées dans cet univers, c’est également un enjeu pour nos enfants que de bien se confronter à la réalité des médias.
Actuellement, nous sommes dans une période de transition, où l’ancienne génération n’a jamais connu cela durant la majeure partie de son existence, et où les plus jeunes n’ont, à l’inverse, connu que cela. Avec cette génération plus jeune, d’autres problématiques comme celle de l’« hyperconnectivité » ou de la « surintuitivité » voient le jour. Les nouveaux outils technologiques que nous aurons à notre disposition ne nous pousseront peut-être plus à chercher l’information et à comprendre les mécanismes de nos applications et des systèmes. Par conséquent, un risque, plus politique est bien présent : celui de se laisser influencer, voire manipuler, par les géants du web et de l’informatique, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) qui se « cachent » derrière ses applications et systèmes. Je n’ai cité qu’un problème potentiel mais il y en a d’autres.
La numérisation du travail, avec notamment le phénomène d’ubérisation, nous conduit vers cette ambivalence entre l’amélioration de la qualité des services et une possible individualisation exacerbée du travail. Quelle serait la place de la formation aux technologies, au numérique et aux médias dans ce débat ? Quelle est votre position en tant qu’utilisateur et formateur ?
Personnellement, je ne me mets pas au-dessus de la mêlée. Je ne suis pas omniscient et je n’ai pas les solutions magiques. Mon travail est de créer des espaces de débat où j’ai la chance de pouvoir expliquer ce que je fais et comment je le pense. A vrai dire, j’estime que je ne suis pas un bon exemple, étant donné que je suis obligé d’avoir toutes les applications sur mon smartphone et que je dispose de trois écrans. J’invite finalement les gens à faire l’inverse et à se limiter à l’essentiel.
Cela étant, j’ai mon point de vue quant à ma « consommation numérique ». Ce qui est important, c’est de savoir comment fonctionne les choses et d’avoir un avis critique sur cela. Il ne faut pas se laisser emporter dans une espèce de « cocooning numérique » et d’individualisation voulue notamment parles GAFAM, et ce dans beaucoup d’aspects de nos vies. Nous devons aussi nous rendre compte que nous n’avons pas le pouvoir sur tout, ce quine doit pas nous empêcher d’avoir un avis. Collectivement, et c’est là que ça devient intéressant, nous pouvons avoir un certain impact, en fonction du rassemblement de nos avis. Plus pratiquement, j’invite les participants à utiliser des alternatives libres qui offrent cette possibilité d’agir collectivement face aux dérives mentionnées. L’exemple de Jitsi est superbe en la matière. C’est entièrement gratuit et en plus, nul besoin de partager ses données personnelles lors de l’inscription. Nous échappons dès lors alors à l’éventuelle revente de nos données comme le font les GAFAM. Voilà donc un exemple précis de mise en action collective.
Pour en revenir au travail et à l’ubérisation, nous pouvons également agir en tant que citoyen. Comme la Saint-Nicolas approche, je souhaite acquérir un jouet. J’évite alors d’aller automatiquement sur Amazon et je commande de préférence mon cadeau au commerçant du coin. Le confinement nous a prouvé qu’il est encore possible de promouvoir le marché local via internet. Nous l’avons déjà rapidement mentionné, des petits producteurs se sont même réinventés durant ce confinement en révisant leur stratégie de vente.
Toujours en lien avec le travail, je partage souvent auprès de mes publics un reportage diffusé sur Arte qui s’appelle « Un monde sans travail » [4]. Le titre peut paraître utopique mais le documentaire présente de réels défis pour l’avenir. Par exemple, le réalisateur part du constat qu’il existe déjà des camions connectés, sans conducteurs, qui font le tour de l’Europe pour livrer des denrées. La 5G, dont on a beaucoup entendu parler ces derniers mois, est au cœur de l’avènement de ces évolutions. Bien sûr, beaucoup de gens sont inquiets des retombées des ondes, etc. et on a l’impression qu’on nous pousse à en disposer.
Au-delà de la question de la nocivité, la question de la nécessité de ces objets connectés se pose. Quel positionnement avoir quand on est « simple » citoyen ? On peut avoir un avis et j’invite mes publics à s’informer en ce sens. Quelles sont les alternatives qui s’offrent à moi ? En fait, ne rien faire ou ne rien penser, c’est déjà une approbation d’un système.
Chez Média Animation, on invite vraiment les gens à être conscients de leur manière d’utiliser les choses. Des alternatives existent, je les essaie et je les propose à mes publics (par exemple, il existe d’autres moteurs de recherche que Google). Personnellement, j’essaie de ne plus avoir une adresse email liée à un GAFAM. Mais c’est bien sûr extrêmement compliqué car une adresse Gmail par exemple offre beaucoup de services. Il faut se faire douleur pour pouvoir s’en passer ! C’est donc encore plus difficile de l’expliquer à nos publics. Enfin, si on en est conscient, c’est déjà pas si mal.
Vous avez cité l’apparition de camions connectés qu’on pourrait lire, de mon point de vue, comme le paroxysme de l’ubérisation, de la numérisation ou plutôt de la robotisation. Nous devrons donc nous habituer et nous former à cela. Mais, finalement, jusqu’à quel point faut-il se former à l’utilisation des outils numériques si ce n’est pour ne plus interagir, ou du moins qu’avec des robots ?
J’espère qu’on n’en arrivera pas à une société purement et totalement robotisée. Plus positivement peut-être, j’estime que des métiers pénibles pourraient être repensés pour permettre à l’humain d’être plus créatif et moins un simple exécutant. Par exemple, être plus dans la communication avec le client que dans la pure exécution manuelle. Alors évidemment tout le monde n’a pas les mêmes capacités et compétences. In fine, on pourrait quand même se dire que la numérisation va plus dans le sens de faire de nos enfants et successeurs, des penseurs et des intellectuels numériques que des manuels. Je pense qu’on peut par conséquent revaloriser des tâches et repenser des comportements et le travail.
Le contact humain se fera ailleurs et il sera alors peut-être plus qualitatif. Ça me fait penser qu’on critique souvent l’utilisation du smartphone dans les transports en commun. Tout le monde est sur son écran et personne ne se parle. En réalité, je ne suis pas certain que les gens communiquaient plus que ça dans le métro auparavant. Par contre, quelqu’un qui est sur son smartphone est peut-être justement occupé à communiquer. Pourquoi je dis ça ? Et bien parce qu’il faut aussi relativiser le risque de l’utilisation des technologies de communication. Elles peuvent aussi amener du qualitatif. Mais je suis bien conscient, et les derniers mois nous le prouvent, qu’il faut continuer à se voir et à se rencontrer physiquement.
Sur le plan professionnel, on se questionne beaucoup là-dessus bien évidemment. Les derniers mois vécus sont une véritable expérience qui nous pousse à penser l’avenir différemment. Sur le plan technique, en éducation permanente, ça reste primordial d’être en présentiel. A ce niveau-là, on veut revenir au présentiel le plus rapidement possible. D’autres de mes collègues veulent plus conjuguer avec les deux (visio-conférence et présentiel) et en discutent avec la Direction. Ça se joue sur plein de choses (les déplacements, les réalités de chacun etc.). La visio-conférence ouvre de nouvelles perspectives ou plutôt permet de redécouvrir des outils, notamment la radio en faisant des émissions à distance. Ça nous a ouvert l’esprit sur des nouvelles manipulations de l’outil radiophonique et télévisuel. On a dû sortir de notre zone de confort et s’interroger sur nos pratiques.
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