Les outils digitaux sont de plus en plus utilisés depuis l’arrivée de la pandémie, mais qu’en est-il de cette question ailleurs ? Comment se pose-t-elle ? Ne va-t-on pas vers un monde de plus en plus uniformisé ? Les inégalités vont-elles se marquer encore un peu plus ?
Sommes-nous devenus les pantins du numérique ? Nous sommes allés à la rencontre de Gabriel Alejandro Iriarte Rico qui nous accorde un voyage en Bolivie.
Vincent Stevaux : Il est difficile aujourd’hui de faire abstraction du digital, de la numérisation, qui est partout, accélérée par la pandémie de la Covid, structurant la diffusion du savoir et les relations pédagogiques et laborales. Nous nous intéresserons d’abord aux aspects pratiques des outils digitaux. Sont-ils beaucoup utilisés en Bolivie ?
Gabriel Alejandro Iriarte Rico : Ils sont en tout cas beaucoup utilisés depuis la pandémie. En 2020, la fin de l’année académique [1] a été suspendue et la reprise en janvier se fera avec une très forte composante digitale qui a été développée durant la pandémie. Au début, il y avait d’abord un problème d’accessibilité. Si les infrastructures numériques étaient suffisantes en ville, elles n’étaient pas assez développées dans les campagnes où l’accès à une connexion internet restait très difficile. Il y avait bien un satellite qui donnait accès à internet mais ça ne permettait pas de faire des vidéoconférences ou ce genre de choses. Mais depuis, l’usage de plus en plus généralisé d’internet a permis de faire baisser les couts et d’améliorer les infrastructures, notamment via de la fibre optique qui arrive maintenant via le Pérou et via les projets du gouvernement pour augmenter la couverture des campagnes. Il y a tout un plan maintenant pour améliorer les infrastructures numériques en Bolivie.
Depuis le début de la pandémie, la numérisation s’est malgré tout imposée et développée, tant au niveau des infrastructures qu’au niveau de la formation des professeurs aux outils numériques afin de garantir une continuité des processus pédagogiques malgré les confinements. On a commencé au début par reproduire en digital exactement les mêmes processus que ceux qu’on faisait auparavant en présentiel, puis, petit à petit, nous avons introduits d’autres techniques, notamment avec plus d’échanges. Cela a généré tout un débat à l’université, qui n’est pas clos, sur l’accessibilité qui était difficile pour certains étudiants, ou les difficultés de certains professeurs pour s’adapter aux nouveaux outils. En plus avec le digital, on a tendance à donner plus de travail aux étudiants à qui on demande d’être plus autonomes.
Qui utilise le numérique aujourd’hui ?
Alors, je dirais que ça s’est développé partout, mais bien sûr les utilisateurs sont surtout urbains et appartiennent majoritairement aux classes hautes et moyennes, même si les classes populaires et notamment les commerces se sont emparés de What’s Up par exemple pour tout ce qui est services. Tous ceux qui peuvent le faire télé travaillent maintenant et le marché digital a explosé en ville. Bien sûr à côté de ça, les marchés par exemple ou ceux qui travaillent dans l’économie informelle journalière, continuent comme avant. En dehors des classes urbaines éduquées, peu de gens ont accès à internet, surtout à la maison, pour des problèmes de connexion bien sûr mais aussi parce que tous ne disposent pas d’ordinateurs. On a d’ailleurs pas de chiffres mais on sait qu’il existe un certain nombre d’étudiants qui ne se sont pas réinscrits à l’université à la rentrée à cause de ce non accès au numérique. Il y a eu des tentatives d’aider les étudiants mais on n’a pas pu le faire pour tout le monde.
Que nous disent ces tendances à propos de l’ingénierie de la formation de demain ?
On ne reviendra pas en arrière, elle va évoluer, et assez vite. Certains veulent revenir à la situation d’avant la pandémie, notamment les gens qui ne sont pas habitués aux nouvelles technologies, les professeurs plus âgés qui ont des problèmes pour s’habituer au numérique mais je suis convaincu que la tendance va aller vers une numérisation accélérée, surtout dans les universités privées. On ne sortira plus des plateformes numériques LMS [2] par exemple (Néo pour la Católica, Google Classroom pour la San Simon) qui permettent de concentrer les ressources, les contenus et d’organiser l’enseignement. Je pense que les politiques vont jouer un rôle important, mais en tout cas, on ne redeviendra pas à la situation d’avant. C’est inéluctable, on va aller vers la numérisation. Maintenant, nous devons avoir une réflexion là-dessus, évaluer ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, pourquoi ça ne fonctionne pas et ne pas perdre le sens de l’éducation pour mesurer les résultats.
La numérisation, c’est la facilité, mais si on ne fait ça que pour la facilité, c’est dangereux. Le numérique enrichit l’éducation. Il permet de mieux organiser l’enseignement, de programmer les cours, d’utiliser plus de ressources extérieures, plus de présentations. Il y a des jeux, des outils,… On peut enregistrer les cours et se les repasser, les voir si on a été absent, avoir les notes directement, échanger d’autres contenus, multiplier les sources d’information, avoir internet en classe.… Mais attention à ne pas surcharger non plus, le numérique a tendance à nous fatigue plus vite.
