Présence de l’absence

Mise en ligne: 7 janvier 2021

On n’en est plus à se demander si le Covid fera plus de victimes indirectes que directes. Les conséquences, énormes déjà, et générales, sont en train de se déployer sous nos yeux. Récemment, Marc Chambeau, travailleur social pour la jeunesse, la psychiatrie et la prison, en a par exemple témoigné dans un livre, « Restez chez vous ! Portes closes et sous-titré Cris, chuchotements et colères au temps du virus ». Il s’agit de trente portraits courts. Autant de vies croquées, à crans et à crocs du microbe.

Le Soir du 26 novembre, lui, parle de victimes collatérales avec ce titre et sous-titre : « Le Covid fera bien plus de victimes qu’on ne le pense. Cancers, maladies cardio-vasculaires, inflammations diverses… le report de soins nécessaires ajoute au décompte macabre (...) » Et bien sûr, on ne parle pas encore des commerces, de l’horeca et de pans entiers de la société qui sont au bord du précipice. Nous attend donc encore la partie invisible, celle psychologique, soit une véritable bombe à retardement ; tic-tac en coulisses et sourdines.

Enseignant moi-même dans les Marolles à Bruxelles, je me sens moi aussi m’enfoncer peu à peu dans un marécage de boue, celle d’une société en perdition et accumulant les choix délétères. Une boule de pétanque dans le torse alourdit ma poitrine, et cette balle pleine de larmes ne demande qu’à exploser. Non pour pleurer sur mon sort, mais sur le monde. Cependant, cette sphère, à la fois liquide et solide, est trop grosse pour passer par la gorge. Ou trop dure à avaler. Elle ne sort pas, repart et puis revient. Elle apparaît avant de me rendre à l’école et disparaît aussitôt au contact de mes élèves, salvateurs.

Parce que quelque chose a changé. Les cours de philosophie et de citoyenneté dont j’ai la charge sont de bien meilleure qualité, le comportement des élèves est manifestement plus calme, ils sont présents en nombre, plus attentifs après les mois du premier confinement. Ils semblent avoir pris conscience que l’école leur est tout de même un espace de félicité : ils ont besoin de voir du monde, de rencontrer leurs potes, de dire des conneries et d’en rire fort, de se déplacer entre la maison et l’école et aussi entre les salles de classe. L’école est pour eux une zone tampon salutaire et nécessaire entre la famille et le monde, ce truc immense qui les attend à l’extérieur. Et qui inquiète, tant il s’impose plus qu’il ne s’ouvre à eux.

Pendant dix jours, je leur ai posé la question en traçant deux colonnes au tableau. Quels sont, d’après leur récente expérience, les avantages et inconvénients des cours en ligne versus sur place ? Les réponses d’une classe à l’autre sont diverses quoique répétées, et peu inspirées car farcies d’une forme de fatalisme gagnant vite le terrain du « C’est comme ça, m’sieur, on n’a pas le choix ». On ne peut pas dire que ce soit l’enthousiasme. Et en insistant un peu, curieusement, c’est l’aspect technique et moins social qui pose problème. Pour faire court : trop d’interruptions et sautes d’images et de sons, trop d’accidents de manipulation voire d’incompétence ou de chambard virtuel, genre couper les micros ou exclure des participants ; pour rigoler.

De mon côté, je suis conduit à échanger avec eux le point de vue de l’enseignant : combien il est difficile de changer le contenu ? de leurs cours car le numérique est un moyen et non un but en soi. Le but est de transmettre des connaissances pour vivre tous ensemble dans un espace ouvert, non pas d’isoler les personnes pour des raisons sanitaires et sécuritaires dans des espaces fermés. Bref, c’est toujours la même question : l’Autre est-il un ami ou un ennemi potentiel ?

L’école a choisi la mission sociale de la première proposition. Le numérique nous répond par la crainte de la seconde. L’école travaille la confiance, le numérique étend la méfiance. Par exemple : le xénophobe, qui a peur de l’étranger, le numérique le rend xénopathe, malade de l’étranger. Celui-ci devient forcément une menace et les algorithmes maintiennent dans une zone de confort la plus restreinte possible : un cocooning mental dans un mode plus irréel même que virtuel.

Enthousiasmé par les premiers pas d’internet, capable de développer des sites web basiques dès 1995, ayant peu à peu vécu la vie de réalisateur multimédia, connecté depuis vingt-cinq ans, aujourd’hui, je suis convaincu que le numérique ne nous rassemble pas. Au contraire, il nous divise et nous isole peu à peu jusqu’à la plus folle solitude. C’est lui qui a généré, à notre corps participant, ce fameux néo-libéralisme où nous sommes dilués en atomes incapables de ne plus former ne fut-ce qu’une seule et simple molécule de société.

