Quand le digital s’empare de l’école

Mise en ligne: 7 janvier 2021

En cette période de crise sanitaire, les propositions de substitution au contact sensitif ont surgi quasi mécaniquement comme des évidences : télétravail, e-learning, visioconférences et webinaires pendant les heures de travail et son temps libre, on se connecte encore, pour voir ses ami.e.s faire des achats, pratiquer des loisirs ; comme le sport, la danse et même l’amour. Bref, le numérique est au centre de notre vie à tous les niveaux. Cependant, certaines voix au pouvoir se font entendre … Il est question de la pérennisation de cette manière de travailler, d’apprendre, de s’épanouir et de vivre. Mais à quel coût pour notre société ? Dans cet article, on se focalisera sur les conséquences de l’utilisation du digital dans l’enseignement secondaire au travers du témoignage de Maarten Cuypers, enseignant et Ingénieur Civil, il travaille depuis 5 ans comme professeur dans un athénée néerlandophone à Bruxelles et vit à Anderlecht. Propos recueillis par Joris De Beer

Pénurie d’enseignants et nouvelles vocations

Pendant une quinzaine d’années, j’ai travaillé en tant qu’ingénieur en Europe et en Afrique, particulièrement dans le secteur de l’environnement, pour différents bureaux d’études, mais aussi, en début de carrière, en tant qu’ingénieur de gisement pour l’industrie pétrolière. La logique managériale et commerciale du secteur privé, y compris dans les bureaux d’études, commençait à peser sur ma motivation. J’avais envie de m’engager de manière plus structurelle pour une société meilleure. L’enseignement m’est apparu comme une bonne alternative. Ensuite, c’est la pénurie d’enseignant.e.s, notamment en sciences, qui m’a interpellée. Des amis me voyaient bien dans ce rôle d’enseignant et cela fait maintenant 5 ans que j’enseigne la chimie et les sciences naturelles à des élèves de la 4ème à la 6ème année de l’enseignement secondaire général néerlandophone.

Il était une fois "enseignement et digital", avant la pandémie

Pour commencer, l’exploitation digitale dans l’enseignement existait déjà avant le confinement. En Belgique néerlandophone, l’utilisation de la plate-forme “Smartschool » [1] est la norme depuis plusieurs années, mais elle est surtout utilisée pour l’organisation et la communication avec les élèves (boite e-mail, messagerie, échanges de fichiers, gestion d’agenda, etc.). Cependant, elle est beaucoup moins utilisée comme outil pédagogique. Pour certains projets, les élèves travaillent ensemble dans un « Google Drive » [2]. Certaines écoles et certains professeurs utilisent « Google Classroom » [3] et expérimentent des applications de toutes sortes, comme par exemple « Kahoot » [4], un système d’évaluation à choix multiples.

Quelques écoles ont un programme plus avancé au niveau digital, mais ce n’est pas du tout la norme. L’utilisation des outils digitaux de manière pédagogique en secondaire dépend beaucoup de l’initiative, de l’intérêt et des compétences de l’enseignant.e. L’enseignement digital et à distance est, pour la plupart des professeurs, quelque chose de totalement nouveau.

Conséquences de la crise sanitaire dans le monde de l’enseignement et passage du présentiel au digital

La génération Z est née sous l’expansion des outils digitaux et le développement numérique, alors une question se pose ; comment s’est déroulé le passage du présentiel au digital aux yeux de ces jeunes élèves, mais aussi des professeurs ?

Premièrement, pour limiter le nombre d’heures devant les écrans, certains cours considérés comme « moins importants » ont été supprimés. Pour mes élèves, ce sont les cours de morale, de religion et de gymnastique qui ont été suspendus.

Lors du passage du présentiel au digital, chaque professeur a dû se débrouiller seul, en fonction de ses compétences et de ses expériences dans le domaine. Les directives et les supports étaient quasi inexistants. Pour ma part, je me suis principalement organisé via Zoom [5]. Je voulais respecter les horaires normaux et fonctionner plus ou moins de la même manière qu’en classe, en interaction directe avec les élèves. Je crois qu’ils ont apprécié ce choix, à l’exception des horaires très matinaux où leur présence a été moins assidue. L’avantage c’est qu’avec Zoom on peut enregistrer, ce qui m’a permis de mettre les sessions à disposition des élèves qui avaient, ou qui n’avaient pas assisté à l’un ou l’autre cours. Pas mal d’enseignant.e.s ont opté pour ce type de fonctionnement (par Web-ex [6], Zoom, Skype [7]…), ils permettent de donner des cours « live », de poser des questions, d’interagir… D’autres enseignant.e.s ont opté pour le mode « projet », qui consiste à faire des recherches par les élèves et/ou des productions de travail.