Cette année par exemple, j’ai réuni mes élèves dans mon jardin à la fin de l’année, pour qu’ils puissent se connaitre en vrai. C’était une expérience très intéressante pour eux de se voir en personne et d’apprendre à se connaitre après avoir travaillé à distance.
Existe-t-il en Bolivie une pensée critique par rapport au digital ? Sur quels aspects s’appuie-t-elle ?
Oui, on réfléchit beaucoup au numérique, notamment dans le cours de pensée critique. On a d’ailleurs changé et évolué en cours d’année, en faisant des classes plus petites, des cours plus courts. Ils font maximum une heure, une heure et demie maintenant. Donc je dirais que oui, le digital se pense, mais on ne fait sans doute pas toutes les réflexions qui devraient être faites. On ne sait pas comment le cerveau fonctionne par rapport au numérique, on a peu de recul. On n’apprend pas dans un livre digital comme dans un livre en papier, le cerveau apprend différemment selon le support et les techniques pédagogiques. Les élèves me semblent plus dissipés, on ne sait jamais s’ils suivent le cours ou s’ils regardent autre chose ou écoutent de la musique. Avec le digital, vient rapidement le multitâche, et on ne sait pas quel impact ça va avoir sur l’éducation.
On doit avoir une pensée critique. On devrait plus penser à tout ça, surtout ici à l’université. Je vois passer des mémoires et des études là-dessus mais ça reste des initiatives individuelles d’élèves ou de professeurs, ça devrait partir plus de l’institution universitaire mais ça n’est pas encore le cas. Et le gouvernement se pose encore moins de questions…
Venons-en maintenant à des questions plus politiques, si tant soit est qu’on puisse séparer pédagogie et politique. Quel type de société le digital favorise-t-il selon vous ? Quel type d’acteurs ?
Alors là, il est clair qu’on favorise l’individualisation, la responsabilité individuelle plutôt que la dimension collective de l’apprentissage et plutôt les classes riches de la population. Ça risque d’accentuer les inégalités sauf si le politique intervient pour combler les écarts.
Cela favorise aussi les gros acteurs du secteur, Microsoft et Apple en tête. Cochabamba a le projet de devenir la ville digitale de Bolivie et il y a des acteurs locaux qui travaillent sur la programmation et le numérique mais ça reste à la marge. Moi par exemple, mon ordinateur est sous Ubuntu [3]. Je me sens plus libre avec ça, mais c’est une exception.
Il y a une chose qui m’inquiète, c’est l’alphabétisation informatique ou plutôt l’analphabétisme informatique. Nous sommes de plus en plus des analphabètes technologiques et on dépend de plus en plus des applications et des grosses boites informatiques, ce qui crée de la dépendance. L’éducation se pense toujours comme il y a 50 ans, on doit penser à l’alphabétisation numérique, à la programmation sinon on va toujours dépendre des grosses compagnies qui « savent ».
Cette révolution technologique n’est pas sans provoquer d’impacts environnementaux, sociaux et sociétaux. Est-ce un enjeu ici ?
Il n’y a aucune réflexion gouvernementale à ce niveau mais au niveau des individus oui, on en parle un peu. Il n’y a pas non plus de réflexion institutionnelle de la part des universités.
Y voyez-vous une forme d’uniformisation, de standardisation (culture du pouce levé, pensée courte) ? Comment réconcilier numérique et pensée critique ?
On doit beaucoup plus travailler dans la pensée critique. Comment travailler avec des sources fiables d’information. C’est un énorme travail parce qu’on va vers cette culture du « like » facile des réseaux sociaux, et on s’enferme de plus en plus dans des discours simplistes, ce qui est extrêmement dangereux. Les gens ne savent plus ce qui se passe, même à quelques centaines de mètres de chez eux, parce que les réseaux sociaux déforment tout et enferment les gens dans leurs communautés de connaissances.
Les gens les plus éduqués sont parfois les plus racistes, ils ne voient pas la réalité et ne sont influencés que par les réseaux sociaux, qui génèrent beaucoup de haine. Les gens les moins éduqués sont parfois les plus critiques par rapport aux informations qu’ils reçoivent alors qu’à l’université les gens ne réfléchissent pas assez. L’éducation privée va vers une réduction des compétences de la pensée critique. Avant, le cours de pensée critique était obligatoire pour toutes les carrières. Il n’est plus obligatoire que pour les carrières sociales. Les ingénieurs ne suivent plus du tout ce cours et en droit, le cours a évolué vers plus d’argumentaire mais moins de réflexion. On y apprend à rédiger de bons rapports, bien argumentés, mais on apprend plus à penser. Est-on en train de renoncer à la pensée critique ? L’éducation aujourd’hui forme des gens qui vont réaliser des taches et plus réfléchir et ça, ça m’inquiète.
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