L’échec est évident, manifeste, patent : le néo-libéralisme (selon son acception anglophone) est illibéral (selon sa définition en français). Je tente d’expliquer ce point de vue aux élèves, pour voir leur réaction, mais ils ne me comprennent pas bien. « Ben oui… l’argent l’a emporté depuis longtemps sur la liberté, non ? » La précarité possible et la peur du lendemain bâillonnent, bouchent, étouffent toute autre perspective et la pensée libre.

Milléniaux et branchés aux écrans dès le premier biberon, imaginer se séparer de leur smartphone dépasse leur entendement. L’idée d’un black-out sort largement du champ des pensables. Cependant, ils ne se satisfont pas de l’école en ligne ; c’est unanime. Il y a des avantages, mais ils deviennent vite des inconvénients : c’est amusant de se lever cinq minutes avant le cours, mais si c’est seulement pour que le prof prenne les présences et recevoir un devoir, plus un autre là, et encore un troisième ici, et finalement crouler sous les devoirs qui remplacent les cours… Non, ça ne va pas.

Puis j’en rajoute : je leur dis que moi non plus, ça ne va pas. Par exemple la vidéo. Est-elle de pédagogie ou de surveillance ? Et de toute façon, ma bande passante à la maison ne me permet pas d’accueillir autant d’élèves en images animées plus le son. Je demande donc de couper les caméras et je me retrouve seul face à des faciès inanimés. Je lis un article sur la dissonance cognitive et le commente phrase à phrase, mais à la longue, j’ignore si on m’écoute, et je me sens seul et ridicule devant un misérable écran de pixels vides et silencieux.

Bien que je maîtrise facilement les Classroom, Discord, Teams, Zoom, Skype et autres si l’on veut, le problème n’est pas véritablement technique en fait. Si je demande de couper les vidéos pendant mes cours, c’est parce que je me sens surtout honteux et impudique d’accéder ainsi aux chambres, salons, lits, sofas, murs, fenêtres et posters de mes élèves. La frontière entre le privé et le public est bel et bien gommée. La neutralité des lieux scolaires, gage d’équité entre tous, est effacée, ignorée, abandonnée. C’est le même problème avec le télétravail, la même arnaque : obligé d’être équipé et compétent dans un espace professionnel solitaire et réduit, adjacent aux lieux de vie privée.

C’est autant d’autonomie et de solitude à mes frais, d’économies d’échelle pour les employeurs, de monopolisation des multinationales du numérique sur ma vie, la vie, toute la vie, de réduction du champ de la réflexion, de l’échange, l’esprit grignoté par le service gratuit que nous rendons aux centres de data, affamés et voraces dont les moteurs sont tellement menteurs que l’ignorance, faiblesse humaine fondamentale, remplit désespérément son vide intérieur de théories qui n’en sont pas ; sinon complotistes.

Le numérique nous tire vers le bas, à son minimal niveau : des 0 et des 1, du code binaire, un discours en noir et blanc, sans nuance, pour un retour à la vérité brutale de celui qui insulte le plus fort. Ce binaire numérique est désormais transposé en pédagogie hybride, un terme aussi péteux que le sont présentiel et distanciel. Mais bon, peu importe, on n’est plus à cela près, l’heure est beaucoup plus grave. Pendant que je vous écris ceci, de façon aussi inutile que sans perspective, l’ordinateur tourne, la connexion clignote, le wifi carbure, l’écran m’éclaire, le bluetooth du clavier et de la souris vide leur lithium, le colombite-tantatile du portable chauffe au maintien de son dialogue permanent avec tous les réseaux du monde.

Pendant que je vous écris, le climat se réchauffe, la biodiversité dégringole, la démographie humaine augmente, le shopping reprend et les ressources s’épuisent. Nous sommes présents sur cette Terre, mais je pense en fait que nous en sommes déjà absents. C’est comme avec les élèves. Nous sommes tous présents au cours, devant nos écrans, mais en fait, nous sommes désormais absents les uns des autres. Être humain, ce n’est pas regarder une vidéo, c’est vivre avec les corps. En présence. Cette société méritocratique mérite de mourir et c’est logique : notre monde est un monstre autophage.

« Et vous, qu’en pensez-vous ? » comme dirait l’autre. Vous, présent quand j’écris ici et absent lorsque je lève les yeux.

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