Inégalités face à l’accès aux outils numériques

L’école a mis à leur disposition des appareils, mais ce n’est malheureusement pas le cas dans toutes les écoles. Certains élèves ont certainement eu moins de possibilités d’accrocher, de par leur situation familiale difficile et/ou leur situation socio-économique précarisée (familles nombreuses, espace limité dont ils disposent, partage de leur chambre ou de l’ordinateur…). Beaucoup ont décroché. Cette période était clairement difficile pour la plupart des élèves.

Dialogue élèves-professeurs bafoué par le numérique

Au regard de mon expérience personnelle, je peux affirmer que la qualité du contact avec les élèves est nettement meilleure en présentiel. On voit leur visage quand ils entrent dans la classe, on les voit interagir entre eux, tous ces petits éléments donnent un tas d’informations utiles au professeur pour bien commencer son cours. En digital, même si par Zoom on est en communication directe avec les élèves, c’est fort différent. Certains élèves ne veulent pas utiliser la caméra et c’est leurs droits, ils sont dans leur espace privé et nous ne pouvons pas leur imposer son utilisation…

Au total, j’ai 170 élèves, mais j’ai des collègues qui en ont environ 300. C’est déjà difficile de les suivre individuellement en présentiel, alors en digital c’est impossible. Je ne suis pas opposé à l’utilisation du digital dans l’enseignement, il faut creuser les possibilités, expérimenter.

Cependant, pour préserver la qualité du dialogue et le contact avec les élèves, le présentiel restera toujours primordial. En tout cas, lorsque l’occasion d’organiser du présentiel se présente, j’essaie toujours de la saisir !

Le choix de désigner certains cours comme étant « prioritaires » m’a étonné. Pendant cette période exceptionnelle, il me semble important de créer des espaces de parole pour les élèves plutôt que de se focaliser sur la transmission de connaissances. D’autre part, en connaissant la vision du ministre flamand compétent pour l’enseignement (Ben Weyts, NV-A), ce choix n’est peut-être pas étonnant.

Qu’en est-il des choix gouvernementaux ?

Le fait de désigner certains cours comme étant moins importants que d’autres sont le reflet d’un choix idéologique et politique qui se discute. Par exemple, la décision de supprimer le cours de gymnastique dans une période où les gens éprouvent le besoin de bouger et de respirer…

J’ai aussi eu l’impression que ce choix s’est fait rapidement, parce qu’on pensait que le confinement n’allait pas durer longtemps. Les titulaires de classe ont eu un rôle important : chaque semaine, ils organisaient un moment d’échange informel avec leurs élèves pour évoquer les problèmes liés au contexte scolaire, à la situation contextuelle, à leurs problèmes familiaux et personnels. Ils ont également pris des contacts individuels avec l’un ou l’autre élève quand ils l’estimaient nécessaire (problèmes personnels, etc.). Les profs ont agi à leur propre initiative. Selon moi, il est toujours possible de sortir du cadre strict des programmes pédagogiques pour faire le lien avec l’actualité, mais cela exige de la flexibilité et de la créativité pour les enseignant.e.s, qualités dont certains collègues sont dépourvus.

Futur de l’enseignement, rôle du digital et alternatives

Nous constatons que certains changements semi-définitifs se profilent : le télétravail deviendra de plus en plus la norme et de nombreux secteurs sont amenés à s’organiser à distance et en digital.

Face à ça, je pense que cette crise nous offre l’occasion de réfléchir à des alternatives. Par exemple, à se questionner sur une autre organisation de l’enseignement en général. Je me suis également questionné sur nos réactions si cette crise avait eu lieu dans les années 90, en l’absence d’outils digitaux.

Si nous sommes confrontés à de tels moments de risques élevés de contamination en classe, c’est peut-être le moment de sortir. Nous avons testé cette hypothèse avec un projet autour de la collecte d’eau dans une cuve, il s’agissait d’une initiative des professeurs de sciences particulièrement, mais d’autres professeurs y ont participé, y compris des professeurs de langues. Un collègue du cours de morale a l’habitude de donner cours à l’extérieur, alors oui, des alternatives existent, mais elles exigent de la flexibilité au niveau du système, de la direction et des enseignant.e.s eux-mêmes. Dans cette période difficile, pourquoi ne pas organiser des balades en forêt par exemple ? Les élèves ont besoin de souffler, de sortir de leur maison. Mais ce n’est pas évident. Notre cadre est restreint et ne nous permet pas de prendre ces libertés. Toutes les excursions extra-scolaires ont été annulées par précaution. Pourtant, c’est possible d’en faire certaines. En Suède, par exemple, on sort plus facilement du cadre scolaire pour enseigner à l’extérieur.

Concernant le futur du numérique dans l’enseignement, nous vivons une époque où le digital est omniprésent et nous devons l’intégrer, l’expérimenter et en parler. J’ai commencé à enregistrer des expériences scientifiques en vidéo pour que les élèves puissent les regarder à leur aise. Par la suite, on peut en discuter en classe. Certains élèves contestent les théories des professeurs, s’appuyant sur des connaissances alternatives qu’ils ont trouvées sur internet, c’est une bonne chose et ça permet de susciter le débat, de découvrir et d’apprendre ensemble.

Dans le futur, le rôle de formateur – facilitateur prendra sans doute plus de place par rapport à celui de professeur « transmetteur de savoirs ». C’est peut-être le moment de repenser notre modèle d’enseignement où l’élève est en classe toute la journée pour suivre 7-8 cours. On a probablement l’impression que ce modèle a toujours existé et doit éternellement se poursuivre, alors que d’autres alternatives s’ouvrent à nous. Les jeunes peuvent apprendre plein de choses, autrement et dans un autre contexte.

A mon niveau, et je ne le répéterai jamais assez, si les conditions le permettent, le présentiel et la rencontre avec les élèves, resteront toujours au centre d’un enseignement de qualité. Quant au digital, il peut être au service de cette rencontre. Je ne vois pas comment un environnement digital, même avec toutes les possibilités techniques qu’il offre, peut remplacer la particularité des cours en présentiel avec un.e enseignant.e. Dans un enseignement purement digital, le rôle du professeur risquerait de disparaître. Le résultat final serait une annexion de l’école par la technologie ; et ce au profit de quelques multinationales et avec des effets dévastateurs aux niveaux environnemental et social.

Conséquences potentielles d’un monde digitalisé : impact environnemental et capitalisme de surveillance

Il est évident que le numérique exige de plus en plus de ressources naturelles, et nous ne sommes pas encore dans un système d’économie circulaire. En même temps, j’essaie de ne pas m’enfermer dans une réflexion dichotomique. C’est difficile de vivre en harmonie parfaite avec la nature, mais on peut faire plein de choses en tant qu’individu. L’utilisation responsable des moyens digitaux fait partie de cette philosophie. En tant que professeur, je pense avoir plus d’impact en agissant autrement, en adoptant une autre façon de vivre, qu’en pratiquant la sensibilisation passive des élèves en classe quand, par exemple, j’essaie de démontrer aux élèves qu’en lien avec les problèmes d’impact environnementaux et sociaux, j’ai fait le choix de n’avoir ni smartphone, ni voiture ou vélo électrique. Je pense que ce sont ce type d’exemples que les élèves retiennent.

Le film documentaire « Le dilemme social (Netflix, 2020) » met en évidence la réalité inquiétante du monde digital et du « capitalisme de surveillance » : tout ce qu’on fait sur internet est enregistré, ces données sont ensuite utilisées pour nous bombarder avec des pubs ou même pour nous manipuler avec des fake news ou des algorithmes qui ciblent les résultats de nos recherches… Bref, le digital nous transforme en produit consommateur et manipule nos opinions au profit de quelques multinationales… Est-ce que les élèves sont-conscients de cette réalité ? J’ai l’impression qu’en général, ils n’en sont pas du tout conscients, comme beaucoup d’adultes d’ailleurs. Quand un élève utilise son smartphone dans la classe, j’essaie de saisir cette opportunité pour en parler, de discuter avec eux de ce qui se passe avec leurs informations de recherches, leurs activités sur Facebook, Instagram, Snapchat, YouTube, etc.

Dans ce même film documentaire, on apprend qu’un enfant qui est sur Facebook ou YouTube a plus de valeur économique qu’un enfant qui joue dehors. C’est la logique économique qui pousse clairement l’enfant à être derrière un écran. Cet intérêt économique est également présent dans le contexte scolaire, l’idée romantique de l’école comme domaine public ne correspond plus du tout à la réalité. Il est donc important d’en parler en classe, surtout dans le contexte actuel, où l’on a l’impression que le digital doit remplacer le présentiel, quasi automatiquement, sans trop poser des questions.

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[1Plateforme digitale pour l’enseignement Néerlandophone, développé par SmartbitSARL, une petite entreprise PME basée en Flandre.

[2Système d’organisation et de partage de fichiers, de dossiers appartenant à Google.

[3Outil digital qui aide les élèves et les enseignants à organiser les devoirs, à renforcer la collaboration et à améliorer la communication. Appartient à Google, c’est la 3ème plus grande entreprise de technologie Américaine, de valeur > 1000 milliards de dollars.

[4Application d’apprentissage ludique, surtout pour créer des QCM interactifs. Kahoot est développé par une université Norvégienne et appartient actuellement à des investisseurs norvégiens et américains (dont Microsoft et Walt Disney Company).

[5Société Américaine de service de téléconférence, fait partie des top 20 entreprises technologiques aux EU, valeur > 100 milliards de dollars

[6WebEx Communications Inc.est une société américaine offrant des services logiciels de visio conférence et de web conférence à la demande. Web-x, valorisé à plusieurs milliards de dollars appartient à Cisco (multinationale des E

[7Logiciel d’appel téléphonique et de visioconférence, valant plusieurs milliards de dollars, Skype appartient à Microsoft, une des plus grandes multinationales au niveau mondial.